Messe des Morts - Gilles

Messe des Morts - Gilles © Philippe de Champaigne : Vanité, 1646 - Musée de Tessé, Le Mans
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Repos et lumière sur la Ville rose

« Veni Domine et noli tardare » (Viens Seigneur et ne tarde pas) seraient les derniers mots prononcés par Jean Gilles, mort dans la fleur de l’âge à 37 ans. Ces paroles témoignent de la foi et de la sérénité d’un compositeur, clerc tonsuré, qui n’eut pas la possibilité de gagner de son vivant la capitale où sa musique connut néanmoins une réelle gloire posthume, que ce soit par ses motets joués au Concert Spirituel (notamment le célébrissime Diligam Te) et plus encore par sa Messe des morts louangée de ses contemporains et regardée comme la meilleure du genre comme en témoigne le musicographe Antoine Jacques Labbet de Morambert dans son ouvrage Sentiments d’un harmoniphile sur différents ouvrages de musique. Autant cette messe des défunts est toute entière nimbée de lumière, celle de la capitale languedocienne (Toulouse) comme le fait si justement remarquer Fabien Armengaud, autant les circonstances de sa création sont-elles encore entourées de bien des mystères. Le fait que les commanditaires de l’œuvre se dédirent au moment de la faire exécuter, reculant devant la dépense extraordinaire à produire, et conduisant le compositeur à en exiger l’étrenne pour ses propres funérailles semble appartenir à la légende. En outre, les sources de l’œuvre abondent mais derrières ajouts et mélanges (tantôt Campra, tantôt Rameau), et retrouver l’apparence originelle de celle-ci n’est pas une sinécure. Julien Dubruque (du Centre de musique baroque de Versailles) en livre une partition qui fait état des toutes dernières connaissances musicologiques la concernant. Les anachroniques couleurs instrumentales dont la para l’abbé Jean Prim dans la version de Louis Frémaux avaient déjà reculé devant une certaine pureté retrouvée chez Philippe Herrewghe (I et II, avec toutefois d’imposants tambours) ou Hervé Niquet (qui au début de sa carrière livrait une significative anthologie des œuvres du compositeur). Pourtant, plus récemment, Skip Sempé, s’appuyant sur un exemplaire de Francoeur et Rebel ayant servi à l’hommage funèbre offert à Rameau, renouait avec cette vision étoffée d’un Requiem augmenté de bien des apports étrangers (voir la chronique de mon confrère). Toutefois en 2008, Jean-Marc Andrieu avec ses chères Passions et le chœur de chambre Les Éléments en livraient une version magnifique, en tout point recommandable et pleine d’intériorité.

Fallait-il alors à nouveau une autre lecture de cette œuvre archi connue ? Assurément oui, au vu du résultat obtenu. Digne successeur d’Olivier Schneebeli, Fabien Armengaud s’était déjà distingué par un bien bel album consacré au professeur de clavecin de Louis XIV, Etienne Richard (voir ma chronique). Étant passé à l’instar de Jean Gilles par la Ville rose, il lui tenait à cœur pour son premier enregistrement avec ses Chantres et Pages du Centre de musique baroque de Versailles de choisir une œuvre à laquelle il est très attaché, ce qu’on conçoit sans peine.

Personnellement, j’ai découvert cette Messe des Morts alors adolescent (il y a une quarantaine d’années), et celle-ci m’a toujours fasciné au même titre que celle qui lui est souvent comparée (et même avec laquelle elle a parfois été mixée dans d’étranges arrangements), à savoir celle, ô combien splendide, d’André Campra. Cette dernière est toutefois plus savante et plus audacieuse que celle du Tarasconnais, qu’il s’agisse de son contrepoint si riche ou de ses harmonies plus recherchées. Mais Jean Gilles conserve pour lui une spontanéité et un style direct d’un charme incommensurable et irrésistible. Aussi comprend-on sans hésitation pourquoi cette magnifique messe servit à autant de services funèbres au cours du XVIIIe siècle: Gilles, Royer, Rameau (pour les musiciens) ; Stanislas Leszczynski, Louis XV (pour les rois) et bien d’autres membres des élites.

