Messe de Noël - Praetorius

Messe de Noël - Praetorius ©
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Splendeurs et dévotion pour une trêve de Noël

C’est le 25 décembre 1620, en pleine Guerre de Trente Ans (1618-1648), que Paul McCreesh aurait pu célébrer sa messe de la Nativité. Une vraie « deudsche Messe » (messe allemande luthérienne) dans sa structure liturgique. Armature sur laquelle le fondateur du Gabrieli Consort & Players a tendu une guirlande musicale dont l’essentiel de la matière est puisé dans l’immense catalogue des œuvres publiées par un certain Michael Schultheis (1571 ?-1621).

Mais qui est donc ce mystérieux personnage ? Un indice : en vieil allemand, Schultheiss désigne « celui qui prononce un jugement », exactement comme son équivalent latin : Praetorius, en référence au préteur de la Rome antique. Grand aîné et éminent confrère de musiciens-clés tels que Heinrich Schütz (1585-1672), Johann Hermann Schein (1586-1630) ou Samuel Scheidt (1587-1654), « il est, à lui seul, une sorte d’encyclopédie du choral… On peut même dire que le choral… est au centre de sa réflexion de théoricien et de ses expériences de compositeur déployées dans la vingtaine de vastes volumes de compositions religieuses qu’il a publiées » (Jean-Luc Gester in Guide de la musique de la Renaissance, Fayard, 2011).

La première vertu du DVD, diffusé par le nouveau label Château de Versailles Spectacles, est de signaler à notre curiosité l’œuvre phénoménale et le talent exceptionnel d’un théoricien majeur et d’un compositeur prolifique à l’orée du premier baroque allemand.

Sa seconde qualité est de nous plonger dans de sublimes ravissements. En forme d’anthologie, le concert proposé par Paul McCreesh dévoile l’extraordinaire variété des textures et des couleurs sonores qui constellent les compositions de Praetorius. Des tempi tour à tour fulgurants et apaisés nous emportent ou nous attendrissent ; des mélodies joyeuses ou introspectives nous enveloppent ; ici puissantes, là caressantes, les intensités nous font vibrer. Mais au-delà de l’écriture flamboyante qui ravit nos oreilles, il parvient à se glisser jusque dans nos âmes, les saisit, les remue et les fait participer aux réjouissances de cette fête envers laquelle Martin Luther (1483-1546) a témoigné une tendresse toute particulière. En effet, n’est-ce pas lui qui, affirme la légende, aurait décoré le premier arbre de Noël ? Mais c’est bien lui qui retira à Saint Nicolas le privilège de la distribution des cadeaux aux enfants pour en confier le soin au petit Jésus. Noël apparaît donc comme une fête majeure pour la communauté luthérienne des origines.

Son troisième mérite tient à l’originalité d’un projet qui prend ici la forme d’un témoignage historique. « Ce concert réunit des œuvres de Praetorius que l’on aurait pu entendre lors d’un culte luthérien du matin de Noël célébré dans l’une des églises d’Allemagne centrale vers 1620 », explique Paul McCreesh dans le livret très documenté glissé dans le coffret. Certes, la superbe interprétation filmée le 9 décembre 2017 ne peut revendiquer le statut de création. En effet, à quelques renoncements et aménagements mineurs prêts, il reprend l’essentiel du programme déjà enregistré avec son ensemble et le Roskilde Cathedral Boy’s Choir & Congrégation (Mass for Christmas Morning) et distribué en novembre 1994 par Archiv Produktion. Mais, s’il mobilise toujours son même ensemble vocal et instrumental, il renforce maintenant son effectif vocal par Les Pages et les Chantres du Centre de musique baroque de Versailles dont nous voulons d’ores et déjà saluer le timbre exceptionnel, l’engagement total ainsi que l’excellente diction dans une langue qui ne leur est pas familière. Sans conteste, des qualités façonnées par leur chef, Olivier Schneebeli, et ses équipes.

D’emblée, posons-nous une question : les contemporains de Michael Praetorius auraient-ils pu se reconnaître dans un service religieux construit à la mode McCreesh ? Nous le vérifierons ponctuellement en consultant Martin Luther qui, dans sa Deudsche Messe und ordnung Gotes diensts (Messe allemande et ordonnancement du service divin) publiée en 1526, en a fixé les articulations.

