La Morte vinta sul Calvario - Ziani

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Un sepolcro à la Cour impériale de Vienne

24 mars 1706, à la Hofburgkapelle de Vienne. En fin de journée, l’empereur Joseph Ier de Habsbourg (1678-1711) quitte ses appartements et se dirige vers la Cesarea Capella (chapelle impériale). Plus tôt dans la journée, il avait certainement assisté à l’office du Vendredi Saint. Office durant lequel le récit de la Passion du Christ et la dévotion de la croix tiennent lieu de messe.


Vue intérieure de la Hofburgkapelle- 22 septembre 1705 – Te Deum en hommage au nouvel empereur – Erb-Huldigung… - Ludwig Gülich, Edler von Lilienburg - 1705

D’une manière générale, la maison des Habsbourg voue un véritable culte à la croix du Christ. Un culte ancien, plus récemment ravivé par un événement nimbé de légende. En juin 1619, l’archiduc d’Autriche, le futur Ferdinand II de Habsbourg (1578-1637), est assiégé à Vienne. « Une moitié de l’Allemagne encourageait les rebelles ; l’autre attendait en silence le résultat des événements… C’est ainsi qu’au moment même où il était maître de tout (nota : son élection imminente au trône impérial), il se voyait sur le point de tout perdre », note Friedrich von Schiller (1759-1805) dans le premier tome de son Histoire de la Guerre de Trente Ans (1791). Poursuivi jusqu’au cœur de son palais viennois, la légende veut qu’il s’agenouillât devant un crucifix pour implorer l’aide du Très-Haut. Au même moment, des trompettes sonnent la retraite. Les rebelles refluent, sauvant in extremis la vie et le trône de l’archiduc. L’historien autrichien Richard Bösel rapporte que ledit crucifix a été placé au-dessus du tabernacle du maître-autel de la Hofburgkapelle. Désormais honoré par plusieurs générations d’empereurs, il est également prié durant les périodes d’affliction, de peine et de difficultés (in Kummer, Leid und Schwierigkeit). Enfin, la tradition veut que ce crucifix fût placé, à l’heure de leur mort, dans les mains des défunts de la maison des Habsbourg (in Ein Projekt im Auftrag Ferdinands II. für das Ignatius-Heiligtum in der römischen Kirche Il Gesù, 2006).

Cette pietas austriaca (c’est ainsi que l’on nomme la sensibilité religieuse des Habsbourg) se reflète également dans les reliques conservées dans le trésor impérial. Le professeur de langues étrangères de la cour impériale, Antonio Bormastino (16..-17..), en dresse le catalogue dans sa Description historique de la ville et résidence impériale de Vienne (1719) : le « clou qui perçait la main droite de Notre Sauveur » et que l’empereur Constantin portait sur son chapeau, un morceau de la couronne d’épine « lequel est enfermé dans un Cristal », diverses reliques dont « la colonne de la lance et des verges de la Passion, avec quelques gouttes du sang précieux et des poils de la barbe de Notre Seigneur ».

Et quand la dévotion coutumière à la croix se fond dans la dramaturgie du rituel du Vendredi Saint, tout laisse à penser que la cour impériale se trouve plongée dans une ambiance lourde et sombre.

Pour autant, Joseph Ier n’avait pas le caractère de ses prédécesseurs. Son père, Leopold 1er (1640-1705), était animé d’une foi intense nourrie par son proche conseiller, le capucin d’origine vénitienne, le Bienheureux Marc d’Aviano (1631-1699). Joseph Ier, au contraire, était attiré par les plaisirs. Certes, il partage, avec son père, le goût de la chasse et de la musique. Mais « ce qui était inhabituel » (souligne l’historien Max Braubach (1899-1975) dans la notice parue dans la Deutsche Biographie, 1974), c’est son penchant pour les dames de toutes conditions. Libertinages durant lesquels il contracte la syphilis, un an avant d’accéder au trône impérial. Ce qui « faisait sensation et causait du chagrin à ses parents », remarque l’historien. Par ailleurs, malgré son intelligence, sa capacité à gouverner est fragilisée par son tempérament insouciant et inconstant. Est-ce pour cette raison que, à l’occasion de la célébration du premier Vendredi Saint de son règne, la représentation musicale du soir se signale par son tour catéchétique singulièrement marqué ?

