Messe à 4 Choeurs - Charpentier

Messe à 4 Choeurs - Charpentier ©
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Eclats mêlés

A un moment donné, la musique baroque était musique contemporaine. Comme cette dernière, elle a éclos « en état « d’indivision » … (lorsque) les fonctions d’interprète et de créateur se complètent ou se confondent », analyse David Vandiedonck (Musiques baroque et contemporaine : l’interprétation e(s)t la médiation in Etudes de communication, 21/1998). Ainsi en est-il de l’enregistrement du Cantique des trois enfants dans la fournaise. Fécondé par la coopération entre le créateur, Philippe Hersant, et les interprètes, Sofi Jeannin (directrice musicale de la Maîtrise de Radio France) et Olivier Schneebeli (directeur des Pages et des Chantres du Centre de Musique Baroque de Versailles), cet ouvrage est né le 17 mai 2015, lors du Festival International des Chœurs et des Voix d’Abbeville.

Or, ce binôme originel (créateur et interprète) est soumis à l’épreuve de l’espace et du temps.

Ainsi, lorsque le compositeur est éloigné de ses interprètes, les conditions d’exécution de son opus peuvent être prescrites sur divers supports. Quelquefois de façon pointilleuse. Tel Heinrich Schütz (1585-1672) dans ses Vorreden (avant-propos) ou ses avertissements ad benevolum Lectorem (au lecteur bienveillant). Voire en multipliant les didascalies (indications de jeu) griffonnées en marge de la partition manuscrite. Comme celle de la Messe à quatre chœurs H4 de Marc-Antoine Charpentier (1643-1704).

Dans un second cas de figure, notamment lorsque la disparition inéluctable du créateur rompt définitivement toute possibilité d’interaction avec l’interprète, le rôle de ce dernier prend une autre dimension. L’œuvre originale s’inscrit alors dans un processus de médiation au cours duquel la dimension artistique de l’interprétation est enrichie de la contribution d’autres partenaires. Ici, le Centre de Musique Baroque de Versailles (CMBV) compte parmi les plus éminents.

Car nous ne doutons pas qu’Olivier Schneebeli ait pu trouver, dans cette prestigieuse institution, de précieux conseils pour guider l’interprétation de la Messe à quatre chœurs de Charpentier. Cette messe, nous nous en étions déjà imprégnés lors de notre expérience sonore immersive sous les ors de la Chapelle royale de Versailles, le 31 mars 2019. Nous en avions rendu compte dans une chronique. Nous y explorions alors le contexte de sa création et tentions de saisir le caractère de ce monument polychoral. Afin de ne pas indisposer notre lecteur par une accumulation de redondances, nous l’invitons à la parcourir. Ainsi que son complément, arrimé à l’enregistrement de cet opus par l’Ensemble Correspondances (Harmonia Mundi, 2020).


Page d’ouverture de la Messe à quatre chœurs – Marc-Antoine Charpentier, Mélanges autographes, Gallica, BnF

Alors que Sébastien Daucé engage les voix dès la première mesure du premier Kyrie (comme le suggère la partition autographe), Olivier Schneebeli développe, au préalable, une forme de captatio benevolentiae instrumentale (inspirée d’une technique oratoire cherchant, au début de l’exorde, à s’attirer l’attention bienveillante des auditeurs). Elle est logiquement emmenée par les violons. Car, conformément aux indications manuscrites de Charpentier, « tout le Kyrie est (accompagné) aux viollons ».


Jean-Jacques Olier, Explication des cérémonies de la messe (1687), Gallica, BnF

Le premier cri d’imploration emprunte un chemin ascensionnel sur le plan harmonique (progression par demi-tons) et vocal (entrées successives des graves jusqu’aux dessus). Par degrés, se propageant d’un chœur à l’autre, l’invocation élève « l’âme au-dessus de la chair… pour l’attacher à Dieu », expliquent, de conserve, la musique de Charpentier et L’esprit des cérémonies de la messe publié en 1656 par le créateur du premier séminaire français, Jean-Jacques Olier (1608-1657). Les dessus finissent par dominer l’harmonie musicale. Comme pour donner une consistance sonore aux « neufs chœurs angéliques » évoqués par ce dernier. Cette représentation est d’autant plus suggestive que les Pages du CMBV projettent leurs tonalités séraphiques vers les voûtes célestes. Hormis ce mouvement en direction du Ciel, la musique de Charpentier révèle les sentiments contradictoires qui tiraillent l’âme chrétienne. Cette lutte sera finalement couronnée par le triomphe de l’espérance (massivement soutenue par les quatre chœurs homophones) sur la culpabilité (scellée par de discrètes dissonances).

