Missa Sancti Pauli - Conti

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Ut in omnibus glorificetur Deus

« Qu’en toutes choses Dieu soit glorifié ». Même dans le doute ou l’incertain. L’essentiel n’est-il pas résumé sur cette bannière derrière laquelle, aujourd’hui encore, se pressent les moines de la Schottenstift (abbaye bénédictine Notre-Dame des Ecossais de Vienne) ? Celle-là même dans laquelle fut sans doute entendue, pour la première fois en mars 1715, la Missa Sancti Pauli (Messe de Saint Paul). Alors, nonobstant l’absence d’informations circonstanciées sur les intentions de l’auteur de la partition, Francesco Bartolomeo Conti (1681 ?-1732), le principal ne se réside-t-il pas, en fin de compte, dans la musique elle-même, celle qui parle de la relation à Dieu ?

Tentons, malgré tout, d’en savoir plus sur le contexte de la création de cette messe. Et commençons par faire la connaissance du musicien. Celui-ci est considéré, par François-Joseph Fétis (1784-1871), comme un « compositeur distingué et l’un des plus habiles théorbistes qui aient existé » (Biographie universelle des musiciens, Tome 3, 1837-1844). Instrumentiste reconnu (il excelle également à la mandoline), son style ne fait cependant pas l’unanimité parmi ses contemporains. De ce point de vue, l’article de Fétis témoigne, ici ou là, d’une opinion générale ambivalente à son sujet : si d’aucuns « lui reconnaissent un génie original », pour d’autres, « il écrivait avec élégance, quoiqu’il manquât d’invention, et qu’il se bornât à imiter le style d’Alexandre Scarlatti ». Bien plus tard, sa réputation pâtira de ce qui relève probablement d’une fake new à l’ancienne. Fétis la raconte dans un long développement que nous résumons ici. En 1722, l’opéra Don Chisciotte della Mancia in Sierra, mis en musique par Conti, remporte un triomphe à Hambourg. « On dit que le succès de cette composition excita la jalousie et la haine de Mattheson contre Conti, et que c’est à cette cause qu’il faut attribuer la publication d’une anecdote insérée dans le Parfait maître de chapelle (Der vollkommene Capellmeister, 1739) de cet écrivain ». L’anecdote en question relate un soufflet public dont il aurait gratifié un prêtre au cours d’une dispute. L’affaire s’envenime et se solde par l’emprisonnement du musicien… qui, en réalité, serait son propre fils, Ignace. Celui-ci « avait moins de talent que son père, était d’un tempérament léger et mourut dans la misère » précise Hugo Reinmann (1849-1919) dans son Dictionnaire de musique (1899). Cette marque d’infamie injustifiée pourrait expliquer, au moins en partie, l’oubli dans lequel son œuvre a sombré. Ce qui rend d’autant plus méritoire l’initiative de György Vashegyi en faveur de sa réhabilitation.

Lorsqu’il compose la Missa Sancti Pauli, sa réputation est déjà bien établie dans la société viennoise. Entré à la cour des Habsbourg en qualité de théorbiste, son talent est rapidement apprécié de l’empereur mélomane Charles VI (1685-1730) qui le nomme vice-Kapellmeiste r en 1711 puis, en 1713, compositeur de la cour impériale, dans le sillage du prestigieux Johann Joseph Fux (1660-1741). A la ville, il est surtout connu pour ses musiques d’opéra composées pour le carnaval de 1706 puis, sans interruption, pour les réjouissances des années 1711 à 1715 (et au-delà).

Sa notoriété dépasse les cercles viennois. Ainsi, il est établi qu’il a joué à Londres en 1707 et que, en 1708, il avait rejoint Giovanni Bononcini (1670-1747) dans la liste des membres de l’Accademia Filarmonica di Bologna (voir notre récente chronique consacrée au San Nicola de Bari). Son style, discuté comme l’a souligné Fétis, n’échappe pourtant pas à l’attention des plus grands. Comme cette cantate Languet anima mea (Mon âme languit) que Johann Sebastian Bach (1685-1750) retranscrit consciencieusement (BWV deest 1006 -  desst signifiant « non catalogué »). Ou Clotilda (1707), un opéra perdu dont Georg Friedrich Haendel (1685-1759) glisse l’ouverture dans son pastiche, Ormisda (1730). Preuves, s’il en fallait, de l’intérêt suscité par la musique de Conti, au moins dans toute l’Europe du Nord.

