Mr Couperin - Brice Sailly

Mr Couperin - Brice Sailly ©Trois hommes et un garçon (peinture inachevée), Antoine Le Nain (1599-1648) et l’un des trois frères Le Nain, XVIIe siècle - Londres, National Gallery
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Secrets de famille

C’est avec un véritable de déluge de notes que vous emporte le prélude non mesuré des pièces en ré mineur. Bourrasques et abîmes se succèdent, nous faisant explorer en quelques instants une multitude de paysages traversés de questions, de suspensions propres à vous faire perdre pied. C’est à peine, si le passage central en fugato mesuré nous permet de reprendre souffle car le troisième volet s’affirme avec une vigueur réitérée qui nous subjugue d’emblée. Où trouver pareille éloquence ? A-t-on jamais mieux senti le caractère improvisé d’un prélude non mesuré ? La musique se crée à l’instant même, n’ayant guère besoin d’être jetée sur le papier, toute transcription en amoindrirait les intentions, ici, évidentes, celle d’un drame qui se joue sous nos yeux. Quant à savoir lequel, qu’importe ! L’imaginaire de chacun est ici convoqué et c’est une véritable boîte à souvenirs qui s’ouvre, faisant songer à un enregistrement de la regrettée Blandine Verlet (chez Valois au début des années 1970) marqué par une liberté de ton analogue.

Brice Sailly, après nous avoir livré un remarquable florilège consacré à François Couperin (1668 – 1733), « le Grand » (voir mon compte-rendu) a laissé ici sa Chambre Claire pour se confier en solitaire à un instrument idoine, une copie du fameux Tibaut de Tolose, réalisée par l’extraordinaire facteur Émile Jobin. Son jeu est viril, extraordinairement puissant, en parfaite correspondance avec la couverture si judicieusement choisie, affichant un triple portrait énigmatique des frères Le Nain et représentant trois visages d’hommes ayant fière allure. À l’anonymat de ceux-ci répond en écho le mystère entourant l’attribution des pièces ici présentées. Sont-elles de Louis ou François, les oncles du susnommé, ou bien encore de Charles, son père, si magnifiquement portraituré par Claude Lefebvre (autre choix éditorial louable : une superbe reproduction de ce tableau ouvre le livret) ? En effet, les manuscrits du XVIIe siècle conservent l’équivoque des secrets de famille, se bornant à une simple signature : « Mr Couperin », que l’album reprend pour titre.

Brice nous convie à un jeu de piste dont il se gardera bien de nous montrer les issues, nous plongeant dans un labyrinthe dont nous n’avons guère envie de sortir. Au bout de cette si belle heure de musique, on réécoute et on réécoute encore ce qui s’affirme assurément comme l’un des plus grands enregistrements de clavecin consacré au répertoire des ascendants Couperin de ces dix dernières années.

Le ton altier du prélude non mesuré en ré mineur semble imposer aux autres pièces de cette suite cette même autorité. Les courantes bondissent comme la volte et plus encore les canaries dont le double affiche une virtuosité robuste et sans faille sous les doigts, ô combien habiles, de notre claveciniste. Néanmoins, la tendresse imprègne certaines pages. L‘Allemande permet ainsi d’apprécier les sonorités somptueuses de ce clavecin, ces graves profonds, ce médium charnu et ces aigus de cristal. La délicate Pastourelle de son chant plaintif évoque le charme des brunettes ou d’autres toiles des frères Le Nain, comme celles figurant des enfants musiciens. La sarabande ne laisse d’étonner avec son étrange accord initial (la, do dièse, fa, la) qui la rend immédiatement inoubliable. Ses dissonances, ses chromatismes et ses marches de septièmes (dans sa seconde partie notamment) nous ravissent par leur pouvoir à sans cesse repousser la conclusion du propos. La grave chaconne reprend à bon compte le procédé de débuter sur un accord inattendu (ici un accord de sixte sur fa dièse, sensible de la sous-dominante, détour étonnant avant d’affirmer la tonalité principale). Sa structure en rondeau nous entête et nous retient sans cesse en cette ruelle que nous ne pourrions abandonner qu’avec regret.

Les pièces en mi-la tranchent par leur douceur après cette grandeur dispensée avec tant de prodigalité. Le prélude se hasarde à nous égarer tant il est aventureux dans ses multiples détours, n’affirmant aucune tonalité clairement, et ce, jusqu’au dernier moment. L’Allemande de la Paix (allusion à celle de Pyrénées ?) se déploie avec une noblesse dénuée d’ostentation, le ton est grave mais pudique. La courante qui la suit s’illumine par ses emprunts au relatif (sol majeur) et à la dominante de celui-ci (ré majeur) avant de conclure en mi. La sarabande fait songer, dans ses premières mesures, à une autre signée Gaspard Le Roux (Suite en la). Très développée, elle comprend trois volets, dont le dernier embelli d’une petite reprise, conclut les premières fois en mineur avant que le rayon d’une tierce picarde ne vienne illuminer son ultime mesure. La Piémontaise, assez péremptoire de ton, s’affirme crânement, animée d’un mouvement irrésistible qui vient emporter les caresses des pièces qui l’ont précédée.

Les pièces en ut jouent sur des clairs-obscurs dignes des caravagesques français (Valentin de Boulogne, Nicolas Régnier, Georges de La Tour ou encore Simon Vouet), par l’alternance d’ut mineur (la grave Allemande, La Précieuse, la splendide première sarabande ténébreuse à souhait ou la gigue pleine de tension) et d’ut majeur inauguré par un foisonnant prélude non mesuré. La courante (16) laisse dévaler ses cascades de croches pour laisser ensuite les mains se partager un ravissant motif évoquant quelque carillon. La sarabande (25) concentre ses trois voix dans le médium de l’instrument et se pare d’un charme mélodique certain. La grandiose passacaille (construite sur son tétracorde descendant : ut, si bémol, la, sol) rutile aussi bien par l’ampleur de son « grand couplet » (le rondeau) que par les multiples envolées de ses dix couplets intermédiaires. Quant à la dernière reprise, oscillant entre ut mineur et ut majeur, elle concentre à elle seule toute l’ambiguïté d’éclairage qui règne sur cette dernière suite. En dépit de ses carrures lullystes, le menuet final, joué sur le 4 pieds, semble, par son caractère miniature accueillir François, l’enfant, illustre représentant de cette famille de musiciens hors du commun. Une fois l’héritage transmis, la relève sera bien assurée !

Enfin, terminons, par ce que nous pensons constituer le point culminant de cet objet discographique exceptionnel : la Pavane en fa dièse mineur, dite « dans le ton de la chèvre » comme les luthistes d’alors se plaisaient alors à surnommer cette rare tonalité. Page bouleversante et ambitieuse comprenant trois parties, d’un tempo ample, celle-ci oublie la danse, fort à propos, pour suspendre le temps et convier l’auditeur à une méditation voire une oraison sur les vanités terrestres. À l’écoute de cette page, d’une insondable mélancolie, qui prouve s’il en était besoin le formidable pouvoir expressif du clavecin, il nous revient quelques vers d’une Ode de Théophile de Viau (mort en 1626, l’année de naissance de Louis Couperin…) :

« Les planètes s’arrêteront,
Les éléments se mêleront
En cette admirable structure
Dont le Ciel nous laisse jouir.
Ce qu’on voit, ce qu’on peut ouïr,
Passera comme une peinture :
L’impuissance de la nature
Laissera tout s’évanouir. »



Publié le 16 févr. 2021 par Stefan Wandriesse