Afin de renforcer le pouvoir moral du discours, aumônier, librettiste et musicien choisissent de diffuser le catéchisme par la musique. Car Joseph Ier portait à cet art beaucoup d’intérêt. Ses contemporains l’ont même « rapidement considéré comme un expert et également virtuose de la flûte ». A ses heures, il lui arrivait même de composer, indique Max Braubach.

Or, les théâtres sont fermés le Vendredi Saint et les divertissements proscrits en cette fin de Semaine Sainte.

Cependant, dans le répertoire sacré, un genre particulier va permettre de contourner les interdits : le Sepolcro ou l’Azione Sacra. Le terme azione (action) devant être compris à la lumière de la tradition aristotélicienne sur laquelle nous reviendrons lorsque nous nous intéresserons à la dynamique narrative de l’œuvre enregistrée par Les Traversées Baroques. D’aucuns le nomment Viennese Sepolcro pour souligner le caractère autochtone de ces évocations dramatisées.

Sur le plan chronologique, ce genre musical est précédé d’une pratique de dévotion autour d’une représentation figurée du sepulcrum christi (tombeau du Christ). Dans son article consacré aux Saints-sépulcres monumentaux. Du Rhin supérieur et de la Souabe 1340-1400 (Presses Universitaires de Strasbourg, 2019), Sylvie Abella décrit comment « les célébrations de la semaine sainte, d’abord à caractère liturgique, s’imprègnent d’une progressive théâtralisation ». Ainsi, lorsqu’il fait son apparition au Moyen-Age, le « sepulcrum désigne l’objet même, dans lequel on « déposait », le vendredi saint, une imago crucifixi, une petite croix ou une statuette du Christ mort » étendu de tout son long. En terres d’Empire, ces reposoirs, « objets, légers et faciles à déplacer », étaient installés « généralement dans la nef ou dans le chœur » jusqu’au matin de Pâques. Antonio Bormastino signale que, dans le Stephansdom (cathédrale Saint-Etienne) de Vienne, « ce qu’il y a encore de fort remarquable, est un ouvrage portatif qui ne s’expose que le Vendredi Saint, et qui représente le saint sépulcre de Notre Seigneur ». Ces objets étaient souvent installés dans un décor de circonstance. Tels les sepolcri (ou cartelami) corses, ces monuments éphémères en forme de pavillons textiles, tentures peintes ou silhouettes peintes qui ont été inventoriés et décrits par Franco Boggero et Alfonso Sista dans leur ouvrage Il Teatro dei Cartelami (Silvana Editoriale, 2013).


Francesco Carli – Sepolcro, 1770-1780, Ficaja (Haute-Corse), église paroissiale in Il Teatro dei Cartelami

Existait-il un équivalent à la Hofburgkapelle ? L’un des sepulcri qui y avait été représenté pourrait livrer un indice. En effet, la didascalie complétant le livret d’Il Dono della Vita eterna (Le don de la vie éternelle) mis en musique en 1686 par Antonio Draghi (1634-1700), indique que, juste avant que ne résonne la Sinfonia a cinque, « le Saint Sépulcre une fois découvert, l’on voit l’apparence d’une vallée, des buissons épineux d’un côté et une grotte de l’Enfer de l’autre ». Il s’agit probablement d’un décor peint (Hintergrundprospekt) conçu par l’architecte et scénographe Lodovico Ottavio Burnacini (1636-1717) ou par l’un de ses frères.

Si le sepulcrum offre le cadre matériel et ouvre à une voie spirituelle, le sepolcro anime également l’action. A la cour de Vienne, il en est ainsi depuis les années 1640. Probablement à l’initiative du directeur musical de la cour, Giovanni Valentini (1582 ? -1649). Ce poète et musicien vénitien était l’un des premiers à s’être exercé aux dialogues dramatiques qu’il publie dans sa Musiche a doi voci e basso continuo (1621). Construits sur le principe de ces dialogues, les premiers sepulcri épousent donc les formes d’une Rappresentazione sacra (spectacle scénique et musical sur un thème religieux) dont la Rappresentatione di anima e di corpo (1600) d’Emilio de’ Cavalieri (1550-1602) pourrait constituer un prototype. Leopold Ier en institutionnalise la pratique en inscrivant le sepolcro du Vendredi Saint dans le cérémonial de la cour (Hofzeremoniel). Dans le même temps, au moins de 1660 à 1686, un sépolcro est représenté, la veille, dans la chapelle privée de l’impératrice douairière Eleonora Magdalena Gonzaga von Mantua-Nevers (1628 ?-1686). Une femme dont la dévotion fervente affleure des poèmes religieux qu’elle compose en italien. Joseph Ier perpétue la tradition. Toutefois, il renonce aux mises en scènes costumées associées, jusque-là, à ce type de représentation. C’est ainsi que, davantage que par le passé, le sepolcro se modèle sur l’oratorio. C’est d’ailleurs ainsi que Marc’Antonio Ziani (1653-1715) intitule sa composition (comme d’autres avant lui) : La Morte vinta sul Calvario (La Mort vaincue sur le Calvaire), oratorio cantata al Santissimo Sepolcro la sora del venerdi santo l’anno 1706 (oratorio chanté au très Saint-Sépulcre le soir du Vendredi Saint de l’année 1706).