Même sa Missa Sancti Pauli exerça un pouvoir d’attraction sur Jan Dismas Zelenka (1679-1745), lors de son séjour à Vienne de 1717 à 1719. Dans l’intéressante analyse qui complète le livret du CD, Anna Scholz, première violoncelle de György Vashegyi et musicologue, énumère les principaux aménagements qu’il apporte à la partition originale. Sa copie remaniée est actuellement conservée à la Bibliothèque Nationale de Saxe, à Dresde, sous le titre de Missa mirabilium Dei (Messe sur les merveilles de Dieu). Un titre qui, à nos yeux, pourrait ne pas corroborer l’hypothèse rapportée par Anna Scholz, celle d’une messe originellement composée pour un service commémoratif en mémoire d’un défunt. En effet, ni les adaptations stylistiques ou rythmiques apportées par Zelenka, ni ses quelques remodelages de l’instrumentarium ne nous paraissent de nature à transformer fondamentalement une œuvre à vocation funèbre en ample composition festive. Au demeurant, l’adjonction purement formelle d’un Pie Jesu ne doit pas nous induire en erreur. D’autant qu’il ne s’agit pas du texte associé au Dies irae des messes de funérailles. En réalité, ce complément de programme n’a d’autre but que de nous faire goûter une pièce que, à notre connaissance, seul l’Abchordis Ensemble avait enregistré jusque-là (2014).

Mais alors, pour quel type de cérémonie cette partition avait-elle été commandée ? En toute humilité et sans autre fondement que notre intuition, nous proposons d’ajouter une nouvelle hypothèse à celles qui sont évoquées par Anna Scholz. Pour cela, nous croiserons trois paramètres : le lieu de la première exécution, la date de cette création et le titre donné à l’opus.

C’est en l’abbaye bénédictine des Ecossais de Vienne que la Missa Sancti Pauli a probablement été créée. Ecossais ? Bénédictins ? Un court détour par l’histoire s’impose. Lorsqu’en 1145, le duc Henri II Jasomirgott (1107-1177) fait de Vienne sa capitale, il y installe un monastère destiné à soigner les corps (hôpital et accueil des pèlerins), les esprits (école et bibliothèque) ainsi que les âmes (liturgie et sacrements). Il y fait venir les premiers moines du monastère « écossais » de Saint Jacques de Ratisbonnne, sa résidence précédente. Le terme « écossais » désignant, jusque vers le XIIème siècle, les habitants de la Scotia Major (l’Irlande) et de la Scotia minor (l’Ecosse actuelle). En 1418, Albert II du Saint-Empire (1397-1432) retire la gestion de l’abbaye aux Ecossais pour la confier aux Bénédictins. Le monastère fut alors consacré à Notre-Dame, tout en conservant la référence aux fondateurs écossais. Au fil du temps, le culte marial y a suscité la création de plusieurs confréries. Notamment une Bruderschaft Mariä um ein glückseliges Ende (Fraternité de Marie pour une fin heureuse) destinée à vénérer une statue de la Vierge du XIIIème siècle exposée dans l’église de l’abbaye. Des processions et pèlerinages étaient alors au centre de l’activité de cette confrérie. Dévotion qui se renforce en 1707 lorsque l’Abbé Karl Fetzer contribue à la fondation de la Bruderschaft von den sieben Schmerzen Mariä (Fraternité des Sept Douleurs de Marie). Elle avait, cette fois, une vocation plus caritative et constituait, pour ses membres, une sorte d’assurance maladie.

Intéressons-nous maintenant à la partition conservée dans la prestigieuse bibliothèque de l’abbaye. Elle porte une date, probablement celle de sa première exécution : mars 1715. En revanche, le jour semble indéchiffrable. Anne Scholz évoque le 16 mars, mais sans certitude. Le 16 mars étant un samedi dans le calendrier de l’an 1715, cette piste nous paraît fragile, sauf événement exceptionnel dont nous n’avons trouvé aucune trace. Le court historique du monastère pourrait cependant suggérer deux autres quantièmes : le 17 mars, un dimanche, pour fêter la Saint Patrick en souvenir des moines fondateurs irlandais ou le 25 mars, jour de l’Annonciation, pour célébrer Notre-Dame, protectrice du monastère et inspiratrice des confréries vouées à son culte.