1. Ouverture et invocation

Point de cloches pour appeler l’assemblée des fidèles à se rassembler en cette soirée de décembre. Juste quelques vues sur les jardins verdoyants (!) du château de Versailles, puis sur une chapelle royale… vide. Et déjà, comme tiré des profondeurs, un plain-chant éclot dans le dos du public. Un moment musical qui, selon la tradition luthérienne, vise à relier la communauté humaine à la cité céleste.

Du fond de la chapelle royale, un groupe de chanteurs s’avance cérémonieusement vers la tribune en interprétant l’hymne Christum wir sollen loben schon (Nous devons louer le Christ). Martin Luther avait adapté en langue allemande le poème A solis ortus cardine (Du point du lever du soleil) de Coelius Sedulius. En vingt-trois couplets, ce poète chrétien de la première moitié du Vème siècle retraçait la vie du Christ, de sa naissance à sa résurrection. Luther en versifie les six premières strophes, élaborant ainsi l’un des principaux hymnes protestant allemand pour le temps de Noël. Traditionnellement interprété avec le plain-chant au ténor, le pasteur et compositeur Lucas Osiander (1534-1604) le marque d’une touche personnelle lors de la publication de son recueil d’hymnes en 1586. D’abord, comme dans la version interprétée lors de cet Eingangslied (chant d’entrée en procession), le principe de l’alternatim (chant alterné) répartit les trois premières strophes entre un chœur de femmes et un chœur d’hommes tandis que la quatrième est portée par les deux chœurs réunis. Ensuite, pour le sixième couplet, Osiander réalise un travail d’harmonisation propre à solenniser, sur un mode homophone tout en majesté, le chant de louange final : Lob, Ehr und Dank sei dir gesagt (Gloire, honneur et remerciement te soient rendus). Pour lui donner davantage d’ampleur, les Pages et Chantres de Versailles renforcent le Gabrieli Consort dans le couronnement de cette touchante introduction a cappella.

Une paisible ouverture instrumentale (non identifiée) dominée par les cordes installe une atmosphère mêlant l’aimable contemplation de la crèche à la dévotion pour la personne divine. Luther recommandait d’ouvrir le service par un chant spirituel ou un psaume (Zum anfang aber singen wir eyn geystlich lied). En guise d’Introït, c’est le célébrissime Puer natus est in Bethlehem (L’enfant est né à Bethléem) qui résonne de mille sons. Praetorius se révèle ici un habile rhétoricien. Loin des discours austères, il fait le pari de la varietas. Par des changements constants de style d’écriture, de rythme et d’intensité, son génie créatif entend stimuler les sens et produire ce plaisir, cette plénitude qui rapproche de Dieu. A la richesse de l’écriture, les interprètes ajoutent leur talent en ciselant les inflexions, intonations, accents et autres modulations. Cette recherche de variété se constate déjà dans le texte lui-même. En effet, celui-ci est rédigé en latin macaronique (mêlant des formes latines et des passages en langue vernaculaire). Ainsi, les trois premiers couplets en latin sont confiés à trois solistes (soprano, alto, basse) tandis que le refrain Singet, jubiliret, triumphiret (Chantons, jubilons, triomphons) explose sous l’action conjuguée des tutti vocaux et instrumentaux. Un refrain que l’on imagine volontiers repris par l’assemblée des fidèles avec un enthousiasme excité par un rythme enlevé et un grave consolidé par une basse de cromorne. A l’écriture en imitation de ces trois strophes succède maintenant le procédé de l’écho. Lorsque le chœur salue Mein Herzenskindlein (Mon petit enfant de cœur) avec attendrissement, une voix de soprano emporte la formule dans les aigus, comme pour confirmer à Dieu l’arrivé de son envoyé. Pour les trois strophes suivantes, c’est au choral que Praetorius emprunte le style. Précédé d’un court prélude de choral interprété à l’orgue, son écriture homophone est solidement charpentée et l’allure en est grandiose. Puis, les couplets reconduisent le même enchaînement pour s’achever sur une doxologie célébrant solennellement la Trinité pour l’éternité (Lob sei der heilgen Dreifaltigkeit/ Nun und in alle Ewigkeit).