Il faut dire que Jean Gilles frappait très fort dès l’Introït avec cette saisissante marche funèbre, inoubliable dès la première écoute, avec ses rythmes pointés, sa douce lumière de fa majeur et ses silences éloquents, ceux mêmes qui parcourent une assemblée recueillie au moment où le défunt est accueilli dans l’église. Le récit de taille (excellent Sebastian Monti) est saisissant, se superposant au matériau initial de la marche et élargi par ses valeurs longues sur aeternam. Avec son motif construit sur l’accord arpégé de fa majeur, tel une fanfare, l’Et lux perpetua répand une jubilation contagieuse, d’abord en duo (Eugénie Lefebvre et David Witczak, parfaits de bout en bout) puis avec le chœur, illuminé des voix des Pages et des Chantres dont Fabien Armengaud obtient vraiment le meilleur : diction parfaite, nuances, lisibilité totale des parties, couleurs et sens du texte. Tout est là pour nous plonger dans cette cérémonie funéraire mais surtout pour nous dispenser une consolation et un réconfort de chaque instant. La mort est anéantie, le repos et une félicité sans fin nous sont annoncés (le compositeur ménageant des effets particulièrement heureux avec des pédales inférieures, à la basse, ou supérieures, aux dessus sur tous les degrés importants de la gamme et permettant de gracieux passages concertants). Le dansant mais retenu Te decet débouche sur la fervente prière de l’Exaudi orationem meam qui s’achève par une mémorable cadence (le mi bémol des basses et des tailles !) avant le retour du premier volet de l’Introït. Le Kyrie, assez bref (un gracieux récit de taille débouchant sur un duo avec haute-contre - l’impeccable Clément Debieuvre) , amplifié par le chœur sur une douzaine de mesures, poursuit dans la même ambiance, emplie d’une sérénité confiante.

Avec son sol mineur « sérieux et magnifique », le Graduel inaugure un deuxième temps dans cette messe. Nous retrouvons avec plaisir David Witczak qui pare tous les récits de basse-taille d’une majesté lumineuse. Après un délicieux prélude où les Folies françoises nous ravissent de leurs couleurs raffinées (délicieux échanges entre les cordes et les flûtes), la voix entonne un Requiem aussi ému qu’émouvant avant de s’élancer vers le ciel sur Et lux perpetua. Le chœur, massif et dynamique, lui répond avec superbe sur In memoria aeterna, dans un dialogue énergique (formule retenue aussi chez Campra mais avec d’autres moyens, plus italiens dans les tournures adoptées). L’Offertoire, très développé, s’ouvre par un majestueux prélude et à nouveau un récit de basse (presque une pièce d’orgue) qui évolue vers une fugue à la française en quatuor d’une grande noblesse. Puis vient un passage bouleversant où les notes désolées des flûtes à découvert dispensent leurs sanglots, les solistes adressant leurs prières pour libérer les défunts des tourments prodigués par les peines infernales. La perspective d’être sauvés par Saint Michel revigore l’ensemble par un dialogue animé entre basse-taille et chœur. Au sobre Hostias succède un vigoureux Fac eas Domine homophonique.