Le saint dédicataire de la partition nous apportera-t-il des éclairages plus décisifs ? Peine perdue, une fois encore, tant les sources font défaut. Car l’Eglise a sanctifié, avant l’an 1715, plus d’une vingtaine de personnes dénommées Paul. Auquel de ces Paul se référait le compositeur ? A Paul de Tarse, apôtre universellement connu, auteur des fameuses Epitres ? Mais il est fêté en janvier et en juin et aucun indice ne semble le rattacher spécialement à la communauté bénédictine de Vienne. Si Paul le Simple (mort en 340), ce pauvre cultivateur égyptien trompé par sa femme et qui se retire en ermite est célébré le 7 mars, là encore, nous n’identifions aucun rapport particulier avec notre monastère. Seul Paul de Thèbes (mort en 345 mais fêté le 15 janvier) pourrait davantage correspondre. En effet, ayant vécu quatre-vingt-dix ans dans la solitude d’une grotte, il est généralement considéré comme l’une des figures fondatrices du monachisme. D’ailleurs, saint Benoît de Nursie (480 ?-547), le fondateur de l’Ordre des Bénédictins, a lui-même suivi, pendant près de trois ans, le mode de vie retiré de Paul de Thèbes. Serait-ce donc ce Paul-là qui a guidé la main du compositeur ?

Tout bien considéré, notre intuition hasarde l’hypothèse suivante : le dimanche 17 mars 1715, le monastère des Ecossais de Vienne s’apprête à fêter la saint Patrick en mémoire de ses fondateurs irlandais. Son dynamique Abbé, Karl Fetzer, décide de donner une solennité particulière à cette manifestation et commande à Conti une grand-messe associant la célébration de la Vierge à la commémoration du premier des ermites, Paul de Thèbes, sur les pas duquel la communauté bénédictine poursuit sa route. Des festivités qui remplissent la Basilika Unser Lieben Frau zu den Schotten (basilique Notre-Dame des Ecossais), l’église du monastère, et multiplient, par conséquent, les opportunités de dons. Par exemple, pour financer l’orgue qui sera installé, la même année, par le facteur d’orgue de la cour impériale, Lothar Franz Walter (1656-1733) ? Simples conjectures, il s’entend.

Du point de vue de la partition conservée par la Schottenstift, cette messe constitue, en quelque sorte, une œuvre gigogne. Si l’opus peut être considéré comme formant un tout, explique Anna Scholz, toujours est-il que les cinq parties de l’Ordinaire sont rangées dans deux recueils différents : le Kyrie et le Gloria dans un premier volume, le Credo, le Sanctus et l’Agnus dans un second. L’inscription portée à la fin du Gloria (Fine del Kyrie, e Gloria) suggère que ces deux pièces peuvent s’interpréter indépendamment de celles du second recueil. Exactement dans le format des missa brevis protestantes ou des messa di Gloria catholiques « où après que l’on a tout dit jusqu’à l’Offertoire, on en reste là sans passer au Sacrifice, comme à Milan et à Reims aux jours des Rogations » (Louis-Ellies du Pin (1657-1719) – Bibliothèque des auteurs ecclésiastiques du XVIIème siècle, 1719).

Dans l’ordonnancement de l’Ordinaire de cette messe, György Vashegyi intercale une Sonata en deux mouvements ainsi qu’un motet pour voix seule. De même, il clôture l’ensemble par un surprenant Pie Jesu. Toutefois, ces pièces sont indépendantes de la messe originelle. D’ailleurs, leur composition est probablement postérieure. Ainsi, à une messe ignorée du public, le chef hongrois ajoute une sonate et un motet « jusqu’à présent inconnu(s) du monde académique ». Raretés et nouveautés comptent donc parmi les premières caractéristiques de ce captivant enregistrement.