Manuscrit de la page-titre de La Morte vinta sul Calvario – Österreichische Nationalbibliothek, Vienne

Fort logiquement, les sepolcri ont tous pour thème l’épisode de la Crucifixion. Certes, quelques rares textes sont prélevés dans l’Ancien Testament lorsqu’ils délivrent un message annonciateur du sacrifice du Christ. Ainsi en est-il d’Il Sacrifizio d’Abramo (Le sacrifice d’Abraham) mis en musique par l’empereur Léopold lui-même (1660). Cependant, la plupart d’entre eux prennent appui sur des passages évangéliques. Certains s’intéressent aux événements. Tel Il terremoto (1682) dans lequel l’un des grands spécialistes du genre, Antonio Draghi, évoque le tremblement de terre qui survint après la mort du Christ. D’autres privilégient les personnages historiques. Comme La Maddalena (1663) dans laquelle le successeur de Valentini, Antonio Bertali (1605-1669), met en parallèle le profil de deux femmes : la sainte (Marie) et la pécheresse (Marie-Madeleine). Enfin, en 1667, le franciscain Antonio Cesti (1623-1669) transcende l’événement dans un sepolcro en latin : Natura et quatuor elementa dolcentia ad Sepulcrum Christi. Il y laisse les figures allégoriques de la Nature et des quatre éléments (feu, air, eau, terre) pleurer le sacrifice du Christ.

Au bout du compte, trois constantes apparaissent dans ces ouvrages. Bien entendu, la mise en scène (costumes et décors). Nous n’y reviendrons pas.

Ensuite, la langue employée. A savoir l’italien. Car, dans la Vienne du XVIIIème siècle, l’art lyrique (opéras, oratorios, sepolcri) parle italien. Pour l’opéra viennois, jusqu’à la représentation de L’enlèvement au Sérail (Die Entführung aus dem Serail) K 384 de Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791), le 16 juillet 1782. Pour les sepolcri, quelques exceptions nuancent cependant l’ascendant pris par la langue italienne. D’abord, Stärke der Liebe (La force de l’amour… du Christ) de Johann Heinrich Schmelzer (1623-1680), bey dem h. Grab teutsch gesungener vorgestellt (représenté en chantant en allemand auprès du saint sépulcre) en 1677. Suivi de deux oratorios mis en musique par l’empereur Léopold Ier lui-même. Tous deux créés un Jeudi Saint : Die Erlösung des menschlichen Geschlechts (La rédemption du genre humain), le 30 mars 1679 et Sieg des Leidens Christi über die Sinnligkeit (La victoire des souffrances du Christ sur la sensualité), le 26 mars 1682. Une mention manuscrite déposée à la Nationalbibliothek de Vienne indique que le second a été conçu à l’intention de l’archiduchesse Marie-Antoinette-Thérèse-Josèphe d’Autriche surnommée Maria Antonia (1669-1692) pour être chanté bey dem heiligen Grab (devant le saint sépulcre). Peut-être en est-il de même pour le premier.

Enfin, le recours au répertoire allégorique. Sur ce point, Cesti est loin d’être le seul à user de ce procédé dramatique. En effet, dans les sepulcri que nous avons consultés, les Idées s’incarnent et se mêlent aux personnages historiques : l’Obéissance et l’Humanité dans le Sacrifice d’Abraham ; la Science et la Foi dans Il terremoto (voyez la chronique) ; le Repentir et l’Amour envers Dieu dans La Maddalena. Marc’Antonio Ziani posera donc ses pas dans ceux de ses prédécesseurs lorsque, dans La Morte vinta, il met en scène le « dialogue théâtral » entre Il Demonio (le Démon), la Morte (la Mort), La Natura Umana (la Nature Humaine), la Fede (la Foi) et l’Anima d’Adamo (l’Âme d’Adam).