Le Christe signe un changement complet d’atmosphère car, selon les prescriptions de Charpentier, les « viollons » ne jouent plus. Plus intimiste que l’adresse au Père tout puissant, son climat apaisé témoigne des relations de proximité qu’entretiennent les hommes avec la divinité faite homme. Charpentier lui donne l’allure d’une prière de reconnaissance en mémoire de l’acte d’amour suprême accompli sur la croix. Sur un tempo contemplatif, les voix des solistes s’imbriquent, entrant en fusion spirituelle avec le Christ-Sauveur. Ainsi l’imploration se métamorphose-t-elle en tendre déclaration d’amour.

Charpentier n’a pas mis en musique le second Kyrie. Plus précisément, il commande la reprise du premier mais en intervertissant les rôles entre les quatre chœurs. Assez peu sensible au disque, l’effet de spatialisation était nettement plus perceptible lors de notre concert versaillais. Car la vue confirmait ce que l’oreille distinguait.

Dans le Gloria, l’esthétique de Charpentier reflète fidèlement la théologie de la liturgie d’alors. A l’image de la gestuelle du célébrant dont « les mains jointes… pendant le Gloria… signifient l’unité de la religion dans le ciel », explique Jean-Jacques Olier. Le regard du fidèle, comme l’oreille de l’auditeur, s’orientent donc vers les anges érigés en exemples d’adoration joyeuse. Car, poursuit-il, rien n’altère jamais leur béatitude ni ne diminue les louanges qu’ils adressent au Très-Haut. A l’opposé des hommes « dont l’esprit borné » les plonge « dans les larmes et les afflictions des pénitences », souligne-t-il. Deux caractères que Charpentier illustrera dans son commentaire musical de cet hymne liturgique.

Les deux premiers versets du « cantique du ciel » (Jean-Jacques Olier) ont été chantés aux hommes par les anges, la nuit de Bethléem (d’où son appellation alternative d’Hymne des Anges). Afin de sceller la relation entre les sphères célestes et terrestres, Charpentier répartit ces deux versets entre deux ensembles vocaux. Il confie d’abord à un soliste du dessus choisi dans chacun des quatre chœurs, l’entonnaison de l’incipit. Et pour renforcer l’impression de sa provenance céleste, seul un filet d’orgue accompagne les voix aériennes de ces quatre Pages. Il associe ensuite les hommes à ce mouvement de louange. Les quatre chœurs célèbrent, dans un vigoureux unisson illuminé par les « viollons », la paix qu’instaurent, sur terre, les hommes de bonne volonté. L’homophonie empreinte de sérénité se mue ensuite en polychoralité. Gonflés par l’enthousiasme, chacun des chœurs exalte successivement l’une des pratiques possibles de la piété (louer, bénir, adorer, glorifier). Avant de communier dans un chant d’action de grâce révérencieux célébrant, lors d’une courte séquence homophonique à l’allure solennelle, la gloire infinie de Dieu (propter magnam gloriam tuam).

Après les anges, place à l’humanité pécheresse. L’invocation de la divinité trinitaire est confiée aux solistes des quatre chœurs (tailles et basses). Dans un subtil entrelacs de voix, ils implorent le pardon des péchés. Les lignes vocales ornent le texte de broderies aux points serrés. L’inquiétude suinte de cet écheveau vocal, laissant même échapper de douloureuses dissonances au moment de crier grâce. Charpentier porte manifestement une attention particulière à ce passage d’une complexité technique toute italienne. Car il juge nécessaire de doubler les notes de sa partition de précisions d’exécution telles que : « les deux basses se rejoignent et chantent la même chose » au moment du suscipe deprecationem (ayez pitié de nous). Par contraste, les solistes du dessus s’adressent directement au Christ qui sedes ad dexteram Patris (qui est assis à la droite du Père). Le choix des voix éthérées pour communiquer avec le Fils se nourrit de l’image (suggérée par une interprétation allégorique du Cantique des Cantiques) des relations amoureuses entretenues entre l’Epoux (le Christ) et l’Epouse (l’Eglise ou l’âme individuelle). Ce qui justifie, par exemple, le tempo plus alerte animant l’intervention des dessus.