A l’issue de ce chant d’entrée, Luther prescrit l’acclamation grecque du Kyrie Eleyson. Ce Kyrie, conforme aux prescriptions du réformateur, est extrait de la Missa : ganz Teudsch (messe entièrement en allemand) compilée dans le recueil Polyhymnia Caduceatrix publié par Praetorius en 1619. La construction de cette prière pénitentielle est d’une simplicité qui libère un parfum de piété. Si son écriture est manifestement d’inspiration italienne (multiples effets d’écho et mélismes ponctuels tissés par des solistes), celle-ci est tempérée par une dévotion toute luthérienne. Les cordes ouvrent avec gravité la séquence et en ponctuent chacune des parties. Pourtant, malgré cette retenue, Praetorius applique à sa partition le principe de varietas qui est décidément sa « marque de fabrique ». Pour cela, il redistribue constamment les interventions vocales. Ainsi, le premier Kyrie est entonné par la basse tandis que la soprano traduit cette supplication en langue vernaculaire (Herr erbarme dich/ Seigneur, aie pitié). Le Christe est porté par le duo constitué par la basse et le ténor alors qu’un autre duo (soprano et alto) s’empare de la formule en langue allemande. Le dernier Kyrie est repris par le ténor tandis que le même duo féminin réitère ses appels à la miséricorde. Le quatuor s’associe finalement pour lancer un dernier Herr erbarm dich über uns (Seigneur, aie pitié de nous) au nom de toute l’assemblée.

La « messe allemande » de Luther ne prévoit pas le chant du Gloria in excelsis Deo. Cette absence est d’ailleurs conforme à la tradition car, dans l’église ancienne, seul l’évêque chantait le Gloria. Cependant, cette louange entonnée par les anges la nuit de Noël (Luc 2, 13-14) trouve naturellement sa place dans une messe célébrant la Nativité. Paul McCreesh inscrit donc à son programme un Gloria pour six chœurs extrait du même recueil de 1619. Maintenant, la supplication du Kyrie se métamorphose en chant d’action de grâce avec ce Gloria richement paré. Chœur et cuivres magnifient à tour de rôle Gott in der Höhe (Dieu au plus haut des cieux) dans un style que n’aurait pas renié Giovanni Gabrieli (1557-1612). Au demeurant, c’est manifestement dans la nouvelle encre italienne que Praetorius a trempé sa plume. Les chœurs, nous l’avons dit, irradient une couleur toute vénitienne. Les parties solistes regorgent de diminutions (groupes de notes de courte durée dans l’intervalle de deux notes de la mélodie), notamment dans les aigus. Comme ce virtuose Wir loben dich (nous te louons) que font glisser deux soprani sur un solide cantus firmus arrimé par les basses. Autre figure de style, le madrigalisme (ou figuralisme) qui traduit le sens du texte par des sonorités et des rythmes. Telle la forme plaintive enserrant erbarme dich unser (aie pitié de nous) ou le larmoiement qui préfigure le sacrifice auquel est destiné le nouveau-né pour sauver l’humanité du péché (Der du hin nimmst die Sünde der Welt). Enfin, Praetorius n’ignore pas que, en terre luthérienne, la musique est également une forme de prédication. Ainsi distingue-t-il musicalement himmlischer König (roi des cieux) et allmächtiger Vater (Père tout-puissant) du Herr, eingeborner Sohn (Seigneur, fils unique). Les premiers sont enveloppés par la munificence des cuivres et un tempo agité par la crainte de leur autorité ; le second est nimbé dans des sonorités rondes et feutrées projetant l’image d’un nouveau-né. L’hymne angélique est couronné par un Amen puissant traversé par des passages virtuoses aux voix et aux instruments, particulièrement les violons.