Sur un plan musical, son ouvrage s’inscrit donc dans une forme de continuité. En revanche, deux informations biographiques suggèrent que la singularité de son talent faisait l’objet d’une reconnaissance publique à la cour de Vienne. D’abord, l’expérience dont il peut se prévaloir dans la musique d’église (il a exercé les fonctions de maître de chapelle à la cour de Mantoue de 1686 à 1691) et de théâtre (il a fait représenter plusieurs de ses opéras à Venise). Ensuite, la confiance qui lui est accordée pour mettre en musique une quinzaine de sepolcri alors que ses fonctions se limitaient alors à celles d’un Vice-Kapellmeister entre1700 et1713.

De la même manière, le livret présente quelques particularités liées à la personnalité singulière de son librettiste : Pietro Antonio Bernardoni (1672-1714).

Ecrivain bolognais talentueux, il venait, en 1701, d’être nommé poète impérial à la cour de Vienne (poeta cesareo). Et c’est probablement à ce titre qu’il rédige le livret du sepolcro. Pour en éclairer les ressorts, il faut remonter le temps.

Dix ans plus tôt, Bernardoni intègre l’Accademia dell’Arcadia (Académie d’Arcadie) fondée à Rome, l’année précédente, par des poètes qui avaient appartenu au cercle de Christine de Suède (1626-1689). Une véritable consécration pour un jeune homme à peine âgé de dix-neuf ans. Cette appartenance est reconnaissable sur au moins trois facettes de son livret. D’abord, à la sobriété et la simplicité de son style, marqueurs de cette Académie qui se montre résolument critique envers l’exubérance de l’écriture des disciples de Giambattista Marino dit Cavalier Marin (1569-1625). Ensuite, à son intimité avec « l’Enfant Jésus » que l’Académie avait proclamé comme l’unique patron tutélaire de sa petite république des lettres. De fait, son texte s’adresse, avec une certaine familiarité, à mio GIESU (mon Jésus), au buon GIESU (bon Jésus) ou il dolce tenero nostra Amante (à notre doux et tendre amant). Jamais nommément au Christ. Enfin, à son engagement pour la défense de la langue italienne. Un engagement militant qu’il déploie notamment lors de la fameuse querelle qui oppose les milieux littéraires italiens aux jésuites français. Rappelons sommairement les faits. En 1687, le Père Dominique Bouhours (1628-1702) publie La manière de bien penser dans les ouvrages de l’esprit. Son ouvrage contient quatre dialogues dans lesquels la poétique italienne est rudoyée. Il y déclare notamment que « les Poètes italiens ne sont guère naturels, ils fardent tout ». Les littérateurs transalpins s’offusquent. Par un autre dialogue, les Considerazioni sopra un famoso libro francese (1703), le marquis bolognais Giovan Gioseffo Felice Orsi (1652-1733) riposte. L’Académie d’Arcadie prend le parti du marquis. Bernardoni quitte même temporairement la cour viennoise pour le rejoindre à Bologne. En 1705, il est de retour à Vienne. En 1706, son sepulcro est représenté. Nul doute que cette polémique aura enflammé sa plume. Jusqu’à transformer son texte en plaidoyer pour la « défense et illustration » de la langue italienne ?


Antonio Bormastino – Description historique de la ville et de la résidence impériale de Vienne (1719)

Cette polémique livre un autre éclairage : la place importante du dialogue dans la littérature de l’époque. Certes, depuis l’Antiquité, ce genre littéraire avait fait la démonstration de son potentiel didactique. Potentiel qu’exploite d’ailleurs Antonio Bormastino dans la Description historique… de Vienne dont « le tout (est) mis en forme de Dialogue allemand et français d’une manière à aider ceux qui veulent apprendre ces deux langues ». La polémique Bouhours-Orsini s’enflamme, quant à elle, dans un dialogue entre contraires. Encore fallait-il s’entendre sur la définition du terme. Le Père Bouhours propose celle-ci : « Comme le Dialogue est propre à éclaircir les questions les plus obscures, et que les gens qui y parlent peuvent aisément dire le pour et le contre sur toutes sortes de sujets, on a jugé à propos de traiter la matière des pensées en Dialogues ». Sur ce point au moins, le marquis Orsi s’accorde avec le Père Bouhours. Et Bernardoni se coule dans le moule.

