Missa In angustia pestilentiae - Benevoli

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Messe solennelle à huis clos à Saint-Pierre du Vatican

Automne 1656. D’étranges silhouettes sillonnent les rues de Rome. Partie de Sardaigne, alors qu’elle décime toujours la population du royaume de Naples depuis le printemps, la peste est introduite dans la cité romaine par un marin napolitain à l’approche de l’été.

Au départ, le mal semble contenu. Depuis Turin, le 30 juillet, le correspondant de la Gazette de Théophraste Renaudot (1586-1653) observe que, à Rome, « la maladie contagieuse qui commençait à paraître… y est cessée, par la diligence de ceux qui en ont soin ». Mais, le 7 octobre, son confrère romain sonne l’alarme : « cette maladie, au lieu de diminuer, ainsi que dans la plupart des autres lieux d’Italie, semble plutôt augmenter ». Le 28 octobre, il signale que « plusieurs palais ont été fermés cette semaine, à cause de la peste qui s’étend en divers quartiers de la ville, où il meurt plus de 100 personnes par jour ». Le 11 novembre, il s’inquiète vraiment : « la maladie contagieuse augmente si fort en cette ville, qu’il n’y a presque aucun quartier qui n’en soit infecté ». Certes, le 25 novembre, l’espoir renaît : « La maladie contagieuse semble n’être plus si violente en cette ville, le nombre de morts s’étant trouvé moindre cette semaine que les précédentes. Et toutefois, elle ne laisse pas de s’étendre en plusieurs palais, qui ont été pour ce sujet fermés, aussi bien que la plupart de nos églises ». Pourtant, à l’approche des fêtes de Noël, « la maladie contagieuse (est) toujours bien forte en cette ville où il meurt encore plus de 40 par jour ». Le 4 janvier 1657, les nouvelles se veulent plus rassurantes : «  Quoi que la peste aille toujours diminuant en cette ville, où il n’en meurt plus qu’environ cent personnes par semaine, néanmoins, la veille de la Nativité de Notre Seigneur, ni les jours suivants, on n’a point tenu ici les Chapelles ordinaires, où le pape avait accoutumé de se trouver avec le Sacré Collège, afin d’éviter les inconvénients qui pourraient naître de ces assemblées ».


Docteur Schnabel de Rome, pendant la peste noire (gravure de Paul Fürst, 1656).
Cette gravure représente le costume du médecin qui visite les malades de la peste avec son masque. Le long bec (Schnabel, en allemand) était empli de coton et d'herbes aromatiques antiseptiques, et constituait ainsi une sorte de masque respiratoire censé prémunir le médecin de la contagion.

A quelle intercession Dieu a-t-il été le plus sensible pour mettre un terme à cette catastrophe humanitaire ? A l’icône de la Vierge Marie conservée en l’église de Campitelli, à Rome ? Elle avait été menée en procession dans les rues et la croyance populaire lui attribue le sauvetage de la ville. Dévotion populaire à laquelle s’associe le pape Alexandre VII (pape de 1655 à 1667) en ordonnant la reconstruction de cette église, celle précisément dans laquelle a été capté le concert. La population romaine serait-elle plutôt redevable à l’influence de sainte Françoise Romaine (1384 ?-1440), figurée par Nicolas Poussin (1594-1663) dans sa peinture Sainte Françoise Romaine annonçant la fin de la peste (1657) commandée par le cardinal Giulio Rospigliosi (1600-1669), le futur pape Clément IX? Le fléau y est représenté « sous l’apparence monstrueuse d’une femme cadavérique à la chevelure remplie de serpents » (catalogue du Musée du Louvre, Paris). Ou à la supplication d’Orazio Benevoli (1605-1672) que la polyphonie luxuriante de sa Missa pro gratiarum actione in angustia pestilentiae (messe d’action de grâce pour la réduction de la peste) emporte vers le ciel ?

Si les décisions divines demeurent insondables, on en sait davantage sur les conditions matérielles de la création de cette messe. Pour les auteurs du livret, Paola Ronchetti et Massimo Bisson, le Chapitre de la basilique papale du Vatican commande à Orazio Benevoli une messe solennelle au cours de laquelle la miséricorde divine devait être implorée pour mettre un terme à l’épidémie. Au regard des repères chronologiques posés par les témoignages évoqués d’entrée, tout laisse à penser que cette composition a été interprétée pour la première fois le 18 novembre 1656, au pic de la pandémie et le jour anniversaire de la consécration de la nouvelle basilique Saint-Pierre par le pape Urbain VIII (1623-1644), le 18 novembre 1626.