« Le Kyrie sert pour exprimer une des intentions du Sacrifice ; savoir est, de demander publiquement pardon à Dieu pour les péchés de toute l’Eglise ; tout ainsi que le Gloria, qui suit immédiatement le Kyrie, exprime une autre intention du Sacrifice, qui est de louer, bénir et adorer Dieu », explique Jean-Jacques Olier (1608-1657) dans son Explication des cérémonies de la grand’messe de paroisse (1687). Une prière à double tempérament, dans laquelle « la masse pesante » de la chair des pécheurs s’anime à la lumière de la dévotion.

Dès le premier Kyrie, Conti propose une forme de diaporama dans lequel défilent des images chatoyantes au rythme des ritournelles instrumentales. Il s’ouvre dans une atmosphère agitée par les violons. Tandis que les Kyrie eleison (Seigneur, ayez pitié) adressés à Dieu par un chœur tourmenté peinent à l’atteindre, les cordes acérées figurent, dans une ligne mélodique descendante, le glaive du Justicier qui s’abattra sur les mécréants. Ensuite, dans une écriture en imitation destinée à représenter la foule des pécheurs rassemblés dans l’Eglise, le chœur exprime sa confiance en la miséricorde divine par un onctueux legato. Une confiance réitérée, de manière plus intimiste cette fois, par quatre solistes. Pour couronner ce premier mouvement, deux fresques téléologiques sont esquissées par l’écriture musicale : le chœur céleste et le chœur terrestre se rapprochent dans une tendre polychoralité pour fusionner ensuite dans un majestueux finale homorythmique. Quelle écriture foisonnante pour un simple exercice d’humilité !

Au moment du Christe, l’assemblée se tourne traditionnellement vers Jésus. Afin de souligner le lien personnel qu’entretient l’homme-pécheur avec le « Dieu fait homme », ce mouvement est intégralement confié à un trio de solistes. Cette trinité mêlant les tessitures extrêmes, nous projette vers un clair-obscur spirituel dans lequel l’amour divin vient à bout de la faute originelle. Une polyphonie délicatement tissée de laquelle affleure, en continu, un Christe ou un eleison habilement distribués entre les trois voix.

C’est par une fugue olympienne que Conti s’adresse maintenant au Saint-Esprit. Une formule musicale empruntée au stilo antico (style ancien) que les musiciens introduisent volontiers dans leurs Kyrie. Déjà, Nicolas de Grigny (1672-1703) proposait, dans son Premier Livre d’orgue (1699) une fugue à 5 qui renferme le chant du Kyrie. Dans notre chronique du 9 août dernier, nous avions également signalé l’emploi de l’écriture fuguée dans le Kyrie RV 587 composé vers 1720 par Antonio Vivaldi (1678-1741). Bien plus tard, une fugue emportera encore le Kyrie de la Messe de Requiem (1791) de Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791). Car l’écriture fuguée entend renvoyer l’image de la multitude, celle du peuple des pénitents qui s’avance par vagues successives ou, sans doute comme ici, celle des langues de feu qui « se divisaient, et il s’en posa sur chacun » des apôtres (Acte des Apôtres, 2, 3). Ici, une supplication apaisée, gorgée de spiritualité.

« Gloria in excelsis Deo/ Gloire à Dieu au plus haut des cieux ». « C’est l’hymne angélique, parce qu’il commence par les paroles que les anges firent entendre aux bergers pour leur annoncer la bonne nouvelle de la venue du Sauveur des hommes… Le Gloria étant un chant de gloire et d’allégresse, on ne le chante pas dans les temps de tristesse et de pénitence, ni dans les messes pour les morts » explique Joseph d’Ortigue (1802-1866) dans son Dictionnaire liturgique, historique et théorique de plain-chant et de musique d’église (1854). Loin des larmes d’une commémoration, Conti préfère un style enjoué et un langage délibérément expressif pour déclamer cet hymne à la Trinité.