Il reste que le « dialogue » qui anime notre sepolcro peut se référer à plusieurs modèles plus anciens. Notre confrère Bruno Maury (voir la chronique) et Jean-François Lattarico (dans la notice du CD) se prononcent pour une structure inspirée de la pratique de la disputatio (dispute, au sens de confrontation d’opinion sur un point de doctrine). Cependant, nous semble-t-il, la question doit s’ouvrir à d’autres options. Car notre sepolcro parait quelque peu éloigné de la disputatio scolastique ou de celle que pratiquent les Pères jésuites dans leurs collèges. Aussi préférons-nous employer le terme de « dialogue » et l’inscrire dans le prolongement de la tradition italienne des dialogi humanistes de la Renaissance italienne. Mieux encore, de la Civil Conversation (1579) de Stefano Guazzo (1530-1593) qui imagine un modèle de conversation adapté à chaque circonstance de la vie quotidienne. Et c’est de l’esprit de ses trois premiers livres que nous voyons poindre la matrice de notre sepolcro : celle « d’un « entretien dirigé » qui ménage une place à quelques moments de « confrontation » mais dont (le catéchisme) est la fin ultime », pour reprendre à notre compte la formule de Philippe Guérin in La Civile conversation de Stefano Guazzo : du dialogue à la conversation (Presses Universitaires de Rennes, 2016).

La dynamique qui porte ce dialogue (ou cette conversation) se règle, nous semble-t-il, sur la tradition aristotélicienne de l’art dramatique appelée « action » (d’où le terme azione sacra lorsqu’elle est mise en musique). De fait, la narration franchit les quatre étapes traditionnelles : exposition, nœud, péripétie, dénouement. Suivons-en le cours.

L’exposition (plages 2 à 11) : Il Demonio et La Morte exultent : ils ont triomphé de celui qui se prétendait d’essence divine et entendait soustraire l’humanité de leur emprise. A l’inverse, La Natura Umana est déconcertée. Elle pleure la mort de l’espoir qu’elle mettait en Jésus.

Le nœud (plages 12 à 20) : Il Demonio et La Morte narguent la Natura Umana et la pressent à se résigner. Bien qu’elle résiste à leurs arguments, elle souffre de se sentir responsable du sacrifice de Jésus. Justement, réplique le démon, sa mort est la preuve que Dieu t’a trompée. La Fede vient à la rescousse : le diable ment car Jésus a permis à l’humanité de retrouver son innocence première. La Natura Umana décide finalement de suivre le chemin que lui indique la Foi. Le démon enrage.

La péripétie (plages 21 à 28) : L’Anima d’Adamo apparaît. Elle défie le démon et la mort : Dieu m’a absous de mes fautes et, par voie de conséquence, a libéré mes descendants. La Foi renchérit : par son sacrifice, Jésus a éclairé les Enfers pour effrayer ceux qui sont dans le péché.

Le dénouement (plages 29 à 33) : La Natura Umana se réjouit tout en culpabilisant. L’âme d’Adam la rassure : d’ici deux jours, il ressuscitera. Perspective que salue le coro tutti (chœur) final.


Albrecht Dürer (1471-1528) – Le Chevalier, la Mort et le Diable (1513)

Cinq personnages animent ce théâtre allégorique en musique. Or, fortuitement ou délibérément, le sepolcro et la gravure sur cuivre qu’Albrecht Dürer (1471-1528) intitule Ritter, Tod und Teufel (Le Chevalier, la Mort et le Diable) présentent plusieurs analogies. Car les mêmes personnages animent les deux ouvrages, à l’exception de L’Anima d’Adamo. Après avoir déroulé l’oratorio, examinons l’estampe. Bien qu’elle se heurte à d’autres interprétations, nous retiendrons celle d’un chevalier dont l’équipement indique qu’il est au service de Maximilien Ier de Habsbourg (1459-1519). Le cavalier symbolise la force morale d’un chrétien. Il s’apprête à traverser une gorge désolée (la vie terrestre) pour se diriger vers la Jérusalem céleste (au sommet du dessin) où l’attend le Nouvel Adam (le Christ). Deux personnages le défient. Ici, la Mort cadavérique. Elle brandit un sablier signalant à sa future proie le temps qui s’écoule avant sa mort physique. Là, le Diable cornu. Portrait double mais antinomique du chevalier, il représente ce que le chrétien ne devrait pas être et augure sa mort spirituelle s’il se soumet à ses instincts. Au côté du cavalier, un chien, image de la fidélité. Celui-ci symbolise la Foi. Ainsi, à deux siècles d’intervalle, le graveur et le librettiste recourent aux mêmes figures allégoriques pour porter un message similaire.