Danach lieset der priester eyne Collecten (Après, le prêtre lit une collecte), indique Luther. Dans le culte luthérien, cette « collecte » (Kollektengebet) assure la transition entre l’ouverture du culte et l’annonce de la Parole de Dieu. Elle réunit l’ensemble des demandes des fidèles dans une seule prière prononcée par le célébrant. Ici, le livret évoque une « prière quotidienne » qui, nous semble-t-il, ne correspond pas strictement à l’esprit de cette séquence liturgique. Paul McCreesh puise la matière musicale dans le huitième recueil des Musae Sioniae publié par Praetorius en 1610. Une voix de basse figure le célébrant. Il prononce l’invocation Der Herr sei mit euch (Le Seigneur soit avec vous) qui, au demeurant, aurait pu être positionnée dès l’ouverture du service religieux. Le chœur lui répond a cappella par un und mit deinem Geiste (et avec ton esprit) au contrepoint fleuri. Le célébrant psalmodie une prière appelant à la renaissance du pécheur, prière à laquelle le chœur répond par un Amen sagement homophone.

2. La liturgie de la Parole

William Gaunt psalmodie avec une remarquable expressivité l’épître du jour inspirée par le Livre du prophète Isaïe (9, 1-6).

Auf die Epistel singet man eyn deutsche lied… und das mit dem gantzen Chor (Après l’épître, on chante un chant allemand… et cela avec l’ensemble du chœur) indique Luther. Ce Graduallied (chant du Graduel) est introduit par un prélude pour orgue extrait de la tablature d’orgue manuscrite (contenant des chorals et préludes de Scheidemann, de Scheidt et de nombreux anonymes) conservée aux archives de Lunebourg. Ce prélude prépare l’oreille à un festival sonore construit à partir de ce chant de Noël emblématique que Luther avait composé initialement (1535) à l’intention de ses propres enfants : Vom Himmel hoch, da komm ich her (Du haut des cieux, je viens à vous). Ici, Paul McCreesh choisit d’interpréter neuf des quinze couplets de la version réaménagée en 1555 par le pasteur Valentin Triller (1493-1573). Praetorius a publié sa partition dans deux recueils : le cinquième de ses Musae Sioniae (1607) et son Urania (1613). Une fois encore, il irradie cette succession de couplets interprétés sur le mode homophone en recomposant sans cesse les combinaisons de timbres. D’une voix limpide et acérée, James (Jimmy) Holliday entonne a cappella le premier couplet tandis que le tutti vocal et instrumental enflamme la seconde strophe. Ce chœur irradie d’ailleurs tous les couplets pairs et va jusqu’à transformer en feu d’artifice sonore la formule de louange finale (Lob, Ehr sei Gott im höchsten Thron/ Louanges, gloire à Dieu sur son trône céleste). Quant aux strophes impaires, elles se singularisent par des couleurs changeantes : pour la troisième, un discret continuo accompagne les Pages de Versailles ; pour la cinquième, le velouté des cuivres enveloppe une voix de basse ; pour la septième, les cuivres forment un tendre contraste avec les voix célestes des Pages. Osons l’avouer : à sa découverte, nous n’avons cessé de réécouter cette interprétation absolument irrésistible.

Pour le second temps fort de la liturgie de la parole, John Bowen psalmodie l’évangile selon saint Luc (2, 1-21) qui relate les circonstances de la naissance de Jésus.

Nach dem Evangelio singt die ganze kirche den glauben zu deutsch (Après l’évangile, toute l’église chante sa foi en allemand), insiste Luther. Pour le texte traduit, augmenté et versifié par Luther du Credo catholique, Paul McCreesh fait le choix du dépouillement. Le texte est découpé selon un schéma trinitaire. La première partie (Wir glauben all an einen Gott/ Nous croyons tous en un seul Dieu) est psalmodiée a cappella ; la seconde (Wir glauben auch an Jesum Christum/ Nous croyons aussi à Jésus Christ) est modestement accompagnée par l’orgue d’après une partition de Samuel Scheidt; la dernière (Wir glauben an den Heilgen Geist/ Nous croyons en l’Esprit Saint) retrouve la forme a cappella. Loin d’une profession de foi militante et triomphante, ce Credo est de nature introspective. Le tempo lent, l’unisson du chant choral et la quasi absence d’accompagnement instrumental en fait un moment de profonde méditation collective.