Il découpe le texte officiel en neuf sections puis insuffle à chacune d’elles un tempérament singulier. Dès l’entrée, l’hymne des anges est attisé par une sinfonia concertante installant d’emblée un climat d’allégresse. Cavalcades instrumentales, voix célestes et chœur terrestre rivalisent d’enthousiasme sur un rythme sémillant. Alors qu’Adriana Kalafszky vocalise les paroles prononcées par les anges, le chœur les emporte dans une sorte d’euphorie évoquant l’allure joyeuse des chants de Noël. La reprise de Péter Bakany galvanise le chœur dont les impeccables roulades sont électrisées par son pupitre du dessus. Soudain, un silence impose un changement abrupt d’atmosphère. Pour matérialiser la paix qui règne entre les hommes de bonne volonté (et in terra pax), le tempo s’apaise, les instruments jouent colla parte (un accompagnement instrumental identique aux voix), laissant au seul chœur homophone le soin de faire ressentir cette plénitude paisible. L’écriture en imitation, une fois encore, évoque la communauté des hommes de bonne volonté.

Les cinq formules de louange successives circulent de voix en voix, des solistes vers le chœur, dans une alternance aux combinaisons changeantes. Les instruments scandent leur énoncé tandis que les cordes ornent de guirlandes furtives les nombreuses reprises de l’adoramus te (nous t’adorons). Si les laudamus te (nous te louons), benedicimus te (nous te bénissons), adoramus te et glorificamus te (nous te glorifions) se déploient sur un tempo alerte, celui de la piété joyeuse, le gratias agimus tibi (nous te rendons grâce) est déclamé successivement par les quatre solistes avec davantage de retenue, étiré en de longues tenues de notes. Un bel exemple d’expressionnisme qui va jusqu’à s’inspirer des postures associées à chaque mot, les uns se manifestant avec une certaine exultation, les autres invitant à davantage de recueillement. Mais c’est au chœur qu’il revient de souligner les raisons de ces louanges : propter magnam gloriam tuam (à cause de ta grande gloire). Une fois encore, c’est dans une fugue généreuse que le peuple rassemblé salue la grandeur divine.

Le mouvement suivant réunit, dans une même section, la célébration du Père et du Fils. Un duo associant le contre-ténor à un violon suggère d’abord l’image d’un père affable et attentionné. Sur un tempo apaisé, la mélodie caresse le texte avec élégance tandis que le violon virevolte dans de gracieuses ritournelles. En revanche, l’évocation du Fils inspire à Conti un changement de style radical. Le rythme s’échauffe, l’instrumentarium se renforce, la ligne vocale de la soprano s’orne de généreuses vocalises. Et, comme pour marquer le fait que le Fils ne fait qu’un avec son Père, l’admirable timbre grave de Thomas Dolié se mêle à l’aigu cristallin d’Adriana Kalafszky pour conclure ce passage par un duo enflammé, attisé par un continuo fébrile. Une exaltation qui s’éteint soudainement à l’évocation des péchés. Dans un style d’opéra, un chœur homophone confesse d’abord les peccata mundi (les péchés du monde) avant que, dans un fugato larmoyant, les solistes ne passent du duo au trio pour implorer la Trinité sur une tonalité mineure transpercée de dissonances et de sanglots figurés par une succession de sauts de quinte. Cet appel au pardon, amplifié par le chœur, se prolonge dans un suscipe deprecationem nostram (recevez notre prière) dont le tempo évoque la confiance retrouvée dans l’indulgence divine. Le chœur se tourne maintenant vers Jésus pour lui adresser une demande de pardon des fautes, exactement dans les mêmes termes que la demande initiale destinée au Père.

Le mouvement final retrouve l’allant de la section introductive. Une ouverture instrumentale impulse un tempo enjoué sur lequel Adriana Kalafszky pose sa voix d’une pureté exquise pour saluer les titres divins de Jésus dans un solo joliment perlé. Avant cette fugue grandiose que le chœur destine au Saint-Esprit. Une fois encore, le Purcell Choir fait miroiter ses différents pupitres, parmi lesquels les basses imposantes et les aigus aériens canalisent à merveille des flots de sons parfaitement ouvragés.

Curieusement, György Vashegyi prodigue une sonate et un petit motet au moment précis où se déroule la liturgie de la Parole (la lecture de l’Epître et de l’Evangile) alors que les moments qui leur sont habituellement dédiés se situent plutôt après le Credo, à l’Offertoire ou à l’Elévation. Ce bouleversement des usages ne constitue cependant pas un obstacle pour écouter avec gourmandise ces deux pièces qui nous sont proposées en premier enregistrement mondial.