Dans notre sepolcro, le message est celui du Vendredi Saint. La poésie dramatique de Pietro Antonio Bernardoni le reformule sous la forme d’une fable. Sa mise en musique par Marc’Antonio Ziani lui ajoute un supplément d’âme. Une spiritualité conciliant le plaisir du divertissement et l’édification morale. En l’occurrence, l’efficacité de l’instruction morale résulte de l’intelligibilité des paroles. Et celle-ci tient au rôle primordial des récitatifs et des airs solistes (arie et ariosos). Le seul passage polyphonique de l’œuvre écrivant la phrase de conclusion. Le plaisir, en revanche, se diffuse par la saveur des mélodies, la virtuosité des vocalises, l’expressivité des rythmes et la variété des combinaisons vocales et instrumentales. Mais tout cela serait vain si les interprètes des Traversées Baroques ne transcendaient les mots et les notes par la finesse de leurs talents, la puissance des énergies individuelles, l’intensité de leur engagement collectif.

A Vienne, en 1706, Ziani avait inscrit à l’affiche de la création de La Morte vinta des interprètes de première qualité. Presque tous italiens. Grâce au site Quell’usignolo, faisons leur connaissance dans l’ordre d’apparition sur la liste des Interlocutori. Rainero Borrini (1658-1724) incarne Il Demonio. Florentin de naissance, il est considéré par ses contemporains comme une basse d’exception. Au demeurant, généreusement rémunéré. A ses heures perdues, il s’adonne à la composition. Un autre florentin tient le rôle de La Morte. Francesco Ballarini (1655- ?) a subi la castration. Engagé en 1695 par l’impératrice d’Autriche, il est loué pour son talent dramatique, notamment dans les récitatifs. Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716) témoigne d’ailleurs de « la grande estime qu’on fait de lui » à Berlin. Un ténor jadis employé au service de la chapelle pontificale de Rome personnifie La Natura Umana : Silvio Garghetti ( ?-1729). Ses contemporains admirent le registre aigu de sa voix de tête (falsetto). Définitivement engagé à Vienne en 1702, il est l’un des chanteurs le plus souvent à l’affiche. Les deux derniers interprètes sont des femmes. Chose rare dans le monde catholique, la présence d’interprètes féminines est fréquente à Vienne. Notamment depuis 1705, date à laquelle une autre florentine, Anna Maria Lisi Badia ( ?-1726), tient, pour la première fois, un rôle principal féminin (celui de Marie) dans le sepolcro de Ziani : Le due Passioni, una di Cristo nel corpo, l’altra della Vergine Madre nell’anima (Les deux Passions, l’une du corps du Christ, l’autre de l’âme de la Vierge Mère). L’année suivante, Ziani confie à la prima donna le rôle de La Fede. Une autre soprano, la seule qui soit d’ascendance viennoise, attachée à la chapelle impériale de Vienne, Kunigunda Sutter dite Sutterin (?-1711), s’était également distinguée dans ce sepolcro. Ziani attribue donc le dernier rôle disponible, celui de L’Anima d’Adamo, à cette cantatrice qui fait partie du cercle des vocalistes les plus sollicités du moment.

Trois siècles plus tard, les notes renaissent des instruments et des timbres d’artistes accomplis, réunis pour nous offrir une passionnante traversée baroque.

D’entrée, les cordes (quatre viole di braccio, un violoncello accompagné d’un second faisant office de basse continue, indique le copiste de la partition autographe de 1706) égrènent les premières notes de la Sinfonia à 5. Une page instrumentale qui se présente sous la forme d’un diptyque en musique.

Le premier tableau se compose de trois sections. Leur succession représente-t-elle le moment où expire le Christ ? Dans un registre sombre, la section d’ouverture semble désarticulée par la souffrance. Motifs mélodiques erratiques et chargés de dissonances. Tonalité sépulcrale. Rythme accablé par la note d’entrée soulignée par un Lungha dans le manuscrit. En l’occurrence, Ziani emploie ici une figure (longa/ une longue) de la musique ancienne désignant les notes devant être tenues sur une durée équivalente à six rondes. La seconde section tient en trois mesures. Deux violes s’y font écho. Peut-être en référence au texte évangélique de Luc (23,46), l’une se projette dans les aigus (le Christ met son esprit entre les mains de son Père) quand l’autre s’infléchit (sa mort physique est imminente). Une mort que met en scène la dernière partie. Dans un tutti instrumental affligé, le Christ s’éteint sur un motif descendant brisé par des silences.