A grand renforts de « viollons », les chœurs célèbrent enfin « la royauté de Jésus-Christ (qui) s’étend sur tout le monde » (Olier). Dans une alternance de tutti et de combinaisons solistes (sans les violons) calquées sur le « Petit chœur » initié par Nicolas Formé (1587-1638), la figure du Christ est saluée tantôt sur un mode jubilatoire, tantôt avec tendresse. Avant que le tutti ne lui associe les deux autres personnes trinitaires pour envelopper ce Gloria dans la majesté d’un Amen réconfortant.

« Jésus-Christ n’a pas plutôt achevé de prêcher son Evangile, d’annoncer sa parole et de publier sa doctrine, que l’Eglise, sa chère Epouse, obéissante à sa voix et parfaitement soumise à son instruction, s’écrie à haute voix : Credo, je crois ». Ne banalisons pas ce propos de Jean-Jacques Olier car, à son époque, et plus encore à celle de Charpentier, réciter, chanter… ou même crier cette profession de foi revenait à déclarer son appartenance (au moins formelle) à l’Eglise catholique romaine. En effet, « dans la seconde moitié du (XVIIème) siècle, la peur des déviances religieuses focalise l’attention des hommes d’Eglise » (Antoinette Gimaret, La réception ambiguë d’une figure mystique au XVIIème siècle : le « cas » Marie des Vallées, Revue de l’histoire des religions, 3/2012). Pour en mesurer l’acuité, prenons justement l’exemple de Marie des Vallées (1590-1656). Fille de paysans pauvres normands, appelée aussi « la sainte de Coutances », elle a été reconnue comme « mystique véritable » par saint Jean Eudes (1601-1680). Or, elle prétend, entre autres choses, avoir entendu, dans l’une de ses visions, le Fils (la deuxième personne de la Trinité) s’adresser à l’homme Jésus-Christ, niant ainsi « l’union, en Christ, des deux natures humaine et divine défendue par le dogme catholique ». Pour sauvegarder son unité, l’Eglise devait absolument réagir à ce type d’extravagance théologique. Aussi réaffirme-t-elle « la nécessaire appartenance à une orthodoxie communautaire » de tous ses fidèles, sans exception. Et c’est dans cette perspective que la récitation du Credo catholique prend tout son sens. Son texte « n’est pas seulement un contenu, mais la reconnaissance d’une obéissance partagée, à l’intérieur d’une communauté ». Vient ensuite le moment de sa mise en musique. Deux théologies vont se superposer : celle de l’Eglise officielle et celle, plus personnelle, du musicien. Car il est difficile de ne pas distinguer des messages subliminaux dans les ruptures ou les répétitions, les développements singuliers et les ornements appuyés. Le Credo de la Messe à quatre chœurs ne fait pas exception.

Comme le précise Charpentier dans son manuscrit, « le prêtre entonne credo in deum (!)» en plain-chant liturgique. Sur un plan musical théologiquement éclairé, il divise ensuite le texte en cinq parties distinctes.

La première (six premiers versets) exalte l’œuvre de la Création du Père. La distribution vocale y est finement ajustée au texte. Ainsi, sur un mode quasiment homophonique, les quatre chœurs saluent pieusement le Père tout-puissant (Patrem omnipotentem). Mais ils se séparent pour figurer la diversité de sa création (le ciel et la terre, le visible et l’invisible). Un même unisson honore ensuite le Fils unique. Mais ils alternent pour décliner chacune des composantes du principe de consubstantialité (le Père et le Fils partageant une même essence divine). Une à une, celles-ci sont reprises en écho. Hormis le genitum, non factum (engendré, non pas créé) répété à quatre reprises. Cette amplification réagirait-elle à certaines disputes théologiques relatives à la nature divine du Christ ? Rappelons-nous Marie des Vallées ! Enfin, le sixième verset adopte la forme d’une transition. Il annonce, avec la vigueur que procure l’Espérance, l’arrivée prochaine du Messie. Avant de contempler, dans un murmure, sa descente du ciel (descendit de caelis).

