Miscellanées - Joyé

Miscellanées - Joyé © Georg Flegel : Nature morte à la perruche (Kupferstichkabinett de Berlin)
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Miscellanées : en quête de « l’absente de tout bouquet » ?

C’est en prenant l’initiative de classer sa collection de partitions, pendant le confinement sanitaire de 2020, qu’Élisabeth Joyé eut l’idée d’enregistrer de brèves pièces, sous forme de clips vidéo, et de diffuser ces films quotidiennement sur Internet, pendant presque deux mois, de mars à mai. Après la réclusion s’en dégagèrent deux réservoirs de concert, dont le répertoire le plus ancien nous est proposé dans le présent album. Son titre hérité du latin trahit le mélange, le mêlé, l’ordre qu’on n’a pu ou voulu donner à des feuillets épars. Miscellanea : sous ce même substantif, Artem Belogurov et Menno van Delft ont récemment collecté un superbe portfolio issu du fonds de Christopher Hogwood, reflet d’un aval plus galant (un audiophile double-album chez le label TRPTK).

Pour l’auditeur s’éveillerait la crainte du décousu, surtout lorsqu’il s’agit de miniatures (aucune pièce n’excède les cinq minutes), s’immiscerait le soupçon de l’arbitraire, surtout quand il ne semble d’autre nécessité que le choix de l’interprète. Espace de liberté où, face à ce bon plaisir, l’oreille peut s’égarer, au risque de se perdre, mais aussi de se laisser surprendre par des chemins nouveaux, des souvenirs retrouvés, et dégagés du passage obligé par l’intégralité du cycle d’appartenance. Heureux corollaire, hasard de la découverte : l’opportunité de rencontrer des œuvres rares qu’on n’aurait ni eu idée de courtiser ni occasion de croiser dans des récitals balisés. Gage en plage 17, cette Allemande d’Estienne Richard : peut-être pas un choc de sérendipité, mais plaisant tribut du genre.

Pour l’auditeur, un territoire à apprivoiser et la tentation de se demander si, proliférant en méandres, ce mycélium révèle un itinéraire secret dont il faudrait chercher le fil d’Ariane. Derrière la diversité, l’enjeu d’identifier un concept nourricier, du moins reconstituer la cohérence d’une vision, le surplomb d’une autorité. Qui serait celle, inavouée, du concepteur (« placé brusquement dans quelque état inattendu de son esprit, il lui fallut, à chaque fois, retrouver nécessairement le naturel de sa pensée. Toute l'unité de cette Variété ne consiste que dans ce même mouvement » écrivait Paul Valéry). Ou celle, presqu’avouable, du mélomane curieux. Face aux tesselles, comprendre ou deviner une mosaïque en signification. Bref, un sens en procès, hypostase en mire. Du pluriel quêter la singularité. De la galerie interroger le substrat.

En exergue de ce spicilège, la succincte note d’intention avoue quelques dilections et avance quelques raisons suffisantes, ou qui devront suffire. On aurait aimé quelques didascalies à un livret peu prolixe, on aurait apprécié un menu qui segmentât explicitement cette heure. Professeure depuis plus de trente ans au conservatoire du VIIe arrondissement de Paris, l’experte musicienne transmet le goût de ces favoris à son public et à ses étudiants, ce n’est pas un faible argument. Ici un piquant Capriccio cromatico de Tarquinio Merula qui l’accompagne depuis ses années d’études. Là une Chaconne de Georg Böhm qu’un de ses maîtres, nul moins que Gustav Leonhardt, intégra à son dernier récital. Voilà pour l’attendue madeleine de Proust. Le fonds élisabéthain s’invite par deux recueils, le Fitzwilliam Virginal Book (ce divin In Nomine qui introduisait le magistral Doctor Bull’s Good Night que le jeune Pierre Hantaï enregistra en juin 1994 pour Astrée) et par l’anthologie Amsterdam Harpsichord Tutor qui a inspiré le choix de nombre de pages ici sélectionnées. L’incontournable Manuscrit Bauyn cautionne le versant français (un Prélude de Louis Couperin, une Drollerie de Champion de Chambonnières…).

Sans que leur contribution respective soit hélas mentionnée, trois instruments jalonnent le parcours, émanés des mains ou des ateliers (facteur Amadeo Castille) de Jean-François Brun : principalement un virginal italien, subsidiairement une épinette polygonale à la quarte [inférieure] et un clavecin à l’octave [supérieure], dont les sonorités contrastées « servent l’éclectisme assumé de ce programme », selon l’interprète. Les micros de Ken Yoshida, toujours aussi magiciens, en restituent la chair et en exhalent tous les arômes. De cette liasse de fleurs secrètement assemblée et méticuleusement exposées, délicatement ciselées (que de grâce dans cette Chaconne en fa de Fischer !), Élisabeth Joyé, en fine styliste, par son art de dire et phraser, exfiltre une harmonie supérieure. Une suprême poésie qui, au faîte de la multiplicité sensible de ces calices qu’elle égrène et dont elle nous embaume, retisse le symbole vers une certaine idée du Beau. Confuses paroles rendues au Parnasse. Ambition baudelairienne, voire mallarméenne ?



Publié le 21 déc. 2023 par Christophe Steyne