Soudain, du haut des galeries comme les anges du haut des cieux, des voix célestes interpellent les fidèles pour leur rappeler le thème du jour sur lequel portera la prédication : la joie d’accueillir le futur Sauveur. Un court prélude à l’orgue extrait du même manuscrit de Lunebourg esquisse un aimable mouvement de danse pour donner le tempo aux quatre Pages de Versailles qui entonneront le très populaire Quam pastores laudavere (Celui que louèrent les bergers). Cette version publiée par Praetorius dans Musae Sioniae (1607) reste l’une des plus célèbres de ce chant traditionnel allemand en latin macaronique. A tour de rôle, les quatre Pages énoncent l’un des versets latin de la strophe d’ouverture. Leur diction impeccable et leurs grains de voix suaves colorent délicieusement cette magnifique entrée en matière. Couleurs d’autant plus subtiles qu’à chacune de ces voix est associée une registration singulière de l’orgue. A ces quatre entrées successives répond le chœur des Pages avant l’intervention du tutti vocal et instrumental amplifiée par le grand orgue de la chapelle royale. Une mise en scène vocale magistrale qui voit l’intensité monter progressivement en puissance, des parties solistes à l’ouverture jusqu’aux conclusions grandioses.

Dans un office réel, le célébrant monte alors en chaire. La tradition luthérienne accorde à cette séquence une place centrale. En effet, explique Luther, der geyst selbst redet durch die prediger (c’est l’Esprit en personne qui parle par la voix du prédicateur). Un temps généralement très long, souvent dépassant une heure, lui était réservé compte tenu de ses enjeux en termes d’éducation religieuse et de direction spirituelle des paroissiens.

3. La liturgie eucharistique

Pour ce qui nous concerne, nous sommes dispensés du sermon et pouvons nous laisser charmer par le souffle des trompettes naturelles (sans coulisses) et les cornets à bouquin qui interprètent une Pavane de Johann Hermann Schein. Son allure permet de méditer sur les enseignements de la prédication. Mais c’est également à ce moment-là que certains fidèles vont s’avancer vers le chœur pour se préparer à communier. C’est précisément ce qu’indique Luther lorsqu’il prescrit eyne offentliche paraphrasis des Vater unser und vermannung an die so zum sacrament gehen wollen (une paraphrase publique du Notre Père et une exhortation à communier dignement pour ceux qui le désirent).

De sa solide voix de baryton, William Gaunt psalmodie a cappella cette paraphrase du Vater unser (Notre Père) rédigée par Luther lui-même. Il prononce ensuite les paroles de l’institution de la Cène.

Autre paraphrase, celle que Luther formule et met en musique à partir du Sanctus catholique. Jesaja dem Propheten das geschah (Il arriva au prophète Isaïe) est prélevé dans le Polyhymnia caduceatrix de 1619. Composition opulente, ouverte du haut des galeries, par un dialogue entre deux voix d’une exceptionnelle pureté : Emma Walshe finement soutenue par la flûte et Nicholas Madden appuyé par des cuivres aux sonorités veloutées. Peu à peu, le chœur s’insinue dans leur face à face. L’écriture musicale adopte alors un nouveau style dans lequel on devine les prémisses de ce qui deviendra l’oratorio. Solistes et chœur se rejoignent d’abord sur une citation du prophète Isaïe (6,3) dans laquelle les anges célèbrent le trois fois saint Seigneur des armées (Heilig ist Gott der Herre Zebaoth). Ce passage fait l’objet de riches développements mélodiques dignes des cori spezzati (chœurs séparés chantant en alternance) vénitiens. La conclusion fait même l’objet d’une véritable mise en scène théâtrale lorsqu’elle figure, de façon particulièrement expressive, les cris et l’agitation qui traversent la ville vaincue.