La seconde (cinq versets), consacrée au Fils, déroule la chronologie de la Rédemption. D’abord, dans un unisson parfait, les quatre chœurs explorent paisiblement le mystère de l’Incarnation. La tendresse ouate chacune de ces notes délicatement étirées tandis que des harmonies chaudes et charnelles imprègnent chacun des mots du texte. Un attendrissant moment de grâce. Trois solistes (comme les trois croix dressées sur le Golgotha ?) s’inclinent maintenant devant l’image de la souffrance du Christ crucifié. Et c’est bien sur la souffrance que Charpentier veut attirer l’attention des auditeurs lorsque, tissant sa sombre toile sonore, le terme passus (a souffert) affleure à neuf reprises (chiffre hautement symbolique car, selon la tradition, Jésus meurt à la neuvième heure). Par ailleurs, rien de tel pour toucher les cœurs, conformément aux directives de la Contre-Réforme catholique, que ces longues plaintes acérées. Rompant la « grande pause » prescrite par Charpentier, l’amorce d’une fugue ardente amplifie la dynamique pascale, celle de la Résurrection. De même, une saisissante marche harmonique ascendante issue de la profondeur des graves entraîne le Christ dans son Ascension. D’ailleurs, cette vignette sonore est particulièrement figurative lorsqu’elle représente le personnage divin gravissant l’échelle chromatique tandis que les voix du dessus l’environnent, virevoltant à la manière des putti qui se répandent alors sur les peintures sacrées. Le récit est couronné par l’annonce du Jugement dernier. Un jugement que ne craint pas le juste si l’on en croit l’atmosphère paisible dans laquelle baigne la représentation du Christ, assis ad dexteram Patris (à la droite du Père). En revanche, Charpentier fait œuvre militante lorsque « toutes les voix récitantes » (manuscrit) proclament l’éternité de sa souveraineté. En martelant un non péremptoire, entendait-il affirmer, comme Antoine Arnauld (1612-1694) dans ses Sermons de saint Augustin sur les Psaumes (Tome 1, 1683), que la colère du vrai Dieu surpassera « l’Antéchrist qui passera (pourtant) pour être si heureux aux yeux des hommes, qu’ils le regarderont comme un Dieu » ? En effet, le contexte historique est alors marqué par le recul de l’emprise de la religion sur la société. Ce qui favorise l’effervescence de « l’incrédulité » et la résurgence de thèses annonçant le jour où le fils du diable, l’Antéchrist, installera son autorité sur la terre. Il n’en sera rien, proclame le compositeur lorsqu’il tambourine ce cujus regnit non erit finis (son règne n’aura pas de fin).

La troisième invocation (deux versets) s’adresse au Saint-Esprit tandis que la quatrième (un verset) proclame l’unité de l’Eglise. D’une façon générale, l’écriture musicale adopte un profil largement homophone. Un passage fait cependant exception lorsque deux masses sonores distinctes finissent par s’étreindre pour matérialiser la filiation du Saint-Esprit pour ne former qu’une personne, avec le Père et le Fils (Patre Filioque procedit). Par ailleurs, Charpentier joue en permanence sur des effets de spatialisation. Ainsi, trois chœurs énoncent, de trois lieux différents, l’une des propriétés de l’Eglise (unam, sanctam, catholicam) avant de rejoindre le quatrième pour magnifier sa mission apostolique (apostolicam). Un manifeste sonore qui entre vraisemblablement en résonance avec la politique religieuse de Louis XIV (1638-1715). Car, bien avant la révocation de l’Edit de Nantes, le souverain est à la recherche des voies et moyens pour rétablir l’unité confessionnelle dans son royaume.

La conclusion (deux versets) est celle de la profession de foi individuelle. Aussi, la reconnaissance de la vertu purificatrice du baptême est-elle logiquement confiée à quatre solistes. Plus précisément, à une voix grave affleurant de chaque chœur. Sur un continuo méditatif, ces quatre basses révérencieuses retissent le lien rompu par le péché originel. Un lien consolidé par une écriture en imitation dont les lignes s’entrelacent jusqu’à n’en plus faire qu’une. A l’opposée, Charpentier livre le dernier verset à une chorégraphie finement travaillée. Il campe d’abord l’attente (expecto) dans un unisson égrainant un chapelet de rondes. Le spectacle de la résurrection des morts s’illumine ensuite de croches tourbillonnantes tandis que l’Amen éclaire la paisible destinée ultime du croyant.