Ce 18 novembre 1656, Orazio Benevoli dirige lui-même le chœur de la Cappella Giulia dans une basilique aux portes closes afin de prévenir la contagion. Le choix des interprètes indique que le pape n’a probablement pas dit la messe. En effet, la Cappella Giulia assure les seuls offices que le pape ne préside pas alors que, dans le cas contraire, cette fonction serait dévolue à la Cappella musicale pontificia sistina (chœur de la chapelle Sixtine). Pour mémoire, la Cappella Giulia sert de banc d’essai aux œuvres nouvelles et forme les chanteurs souhaitant intégrer le chœur de la Cappella sistina.

Orazio Benevoli, dont le père confiseur est d’origine lorraine, exerce alors ses fonctions de maître de chapelle de la Capella Giulia depuis dix ans. La Revue de musique ancienne et moderne (1856) le désigne comme le chef de file de l’école musicale romaine, celle que fonda Giovanni Pierluigi da Palestrina (1525-1594) en son temps. « Il prit Palestrina pour modèle en ce qu’il a d’énergique, de brillant sous le rapport de l’art et de l’harmonie. Il y joignit la marche plus légère, plus agréable des voix, soit isolées, soit réunies. Il emprunta de Gabrieli la musique à parties très-nombreuses et ne fut surpassé en cela que par Antonio Lotti ». Expert en œuvres polychorales, il doit donc sa notoriété à son habileté à tresser un grand nombre de parties vocales. Une musique qui, malgré quelques menues réserves, a séduit le musicologue anglais Charles Burney (1726-1814) après l’audition de l’une de ses messes à huit parties. Il juge sa musique excellente mais déplore que « les sujets changent avec les paroles ; et j’ai remarqué que la mélodie ne produit que peu ou point d’effet, lorsqu’elle est ainsi divisée en tant de parties… Cependant l’effet de l’ensemble pour les amateurs de l’harmonie, m’a paru admirable » (De l’état présent de la musique en France et en Italie - 1809). La Missa « In angustia pestilentiae » étant écrite pour quatre chœurs à quatre voix, donc seize parties vocales avec accompagnement par l’orgue, partagerions-nous la même conclusion ?

Disons-le d’emblée. Le titre énoncé sur la jaquette du CD masque, de notre point de vue, le véritable intérêt du programme. En effet, sur la durée totale de l’enregistrement, la partition d’Orazio Benevoli n’intervient que pour moitié. Ses cinq chants de l’ordo missae (l’ordinaire de la messe, soit le Kyrie, Gloria, Credo, Sanctus et Agnus Dei) sont enchâssés dans une trame liturgique dominée par le plain-chant. Finalement, l’agencement des pièces produit un résultat à la fois inattendu et fascinant : la reconstitution d’une liturgie pontificale telle qu’elle aurait pu s’entendre à Rome, sous le pontificat d’Alexandre VII.

La musique liturgique romaine constituant le modèle de référence pour la chrétienté, la trame retenue par les concepteurs du programme de l’enregistrement correspond à la stricte observance des directives musicales du concile de Trente (1545-1563). Massimo Bisson indique les trois sources marquées du sceau papal auxquelles ont été puisés les textes destinés à être chantés. D’abord, les chants du propre (spécifiques à la célébration du jour comme l’Introït, l’Offertoire et la Communion) sont extraits du Graduale Romanum, dans son édition officielle Medicaea de 1614. Ce livre, auquel a contribué Palestrina à la demande de Grégoire XIII (pape de 1572 à 1585), constitue le noyau dur du répertoire grégorien. Il assemble notamment les chants destinés à la schola cantorum (chœur papal). Ensuite, les répons et parties chantées par le célébrant (Collecte, Epître, Evangile, Préface, Pater noster, Pax Domini et Ite missa est) sont puisés dans le premier Missale Romanum (1570) imprimé après le concile de Trente, sous l’égide de Pie V (pape de 1566 à 1572).