La Sonata de Conti ne comporte que deux mouvements, Largo et Allegro assai lorsque les sonates du début du XVIIIème siècle déclinaient généralement un nombre plus important de sections. En effet, dès son premier Opus réunissant douze sonata da chiesa (sonates d’église), Arcangelo Corelli (1653-1713) avait installé un modèle de référence : quatre mouvements alternativement lent/vif/lent/vif. Alors, la sonata de Conti constituerait-elle une partie seulement d’une composition plus développée mais qui aurait disparu ? Pourtant, aussi courte soit-elle, cette pièce instrumentale attire l’attention pour son caractère mélodieux. Particulièrement ce Largo qui enchante par son élégance paisible. De même, les cordes graves ouvrent une fugue Allegro (jouée) assai (très vite) que les violons finissent par enflammer. Certes, le jeu nous paraît retenu. Mais il apparaît parfaitement millimétré et les nuances sont polies avec grand soin.

Le Motetto per ogni Santi, e per il giorno di tutti gli Santi (Motet pour chaque saint et pour le jour de tous les saints) écrit pour alto solo avec cordes et continuo, compte trois mouvements : une aria et un récitatif couronnés d’un Alleluia vivifiant. Composé pour la Toussaint et, de façon plus générale, pour honorer un saint, sans exclusive, il a été intégré au programme parce que sa « tonalité (le) connecte à notre messe », justifie Anna Scholz.

Le texte de l’aria a peut-être été rédigé par Conti lui-même ou, plus probablement, un poète de son entourage. Il se réfère à l’image des trois états de l’Eglise : l’Eglise militante, celle qui réunit les fidèles qui combattent, sur terre, les ennemis de son salut ; l’Eglise souffrante dans laquelle patientent les âmes du purgatoire ; l’Eglise triomphante, la société des saints qui siège auprès du Christ. C’est à cette dernière que le motet entend rendre hommage.

L’entrée instrumentale nous plonge sur le champ de bataille terrestre, celui sur lequel l’ecclesie triumphantis (l’Eglise triomphante) s’apprête à remporter la victoire finale sur le Mal. Nous sommes encore en plein tumulte et les violons projettent toujours leurs traits impétueux. D’une voix parfois vacillante, Peter Bakany entonne le Fastos caeli audite (Ecoutez, les fêtes célestes), cette fête à laquelle les saints de l’Eglise triomphante convoquent les fidèles de l’Eglise militante. Pour solenniser la rencontre de ces deux Eglises, Conti fait miroiter, par des vocalises virtuoses, deux mots autour desquels se structure le poème : triumphantis et militantes.

Le récitatif paraphrase librement quelques lignes du Psaume 149, ce chant triomphal qui fait d’Israël (donc de l’Eglise) l’instrument de la justice divine. Si l’esprit du texte exulte, l’accompagnement sobre du continuo et la simplicité de la ligne mélodique invitent davantage à la méditation. Une discordance commandée, probablement, par le principe rhétorique de varietas, ce grand ordonnateur de toute la culture humaniste. A ce mouvement lent succède donc logiquement un Alleluia emporté par une déflagration de vocalises. Aiguillonné par les violons et tonifié par le continuo, Peter Bakany y fait la démonstration de sa virtuosité dans l’art d’ourler les sons et de gravir les degrés jusqu’aux limites de sa tessiture.

Le Credo c’est, explique Joseph D’Ortigue, « la profession de foi, le Symbole universel, l’adhésion au dogme catholique de tous les fidèles ». Un Credo qui constitue ici, selon Anna Scholz, l’un des premiers exemples de ce que les connaisseurs nomment « Messe du Credo ». Cette particularité se caractérise par une répétition constante, par le tutti vocal, du premier mot de l’hymne tout au long du premier mouvement. Comme le feront, plus tard, Mozart dans le Credo de sa Messe en ut majeur KV 257 (1770) ou Ludwig van Beethoven (1770-1827) dans celui de sa monumentale Missa solemnis (1827).