Un Ciel auquel conduit maintenant le Sanctus. Avec les célébrants, explique Jean-Jacques Olier, les croyants disent, dans cette quatrième prière de l’ordinaire de la messe « que Dieu est si saint en lui-même qu’ils sont obligés de s’incliner et de protester hautement qu’il faut s’anéantir en sa présence ». Aussi, l’acclamation de la sainteté de Dieu s’élève-t-elle, comme une vapeur d’encens, dans un quasi-unisson des quatre chœurs. Une volute vocale dense, capiteuse et dévotieuse. Les notes révérencieusement étirées formant une kyrielle de louanges à la gloire de Dieu. Après ces trois acclamations qui ondulent de chœur en chœur, Charpentier fait chanter l’orgue (« l’orgue joue », sans plus de précision dans le manuscrit). Il s’agit sans doute de l’application pure et simple d’une recommandation figurant dans le premier cérémonial post concile de Trente, celui que le pape Clément VIII (1536-1605) publie en 1600. Ce texte indique que le Sanctus serait chanté en alternance avec l’orgue. Si telle était l’intention, la ritournelle embryonnaire et corsetée déléguée ici aux instruments nous semble faire assez pâle figure. Les chœurs contemplent enfin, toujours sur le ton de la célébration déférente, le ciel et la terre remplis de sa gloire. Constat qui provoque l’explosion joyeuse d’un Hosanna in excelsis témoignant de l’espoir que placent les croyants dans la bienveillance divine.

Dans la messe qu’anime Charpentier, le Sanctus est divisé en deux parties distinctes. Ce type de fragmentation se rencontre couramment dans les messes de l’époque, expliquent Eugène de Montalembert et Claude Abromont (Guide des genres de la musique occidentale, Fayard, 2010). Et d’ajouter : « destinés aux messes du roi (et de quelques autres chapelles), les 48 Motets pour l’Elévation… de Marc-Antoine Charpentier… étaient chantés sur des textes variés « à l’heure qu’on lève l’hostie », (plus précisément) entre « Hosanna » et « Benedictus » ».  Exactement ce qu’indique le manuscrit de Charpentier lorsqu’il précise que le Benedictus est chanté « après l’élévation ».

Durant cette pause marquée dans le chant du Sanctus, le célébrant consacre le pain et le vin qui, en vertu du phénomène surnaturel de la transsubstantiation, se convertit en corps et en sang du Christ. Afin de sublimer les gestes ritualisés du célébrant, deux Pages, Clélia Horvat et Timothée de Touzalin, poétisent admirablement le « vrai corps » du Christ avec l’Ave verum corpus H 233 choisi, pour la circonstance, par Olivier Schneebeli. Cette méditation sur la présence réelle de Jésus fait œuvre de militantisme. A un double titre, d’ailleurs. D’abord, sur le plan dogmatique, car il se dresse contre la consubstantiation luthérienne. Ensuite, en matière musicale, lorsque ses accents célestes entendent séduire les âmes sur le terrain même où les cantiques stimulent la foi protestante. De fait, ce petit motet agit comme un charme. Charpentier découpe ses huit versets en quatre sections, chacune d’elle étant enchantée par des combinaisons vocales et instrumentales miroitantes. Dans la première, le texte est récité successivement par chacune des voix. Avant sa reprise. D’abord par les voix réunies. Puis convertie en forme de ritournelle instrumentale qui assurera ensuite la fonction d’intermède. Les voix se répartissent ensuite les deux sections suivantes avant de se rejoindre, dans la dernière, pour apaiser l’âme redoutant in mortis examine (l’épreuve de la mort). Les voix du dessus conjuguées à l’aigu des violons impriment un caractère mystique à la poésie sombre de ce texte. Du flux rythmique régulier et de l’élocution paisible des petits chanteurs s’épanouit une seule image en forme de madrigalisme. Celle du sang eucharistique qui s’écoule du cœur transpercé de Jésus (fluxit cum sanguine).

Le Benedictus prolonge d’abord ce moment de grâce. Plus qu’une simple musique, celle de Charpentier projette une image animée. Celle d’une communauté qui se constitue peu à peu dans un mouvement en imitation forgé par trois solistes du premier chœur. Car, explique Jean-Jacques Olier à propos du Sanctus, Dieu « veut tout unir ensemble ; il unit la prière des Juifs et des gentils ; il unit l’Eglise latine, la grecque et l’hébraïque ». Et, plus encore qu’une image animée, il charpente cette unité jusque dans les répartitions vocales. Car, écrit-il dans son manuscrit, « toutes les voix du premier chœur se mettent avec les autres chœurs » pour une reprise jubilatoire du Hosanna.