Une remontée vers la lumière (sol majeur) s’annonce avec le Sanctus, introduit tendrement à l’orchestre et par la basse-taille, auquel répond la céleste danse angélique de l’Hosanna que calme un temps l’attendrissante fugue française du Benedictus avant d’être reprise, nous emportant par sa légèreté dans son mouvement ascensionnel. Un nouveau moment de réconfort nous est offert par l’adorable berceuse de l’Agnus Dei, avec ses notes conjointes deux par deux, à la manière d’un sommeil d’opéra. Encore une fois, David Witczak s’y montre tout simplement parfait : beauté du timbre, tendresse des intentions, ferveur de la prière. Par mimétisme, le chœur lui emprunte les mêmes couleurs d’une clarté remplie d’espoir. La post-communion prolonge ces accents sincères avec un Lux aeterna de toute beauté, qui s’assombrit sur Requiem aeternam, rare passage contrapuntique de cette messe où Gilles nous réserve un dernier joyau s’achevant après une ultime danse (le passage à trois temps) sur une cadence pleine de gravité (magnifique mouvement contraire des parties, entre dessus et basses provoquant une belle neuvième, formule que Lully adoptait souvent dans sa musique sacrée), dispensatrice d’un repos non dénué d’ambiguïté (Campra termine lui aussi en mineur), le deuil des vivants requérant un travail parfois long et difficile. Il est à ce titre touchant de lire dans le propos introductif de Fabien Armengaud que cet enregistrement est dédié à la mémoire de Jean-Pierre Nicolas, flûtiste de grand talent, disparu trop tôt.

Au-delà de toutes ces raisons qui rendaient nécessaire une nouvelle édition de cette célébrissime Messe des Morts, il en est une autre : celle de la découverte d’un grand motet, inédit jusqu’à ce jour, le non moins lumineux Domine Deus meus, au sujet duquel la notice se montre assez peu diserte. Ce motet, de très belle facture, a été restitué par Louis Castelain et appartient au répertoire de l’Académie des Beaux-Arts de Lyon, institution créée en 1713 (soit huit ans après la disparition de Jean Gilles) qui contribua à la diffusion d’œuvres issues de la Chapelle Royale comme de l’Académie royale de musique. Ce motet s’appuie sur le psaume 7 qui mobilise toute une diversité d’expressions, le prophète représentant à Dieu son innocence et le priant de le défendre face à ses ennemis auxquels il annonce un châtiment inévitable si ceux-ci ne se convertissent pas. S’y retrouvent les spécificités de son auteur : un charme mélodique immédiat, un goût pour les belles fresques chorales, des récits plein de noblesse et d’expressivité, un maniement très adroit des textures et des formes, articulant le tout avec autant de souplesse que d’efficacité dans l’éloquence. Les solistes de la messe y déploient les mêmes qualités, secondés cette fois-ci par les voix des pages, pleines de grâce et de fraîcheur.

Après un portique introductif très développé et relançant sans cesse le propos, le récit de basse-taille avec chœur Si reddidi est tout animé de soubresauts avant de déboucher sur une tempête Exurge, Domine, in ira tua aux figurations agitées tant aux voix qu’à l’orchestre. Le contraste est de ce fait assez saisissant avec le trio angélique qui lui succède, Judica me Domine, où les pages nous régalent. Le recueillement (passage en mineur) imprègne le récit de haute-contre Domine, Deus meus où Clément Debieuvre fait montre d’une belle profondeur. Le quatuor qui suit sur Justum adjutorium fait preuve d’un certain dépouillement dans sa gravité avant que le chœur ne vienne le bousculer sur numquid irascitur (avec une belle ligne agitée à la basse continue). Le récit de basse-taille est quant à lui empreint d’une certaine théâtralité, débutant en mineur pour s’éclairer tout à coup en majeur et retrouver les lointains accents de la tempête entendue plus haut. C’est alors une émotion poignante qui envahit alors le récit de taille, notamment sur dolorem que vient calmer le chœur Lacum aperuit. Si le récit de haute-contre lui succédant prolonge cette impression de calme, le chœur final est introduit par un charmant duo d’allure presque populaire dont l’ensemble des voix s’empare pour achever cette pièce splendide dans une joie non factice, chantant la louange de l’Éternel.

Par la qualité du programme et l’excellence de son exécution,  Fabien Armengaud rend donc toute sa place à Jean Gilles et marque lui aussi un grand coup avec ce premier enregistrement où son travail avec Pages et Chantres offre un résultat très abouti qu’on espère voir décliné dans d’autres œuvres de maîtres de chapelle versaillais, parisiens ou provinciaux, dont les répertoires sont encore loin d’avoir révélé tous leurs trésors.

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Publié le 14 déc. 2023 par Stefan Wandriesse