Par ailleurs, quatre espaces d’expression sont réservés à l’orgue dans le respect scrupuleux du Caeremoniale espiscoporum publié le 14 juillet 1600 par Clément VIII (pape de 1592-1605). Pour l’occasion, trois organistes sont convoqués pour y interpréter de courtes pièces. Le premier d’entre eux, Girolamo Frescobaldi (1583-1643) a tenu les orgues de la basilique Saint-Pierre pendant près de 35 ans. L’un de ses élèves, Johann Jakob Froberger (1616-1667), annonce l’Ite missa est (Allez, c’est la mission) final en interprétant un Ricercar XIV durant lequel la prière se métamorphose en espoir, celle d’une fin prochaine des tourments. Enfin, avec l’Intonatione cromatica del IV tone, Tarquinio Merula (1595-1665) guide sereinement la méditation des fidèles au moment de l’Eucharistie.

Pour les parties grégoriennes, Massimo Bisson remplit les fonctions de célébrant. Il déploie les mélodies grégoriennes avec un mélange de finesse et d’autorité. Les quatre autres membres de cette Schola éphémère interprètent les séquences de plain-chant dans la plus pure tradition de ce que l’abbé Léonard Poisson (1695 ?-1753) qualifie de « chant le plus grave, le plus simple, le plus naturel, qui va plus uniment que ce que l’on entend généralement par Musique ; et qui n’admet point cette multitude d’inventions de mélodie ; et qui rejette cette variété d’harmonie, dont la plupart sont peu propices à la majesté de l’Office Divin » (Traité théorique et pratique du plain-chant appelé grégorien – 1750). Leur unisson parfait, leur justesse de ton et la fluidité de leurs phrasés enveloppent le texte d’une étoffe chaude et apaisante. Bien loin des riches atours dont Orazio Benevoli revêt les textes de l’ordinaire.

Un premier Kyrie aux accents solennels illustre, par la multiplication des entrées en imitation, la foule des croyants qui s’assemblent pour implorer la miséricorde divine. Mais ici, pas de marque de repentance ni de complainte sur les malheurs du temps. Plutôt une belle image, dans le premier Kyrie, celle qui oppose les deux tessitures extrêmes pour relier le chœur terrestre des graves (sonorité renforcée par les trombones) et le chœur céleste des aigus (soutenu par les voix de sopranos). Sachant que les femmes étaient interdites de chant dans les églises (« la femme se tait dans les assemblées », disait Saint Paul dans sa première lettre aux Corinthiens 14,34), peut-on imaginer que la partie de soprano ait été tenue par des castrats ? En tout état de cause, les chœurs pontificaux en ont fait grand usage depuis que Sixte V (pape de 1585 à 1590) a autorisé leur emploi en 1589. Par effet de contraste, le Christe central est empreint de simplicité, signe d’une plus grande familiarité entretenue par l’Eglise avec le Christ, son fondateur. Le chœur se réduit alors à huit parties, l’allure est contenue et la sonorité dominée par les voix du dessus. Si, comme le premier, le second Kyrie retrouve une tonalité majestueuse, il adopte néanmoins une tournure plus révérencieuse. L’un et l’autre diffusent une luminosité généreusement réglée par la Capella Musicale Santa Maria in Campitelli.

Le Gloria est entonné par le soliste sur le mode grégorien. A cette entrée monodique répond une explosion polychorale dans un style en imitation. De légères nuances expressives soulignent certains mots, comme ces vocalises bien sages sur Laudamus te (nous te louons), cette rupture du tempo pour appuyer l’action de grâce (gratias agimus tibi) ou l’imitation des fanfares par les voix qui célèbrent magnam gloriam tuam (ta grande gloire). Et toujours cette harmonie remplie de tendresse pour évoquer le nom de Jesu Christe. Habile technicien du nuancier, Benevoli change de style d’écriture à deux moments-clés de cet hymne. Ecriture en imitation et répétitions en cascades caractérisent le repentir du pécheur et son insistance à obtenir l’effacement des péchés du monde (Qui tollis peccata mundi). Péchés qui, dans l’imagerie populaire de cette époque, justifient la punition divine infligée sous différentes formes, telles que les épidémies. A l’inverse, l’opulence sonore nattée en forme de fugue emporte la doxologie (In gloria Patris) comme un encens aux senteurs entêtantes. Une richesse d’écriture qui constitue la « marque de fabrique » de ce compositeur à la plume généreuse.