De chœur en chœur se lève un Agnus Dei déférent. Dans les ingrédients de sa pâte sonore, la culpabilité du pécheur le dispute à la compassion ressentie envers l’Agneau pascal sacrifié pour le rachat de ses péchés. Notons que, cette fois, le chant alterné de cette invocation se conforme au cérémonial de Clément VIII. Souvenons-nous. Celui-ci recommande son exécution en alternance avec l’orgue afin de réagir au principe calviniste interdisant toutes les formes musicales dans la liturgie. De fait, la première et la troisième sont chantées tandis que la seconde est confiée aux instruments. Sur un tempo évoquant une chaconne, les pèlerins-pécheurs s’engagent sur un chemin d’oraison. D’abord, avec humilité, les deux premiers chœurs invoquent alternativement l’Agneau de Dieu. Ils gravissent ensuite une échelle chromatique pour solliciter le pardon (qui tollis peccata mundi). Un dernier degré sera franchi lorsque les deux autres chœurs, accompagnés « des viollons », les rejoignent pour amplifier l’appel et recevoir le pardon (miserere nobis). Cet Agnus adopte le style d’une danse méditative saisissante d’efficacité spirituelle.


Nicolas Formé, Missa hanc duobus choris, Gallica, BnF

Le Domine salvum fac regem (Seigneur, sauve le Roy) ouvre la dernière séquence de la messe. « Après la postcommunion », précise le manuscrit. Dans cette dernière prière d’action de grâce, la communauté invoque la protection divine sur celui qu’il a oint. Spécificité française, le dernier verset du Psaume 20/19 fournit le texte de l’hymne royal chanté dans toutes les églises de France jusqu’à la fin de l’Ancien Régime. Surtout depuis que Nicolas Formé l’a ajouté à sa Missa duobus choris (messe à deux chœurs) publiée en 1638, ce motet compte au nombre des compagnons de route de l’absolutisme monarchique initié par Henri IV (1553-1610).

Lorsqu’il met en musique ce simple verset, Charpentier distingue d’emblée deux actions : l’interjection et l’invocation. De la première, jaillissent de fervents Domine qui bondissent de chœurs en chœurs. L’effet de spatialisation est ici clairement restitué par la prise de son. Cette effervescence organisée représente l’image symbolique d’un Nation qui, des quatre coins (chœurs) de France, en appelle à Dieu pour protéger son roi. Image d’autant plus suggestive que, si les Domine tourbillonnent, la demande (salvum fac regem) réunit tous les chœurs dans une parfaite homophonie. L’invocation se précise dans un second temps. D’abord formulée par les « parties récitantes » (manuscrit), elle est amplifiée par les chœurs. Une fois encore, Charpentier décompose le texte en deux parties. Afin de souligner sa dimension temporelle, la bénédiction divine est d’abord sollicitée pour le moment présent (exaudi nos in die/ exauce-nous en ce jour). Par un jeu de reprises, elle s’élargit ensuite à toute la seconde partie du texte. Pour communier finalement dans une harmonie aux accords purement versaillais.

Enjambant près de 350 ans, Philippe Hersant trempe sa plume dans l’encrier de Marc-Antoine Charpentier. Ainsi dénoue-t-il le carcan du temps pour « concevoir une œuvre en regard de la Messe à quatre chœurs de Charpentier, qui serait joué dans le même concert » (in brochure accompagnant le CD). Il précise ensuite les termes de son défi esthétique : « j’ai adopté le même effectif choral et instrumental et la même disposition spatiale : quatre chœurs de dix-huit chanteurs… répartis aux quatre points cardinaux ». Le résultat est saisissant. Extrait de la même veine que le Cantique de Jean Racine composé en 1865 par Gabriel Fauré (1845-1924), les sons d’hier et d’aujourd’hui forment une chair musicale intemporelle. Hersant, notre Charpentier d’aujourd’hui ?

En tout état de cause, Marc-Antoine Charpentier et Philippe Hersant sont des messagers. Dans leurs œuvres, ils dissimulent du sens. Voulons-nous en saisir l’essence ? Pour Charpentier, nous en sommes réduits aux analyses savantes ou aux conjectures tandis que Philippe Hersant serait seul à pouvoir nous confier la véritable grille de lecture de son opus. Dans notre propos, nous laisserons donc parler notre cœur d’auditeur. Simplement. En toute humilité et subjectivité.

Si l’on en croit l’interprétation de cette œuvre filmée le 21 février 2019 à la Maison de la Radio, Olivier Schneebeli cède maintenant la baguette à Sofi Jeannin, directrice musicale de la Maîtrise de Radio France.


Antoine Godeau – Poésies chrétiennes, 1660, Gallica, BnF

Après avoir accepté la commande de Radio France, Philippe Hersant admet avoir hésité dans le choix du texte à mettre en musique. Jusqu’à ce qu’Olivier Schneebeli lui fasse découvrir les Poésies chrétiennes (1660) d’Antoine Godeau (1605-1672), évêque de Grasse. Mais aussi l’un des premiers membres de l’Académie Française que venait de fonder le cardinal Jean du Plessis de Richelieu (1585-1642). Il s’arrête sur les vingt strophes de la Paraphrase du Cantique des Trois Enfants mais n’en retiendra finalement que treize qu’il polit dans son Cantique des trois enfants dans la fournaise.