Dès l’ouverture instrumentale, la cadence est martelée avec vigueur, préfigurant les ardentes interjections du chœur. De vigoureux Credo sont assénés par le tutti vocal, vite emportés par les rafales de triples croches arrachées aux violons. Cette brève formule d’allégeance (Credo/ je crois) ponctue ensuite la revue, par quatre solistes, des premiers articles de la foi catholique. Comme pour certifier, avec force et conviction, chacune des composantes du tableau trinitaire. A peine quelques mots affleurent-ils du récit homophone. Comme cet omnipotentem uniquement porté par le pupitre grave du chœur pour désigner la toute-puissance de Dieu le Père, ce saecula souligné par une longue tenue de note suggérant l’interminable chaîne des siècles ou encore ces vocalises sur omnia qui ne doivent laisser aucun doute sur le fait que Dieu est l’auteur de toutes les créations (per quem omnia facta sunt). Pour clore ce premier mouvement, l’écriture musicale relie ostensiblement deux termes pour imager le dogme de l’incarnation : le terme descendit (il est descendu du ciel) est souligné par des répétitions insistantes de deux solistes (le seul passage associant deux basses) tandis que et in incarnatus est (qui s’est incarné) est plongé dans le recueillement par les dessus du chœur. Un court développement qui pourrait constituer un indice permettant de relier cette composition au culte de la Vierge au sein de la Schottenstift.

Le crucifixus (qui a été crucifié) mêle la douleur à la majesté. Certes, l’affliction est sous-jacente, s’exprimant notamment dans les silences qui imprègnent le verset. Mais le chœur l’exprime avec gravité et dignité. Dans ce court passage, Conti associe magistralement le geste au son. En effet, comme Dietrich Buxtehude (1637-1707) dans Membra Jesu nostri BuxWV 75, son écriture musicale entend guider le regard du chrétien, le conduisant des pieds vers le visage du crucifié. Peut-être même jusqu’aux fresques peintes au plafond de l’église Notre-Dame des Ecossais qui représentent différentes scènes de la Passion du Christ. Ainsi, ouverte par les voix du dessous, la séquence du crucifixus gravit ensuite une pente chromatique jusqu’à sa conclusion par les voix du dessus. Puis, peu à peu, le tempo s’immobilise et le chœur s’éteint sur un très expressif sepultus est (a été enseveli).

Jusqu’à l’explosion du resurrexit (est ressuscité) martelé sur une même note par le tutti choral. Le figuralisme imprègne toute cette séquence, se saisissant des verbes d’action pour les traduire en langage musical. Ainsi, ascendit in caelum (est monté aux cieux) escalade une fringante ligne mélodique alors que sedet (est assis) imite le mouvement menant à la position assise. Sans compter l’ajustement du rythme pour distinguer, à l’heure du jugement, la vitalité des vivos (vivants) stimulée par les voix du dessus et l’ensevelissement des mortuos (morts) signifié par le pupitre des graves. A l’image, Conti ajoute l’invective lorsque le chœur scande des non impétueux pour affirmer que non, cujus regnit non erit finis (son règne n’aura pas de fin).

L’écriture en imitation singularise, une fois encore, l’hommage adressé au Saint-Esprit. Ce mouvement, particulièrement concertant mais uniformément contemplatif, est d’abord confié aux voix du dessus (soprano et alto) qui saluent les trois personnes de la Trinité. Quant aux voix du dessous (ténor et basse), elles célèbrent l’Eglise une et indivisible. De sobres ritournelles instrumentales réalisent une liaison élégante entre les différentes parties du texte. Un prélude paisible menant à un finale grisant. Ce vitam venturi saeculi (et la vie du siècle à venir) qui, à bien des égards, confesse son cousinage musical avec le et in saecula saeculorum (pour les siècles des siècles) du Dixit Dominus (1707) HWV 232 de Georg Friedrich Haendel (1685-1759). Coïncidence ou parodie musicale ? En tout état de cause, une conclusion grandiose signant une œuvre riche par son expressivité.

Le chant du Sanctus, comme le Gloria, est d’essence céleste. Car il s’inspire d’une vision rapportée par l’Apocalypse (4,8) dans laquelle quatre anges « portant chacun six ailes » entourent un trône et « ne cessent de répéter jour et nuit : Saint, Saint, Saint, Seigneur, Dieu Maître-de-tout ». C’est probablement à ce texte que se réfère Conti pour arrêter la distribution vocale. Deux voix d’anges (soprano et alto) louent, par trois fois, la sainteté du Dominus Deus Sabaoth (le Seigneur Dieu des armées) tandis que le chœur incarne les chorales célestes pour magnifier l’immensité de sa gloire qui remplit caeli et terra (le ciel et la terre). Un ingénieux jeu de contrastes opposant une adoration pleine de dévotion à une célébration aux contours somptueux. Cette même répartition des rôles structure le Benedictus : une bénédiction déférente suivie d’un Hosanna porté par une fugue qui chemine au rythme résolu d’une marche.