Le Credo se signale par son ampleur et la maturité de son style. Dès le départ, le compositeur ajuste subtilement la distribution vocale au contenu du texte. Entonné par le célébrant, le chœur lui répond d’abord à l’unisson (Patrem omnipotentem/ Père tout puissant). Puis se divise en deux ensembles pour évoquer ses deux créations majeures (caeli et terrae/ le ciel et la terre) avant de se disperser, dans un style en imitation aux multiples entrées afin de représenter la multiplicité de leurs occupants (visibilium omnium et invisibilium/ toutes les choses visibles et invisibles). L’influence du texte sur l’écriture musicale ne se limite pas à cette entrée. Aussi, pour décrire la double nature (divine et terrestre) du Christ, il choisit la technique du double chœur à laquelle Giovanni Gabrieli (1557-1612) avait donné ses lettres de noblesse.

Mais le texte ne constitue pas son guide exclusif. Ainsi, dans Incarnatus est (Qui s’est incarné), il se conforme aux gestes du célébrant. Précisément, pendant le chant de ce verset, le prêtre fléchit le genou pour adorer le Verbe incarné. Aussi le tempo est-il contenu et la tonalité homophone empreinte d’une profonde vénération. Le Crucifixus (Qui a été crucifié) qui lui succède transforme l’adoration en une lamentation à huit voix avant l’effervescence polychorale à seize voix qui s’empare du Et resurrexit (Est ressuscité) et des versets suivants.

Excellent connaisseur des techniques d’écriture musicale, Benevoli puise prudemment quelques tournures dramatiques dans la panoplie du madrigalisme. Ainsi, descendit (est descendu des cieux) glisse sur une ligne mélodique descendante. De même, des vocalises font vibrer cum gloria (dans sa gloire) tandis que d’incessantes répétitions se répandent de voix en voix pour figurer le règne sans fin du Christ (cujus regni non erit finis). Et que dire de la constance avec laquelle il surligne et apostolicam Ecclesiam (l’église apostolique), l’année même où le pape Alexandre VII définissait l’hérésie dans sa bulle Gratia Divina  afin de pouvoir mieux la combattre? Comme dans le monde protestant, la musique sacrée véhicule les dogmes et Benevoli se révèle ici un ardent militant de la cause catholique.

Deux courtes pièces couronnent la partition. Un fugato emporte un Sanctus ardent auquel les trombones donnent un air de majesté. L’Agnus Dei est construit exactement selon le même patron et exalte quasiment la même ligne mélodique. Peut-être est-il simplement habité par davantage de dévotion.

Au terme de cette messe reconstituée, l’antienne Domus mea bercée par le plain-chant et le Ricercar de Froberger résument, en quelque sorte, le contexte de la composition de la Missa de Benevoli. La première est généralement chantée lors de la dédicace d’une église (en l’occurrence, la basilique Saint Pierre du Vatican) et le second commente la détresse d’une ville en proie à la maladie mais s’achève sur une note d’espoir, celle d’être assuré de la miséricorde divine. Elle se conclut donc sur un radieux Ite missa est.

La messe est dite. Mais, dans notre petite musique intérieure, continuent de résonner ces sonorités aux couleurs changeantes. Celles du plain-chant dont les unissons dépouillés et pourtant merveilleusement mélodieux offrent un espace à la spiritualité religieuse ou humaniste. Celles des chœurs vertigineux dans lesquels le fourmillement des voix pétrit finalement une harmonie opulente digne de l’une des capitales de la polyphonie sacrée.

Mais, lorsque ces harmonies s’éteignent, apparaît la seconde vertu de ce CD, celui d’un précieux témoignage historique. Nullement sur le tableau sombre de la pandémie car celui-ci est largement occulté par l’éclat de l’action de grâce. Hormis le titre affecté à la Missa et la peinture Piazza Mercatello durante la peste del 1656 de Domenico Gargiulo (1609 ?-1675) reproduite sur la jaquette, le trouble qu’a pu susciter l’épidémie n’apparaît qu’en filigrane. En revanche, tout mélomane curieux des pratiques liturgiques dans la basilique romaine au milieu du XVIIème siècle, y trouvera un intéressant et vibrant écho sonore.



Publié le 06 mars 2019 par Michel Boesch