Antoine Godeau coiffe son poème d’un rappel de « l’argument » biblique inspiré du Livre de Daniel (3, 51-90) : « Nabuchodonosor ayant fait jeter trois jeunes hébreux dans la fournaise, à cause qu’ils n’avaient pas voulu adorer sa statue, l’Ange descendit du Ciel qui les préserva de la violence des flammes, au milieu desquelles ils chantèrent ce Cantique ».

Sur le plan purement mélodique, les trois premiers couplets ravivent le souvenir de la structure d’une aria da capo. En effet, même si le texte change, l’accompagnement instrumental du premier supporte également le troisième, à quelques nuances près. Imprégnons-nous d’abord de ces trois premières strophes.


Peeter Van der Borcht (1545--1608), Les trois hébreux dans la fournaise, Bibliothèque municipale de Lyon

Le contexte est effroyable : trois enfants sont livrés aux flammes. Or, l’ouverture du Cantique baigne dans une atmosphère apaisante dominée par des accents séraphiques. Les cordes graves pincées du théorbe sculptent un ostinato lancinant. Mais celui-ci glisse paisiblement sur un tapis feutré confectionné par les cordes. Trois pages, Louis Royer, Léna Genton et Thimothée de Touzalin se relayent pour ciseler un réconfortant hymne à l’Espérance. Celle de l’attente du salut pour l’éternité. A l’image des martyrs de la légende dorée marchant à la mort en chantant, la pureté de leurs timbres figure une âme en paix, malgré les corps suppliciés. Sublimement pur, le chœur des Pages les soutient dans leur foi, promettant le réconfort qu’apportera « la puissante main » du Seigneur. Enfin, solistes et chœur communient dans un chant d’action de grâce à la toute-puissance salvatrice de Dieu.

Dans le second couplet, le tutti décrit différents aspects de l’ultime destination de l’homme de foi. Notamment par le rythme, Philippe Hersant pratique trois césures dans le texte afin d’en distinguer musicalement trois dimensions. D’abord, un univers singulier façonné par la rencontre de deux masses vocales, comme pour engendrer « un nouveau ciel et une nouvelle terre » (Apocalypse, 21,1). Ensuite, adoptant la figure de style de l’accumulation, il scande les titres de gloire que professent les anges. Enfin, surgit l’image martiale du Deus Sabaoth (Dieu tout-puissant des armées), campée par un unisson redoutable écrasant les enfers.

Le troisième couplet constitue, en quelque sorte, une synthèse stylistique des deux précédents. Son texte gravit une courbe d’amplification. Naissant de la prière paisible des trois Pages bercée par le théorbe (Bénissez Dieu), il finit par resplendir dans les divins accords magnifiés par un tutti laudatif. A peine le balancement envoûtant des phrases musicales est-il suspendu par une vocalise répétitive signifiant l’éloignement des âmes exilées.

Cette structure trinitaire inaugurale est ensuite dupliquée, jusqu’à former une arche. A son sommet, une tempête de vent et de flammes domestiquée par un admirable hymne à la louange de Dieu. Quant aux deux socles, ils se réfèrent à un même patron mélodique : deux couplets bercés par les ondulations de l’orgue encadrent une partie centrale aux accents mahlériens tant ils réveillent en nous la tonalité du troisième mouvement de la première Symphonie (l’air de Frère Jacques) de Gustav Mahler (1860-1911).

Sur des vagues ondoyantes s’écoulant de l’orgue, l’éblouissante voix cristalline du haute-contre Paul Figuier réunit l’immensité de la mer et du firmament. Soutenu par le basson, il psalmodie son texte dans une forme héritée d’un plain-chant incrusté de quelques dissonances qui donnent à cette poésie mystique un caractère insolite. L’univers dans toute son immensité accompagne maintenant la Lune dans une majestueuse marche harmonique suggérant l’approche d’une procession de pèlerins. Dentelé par une ritournelle instrumentale, l’hommage rendu à l’astre familier par les graves pénétrants de Lucas Bacro et Renaud Bres s’épanche par bribes avant que les chœurs ne fassent briller les astres, les invitant à bénir la beauté de la Création. Enfin, dans l’atmosphère à fleur d’eau de l’ouverture, le timbre de cristal des trois Pages fait luire les vertus des « perles brillantes et liquides » ruisselant de l’orgue. Subjugués, les chœurs se tournent vers le Créateur pour lui rendre un hommage révérencieux, soutenu par les vents, couronné par un unisson et salué par une dévotion instrumentale.