« Les paroles de l’Agnus Dei… ne sont-elles pas de nature à inspirer les sentiments de la plus tendre piété », explique l’abbé Léonard Poisson (1695-1753) dans son Traité théorique et pratique du plain-chant, appelé grégorien (1750). « Ce qu’oublient trop souvent les auteurs des messes en musique qui, sous prétexte que l’Agnus Dei est le dernier morceau de leur œuvre, croient devoir la terminer par des accents pleins d’éclat et où se réunissent toutes les forces vocales et instrumentales », condamne Joseph D’Ortigue en 1854. Un écart que ne commet pas Conti. Car c’est très respectueusement, avec même une forme de tendresse, que le chœur homophone s’adresse d’abord à celui qui efface les péchés du monde (qui tollis peccata mundi). L’appel à la miséricorde (miserere nobis/ ayez pitié de nous) manifeste encore davantage d’égards. Soutenues par un continuo délicat, les voix du dessus invoquent d’abord la pitié, suivies, en imitation et avec une densité instrumentale renforcée, par les autres pupitres du chœur et de l’orchestre. La seconde invocation est concédée à un duo solistes (ténor et alto), laissant au chœur le soin d’amplifier la requête. Ces deux appels se concluent sur un dona nobis pacem (donne-nous la paix) aux accents d’opéra. Solistes et chœur diffusent, tour à tour, un parfum rassurant. Les lignes mélodiques s’enchevêtrent et ondulent sans jamais perdre leur cours paisible. Une merveille de l’écriture concertante. Dans un dernier élan, l’appel monte vers Dieu avant de s’éteindre dans un murmure confiant.

Le programme pouvait parfaitement s’arrêter dans ce doux climat de sérénité. Pourtant, György Vashegyi a tenu à nous offrir, en bonus, un troublant Pie Jesu. Non pas le Pie Jesu, Domine, dona eis requiem (Pieux Jésus, Seigneur, donne-leur le repos) habituellement chanté lors de la célébration des funérailles. Mais un Pie Jesu, ad te refugio (Pieu Jésus, je me réfugie auprès de toi) dont le texte est inédit et l’auteur inconnu. Cette aria pour une voix de ténor et cordes est parsemée de dissonances et d’altérations chromatiques. Dissonances plus accentuées encore dans l’interprétation plus ancienne de l’Abchordis Ensemble. En revanche, ici, la voix de Zoltan Megyesi nous paraît mieux assurée et plus caressante. Le texte et la musique délivrent deux messages complémentaires. Le premier exprime le repentir du pécheur et son espoir de trouver refuge auprès de Jésus. La seconde, en revanche, suggère le difficile chemin de l’ascension mystique.

La messe est dite. Mais qu’en reste-t-il ? D’abord, le sentiment d’une injustice enfin réparée par un entreprenant György Vashegyi, grand découvreur de talents enfouis dans les pénombres de l’histoire de la musique. Combien sont-ils encore à l’attendre pour retrouver un public ? Ensuite, la découverte de la langue musicale pratiquée par Francesco Bartolomeo Conti. Prospecteur de l’écriture expressive et figurative, avec des notes pour seuls matériaux, il éclaire les mots, les anime et les met en scène, comme à l’opéra. Enfin, les qualités remarquables des interprètes. La diction soignée, le phrasé épuré et l’expression dramatique caractérisent ces solistes aux facultés éprouvées. Ils ont pour interlocuteurs un Purcell Choir qui excelle dans l’art des nuances et la ferveur communicative de son chant. Enfin, ils sont soutenus par un Orfeo Orchestra dont la brillance sonore apporte aux textes un supplément d’âme. En somme, une convergence de talents qui fait sonner une messe conjuguant merveilleusement l’art du contraste, l’invention mélodique et rythmique et la spiritualité.



Publié le 24 sept. 2019 par Michel Boesch