Les fidèles qui souhaitent communier ont maintenant rejoint le célébrant. L’un des cent chorals pour orgue extrait du Görlitzer Tabulaturbuch (1650) de Samuel Scheidt souligne la gravité de ce moment de partage. Il installe également la tonalité sur laquelle le chœur prendra appui pour entonner le motet Wie schön leuchtet der Morgenstern (Comme elle resplendit, l’étoile du matin). A l’origine, ce choral du pasteur Philipp Nicolai (1556-1608) était associé à l’Epiphanie et à l’Annonciation. Mais cette pièce extraite du Polyhymnia caduceatrix est parfaitement adaptée à ce moment liturgique. Il peut même, suggère le livret, faire office de Benedicite avant le repas du soir. D’allure contemplative et au rythme d’une berceuse, la première partie mêle une écriture en imitation (pour les parties solistes) à des passages empruntés au style choral (pour les chœurs). Bâtie sur le principe de l’alternance, des groupes de solistes aux combinaisons sans cesse changeantes commentent trois versets et les ornent à profusion. Le chœur reprendra ces mêmes versets. Mais dans une forme épurée nous laissant supposer que la turba (l’assemblée des fidèles) a pu être associée à cette reprise, comme le prescrit d’ailleurs la tradition luthérienne qui entend faire participer l’assemblée au chant liturgique. Si les solistes sont soutenus par les cordes, le chœur est renforcé par les bois, dont la basse de cromorne et les cervelas baroques dont nous découvrons la sonorité molletonnée. Une ritournelle interprétée à l’orgue annonce une rupture de style. En effet, les strophes suivantes sont interprétées sur un mode homophone pour lequel la variété des sonorités est le fruit d’une simple mais habile redistribution vocale.

4. Envoi et bénédiction

L’office touche à sa fin. Revêtant une nouvelle fois le rôle du célébrant, William Gaunt psalmodie les formules conclusives donnant le signal pour entonner le chant final.

Un radieux Puer nobis nascitur (Un enfant est né pour nous) est emporté par un rythme enjoué. Dix strophes, alternativement en latin et en allemand, que se partagent le chœur (pour les strophes paires) et des associations de timbres qui changent à chacune des strophes impaires. Ici, les Pages de Versailles sont soutenus par les bois ; là, un chœur d’homme chante au son des cuivres. Un bouquet sonore aux couleurs éclatantes.

Pour accompagner la sortie des fidèles, Pierre de Dresde ou Petrus Dresdensis (vers 1350-1421 ?) nous ravit, une fois encore, avec son In dulci jubilo (En doux chants joyeux). En effet, c’est à l’un des premiers recteurs de la Kreuzschule de Dresde que nous devons également le Puer natus in Bethlehem et le Quem pastores laudavere qui nous avaient déjà émerveillés. Et c’est dans une explosion sonore polychorale que prend fin cette messe luthérienne. L’effectif instrumental a été renforcé par des timbales et l’alta capella (« musique forte » ou sorte de fanfare urbaine qui participait alors aux célébrations festives) va donner du relief à ce finale exubérant. De même, Paul McCreesh a suivi à la lettre les prescriptions de Praetorius concernant la disposition des musiciens. Ceux-ci sont répartis sur toute la circonférence de la chapelle royale afin d’envelopper littéralement l’assemblée dans une musique aux riches textures. Cette partition extraite du Musae Sioniae VI confirme Michael Praetorius dans la maîtrise de l’art des nuanciers, tour à tour artificier de grands ensembles sonores et orfèvre en émotions. Les séquences mélodiques volent de pupitres en pupitres et les assemblages pétillent allègrement. Un finale en apothéose.

Cette mosaïque aux mille reflets, structurée autour des moments-clés d’un office luthérien, livre un double témoignage.

Elle apporte d’abord la preuve par le son de la vitalité du monde musical germanique au point de passage de la Renaissance au premier baroque allemand. Cent ans avant le génie de Bach, d’autres génies étaient déjà à l’œuvre pour galvaniser la dévotion d’une communauté luthérienne encore juvénile.

Elle rend également hommage à une académie d’artistes passionnément engagés au service de leur art, déterminés à redonner vie à des partitions anciennes avec les instruments de leur temps. Ainsi, ce DVD permet de découvrir subrepticement une basse de cromorne aux dimensions gigantesques ou d’entendre divers instruments à anches, comme ce cervelas, que nous croyions relégués aux pages du Syntagma Musicum – De Organographia (1619-1620), cette encyclopédie avant la lettre élaborée par un Michael Praetorius décidément infatigable. Le projet du Gabrieli Consort & Players a rencontré celui du nouveau label Château de Versailles Spectacles, pour nous offrir un moment de grâce qui devient la source d’un intense plaisir spirituel.



Publié le 20 janv. 2019 par Michel Boesch