Le sommet de l’arche est d’abord balayé par une bourrasque. S’inscrivant dans la lignée des tempêtes qui, depuis l’opéra Thétis et Pelée (1689) de Pascal Collasse (1649-1709), agitent les tragédies en musique, Philippe Hersant déchaîne le tempo, fait palpiter le texte, survolte les chœurs. Lacéré par des dissonances et démembré par les masses sonores bondissant en homorythmie, le texte chanté jette l’effroi. Dieu est en colère. Dans un stile concitato (agité) montéverdien, dans un va-et-vient entre solistes et chœurs, le feu se propage maintenant à « une vitesse extrême ». Des phrases décochées par les ténors Julien Freymuth et Lancelot Lamotte, le tutti vocal ne retient que celles qui glorifient l’intervention divine. Les violons attisent les flammes, dominant par leur ardeur les murmures des registres graves des chœurs. Fermons les yeux et réécoutons. Nous apparaît alors l’image de jeunes hommes livrés aux flammes ardentes. Elles-mêmes aspirées par les flammes sacrées du « Seigneur qu’on ne peut trop bénir ». Un Seigneur qui, dans le troisième couplet de cette séquence, confie aux Pages séraphiques le soin procéder à l’appel des quatre saisons. Chacune d’elles se reflète dans un bref air de danse façon Renaissance. Jusqu’à cet hymne de louange psalmodié avec une grâce saisissante par un « petit chœur » avant qu’un « chant d’assemblée » ne lui permette d’atteindre son plein développement. Cet extrait n’aurait manifestement aucune peine à trouver sa place dans les célébrations liturgiques d’aujourd’hui.

La dernière séquence parachève, pour l’essentiel, l’arche que nous évoquions plus haut. Même mouvement ondulatoire pour décrire les richesses offertes par la Terre. Nouvelle échelle harmonique gravie dans un jeu d’amplifications graduelles. Partant d’un dialogue entre solistes puis entre chœurs, elle mène à un tutti réfléchissant une architecture majestueuse. Enfin, une délicieuse immersion méditative bercée par le théorbe conduisant, degré par degré, jusqu’à la paisible plénitude qu’offre la demeure céleste. Demeure dans laquelle les élus ne se lassent pas de bénir ce Dieu qui « vous sert de soleil au milieu de la nuit ». Un finale traduisant pleinement la sérénité éthérée promise en récompense du martyre.

Ce baume sonore nous abandonne dans un état de sérénité. Disons-le franchement. Nous redoutions cette confrontation de deux œuvres distantes de plus de trois siècles. Nos oreilles habituées aux harmonies baroques seront-elles écorchées par des réverbérations contemporaines ? Au terme de notre audition, nous ne pouvons que saluer la performance de Philippe Hersant. Il entendait s’inscrire dans continuité de la Messe à quatre chœurs de Marc-Antoine Charpentier. A nos yeux, il a fait mieux. Il a jeté une passerelle entre deux styles que l’on oppose abusivement. Souvent en caricaturant l’un et l’autre. Plus encore, sa recherche esthétique a opéré une alchimie délicieusement équilibrée en réconciliant leurs codes et en mêlant les sonorités d’hier avec celles d’aujourd’hui.

D’autant plus délicieuse que les interprètes de ces œuvres placées en regard sont à l’image de la perfection. Perfection que vise la pédagogie d’Olivier Schneebeli qui, avec ses équipes, cisèle une à une les voix de ses jeunes chanteurs. Avec une réussite qui se traduit ici et dans les concerts donnés sous le parrainage du CMBV. Perfection, comme le fruit de l’engagement sincère de ces jeunes voix. Il suffit, pour s’en convaincre, de visionner l’enregistrement de ces deux œuvres, le 21 février 2019 (disponible sur YouTube). Admirez ces mines concentrées et ces corps qu’illumine la musique qu’ils façonnent. Perfection technique des instrumentistes dont l’art des nuances traduit les mouvements de l’âme du texte. Perfection, enfin, de ce collectif d’un jour qui réunit le passé et le présent dans une même célébration de l’intemporelle beauté musicale.



Publié le 26 août 2022 par Michel Boesch