Le second tableau s’éclaire sous l’effet d’un changement de tempo dont l’interprétation procure une sensation d’apaisement. Un poco andante (littéralement, un peu modéré) est-il indiqué sur la partition autographe. Quant à l’écriture musicale, elle semble lever le voile sur deux vertus chrétiennes : l’espérance et la fidélité. Explication. Les violes, messagères de l’espérance, tissent une aimable fugue dont le sujet glisse tranquillement de ligne en ligne. En revanche, le caractère presque immuable de la ligne mélodique des violoncelles exprime la constance dans la fidélité. Mais une fidélité heureuse dont témoignent les staccati li soggetti, les notes détachées sautillantes. Ainsi, le spectacle funèbre s’estompe-t-il au moment où les instruments invitent le public à sublimer le tragique de la situation.

Par deux arie encadrant un recitativo, Il Demonio ouvre la fable. L’air d’entrée est chanté furioso. Car, comme le souligne une vocalise endiablée quadruplement répétée (vendicato), le démon fulmine une ode à la vengeance. Congestionné par les bassons (fagotti) du continuo, enivré par les sonorités triomphales des cornets et les sacqueboutes (cornetti e tromboni), jugeant avoir été chassé à tort de l’entourage de Dieu, il proclame s’être fait justice (Ho già vinto/ J’ai déjà vaincu). Dans une seconde vocalise virtuose, se fondant sur le discours politique en vertu duquel la victoire d’un prince lui est envoyée par Dieu, il estime que son succès a valeur de bénédiction (che a me par d’esser beato/ car je me sens béni). Il fait ensuite état du contexte de sa réussite dans un récitatif sarcastique soutenu par les accents acidulés de l’orgue. Au texte déclamé au rythme des croches, Ziani ajoute deux métaphores musicales. Pour exprimer la vacuité, l’orgue suspend son accompagnement à deux reprises. De même, pour récuser les récits des évangélistes (Non so ben se d’inganni, o di portenti empiea la Palestina/ Je ne sais s’il a rempli la Palestine de tromperies et de prodiges). Ensuite, pour vider de sa substance la promesse faite aux humains (Trar prometteva i figli rei d’Adamo su quelle sedi istesse ond’io fui privo/ Il promettait de placer les fils coupables d’Adam sur le trône même dont je fus privé). En revanche, c’est par une répétition pleine d’arrogance qu’il s’enorgueillit d’avoir éliminé cet homme fier (quell’Unom superbo è morto). Un homme dont, ni lui, ni La Morte ne prononceront jamais le nom. Le dernier air est un chant de victoire dansé sur un rythme évoquant la saltarelle. Plus nettement encore que le précédent, il présente le profil d’un aria da capo (air avec reprise ponctué par des ritournelles), genre qui connaîtra son heure de gloire au XVIIIème siècle, avec le succès remporté par l’opera seria. De répétitions en vocalises, la musique de Ziani suggère deux sentiments. Un sentiment de mépris envers son adversaire défait. Dans une répétition coiffée d’une vocalise, il le qualifie d’ennemi barbare (barbaro nemico). Soit, dans le vocabulaire de l’époque, d’étranger menaçant (comme le Turc l’avait été pour l’Autriche dans l’histoire récente). De ce sentiment germe un complexe de supériorité qu’il nourrit de répétitions et de vocalises vantant son mérite (pregio) et flattant son audace (mancarmi ardire).

Arrêtons-nous un court instant sur ce premier passage. Car il nous livre plusieurs indications sur les intentions et les pratiques du compositeur.

A l’évidence, Ziani taille les airs au diapason des atouts de leurs interprètes. Autant pour garantir la qualité de leur prestation que pour offrir, à ces derniers, l’opportunité de faire briller leurs talents. Sur les scènes d’opéra, la superbe basse de Rainero Borrini est applaudie pour sa large tessiture vocale ? Qu’à cela ne tienne, son chant gravira les aigus autant qu’il plongera dans les graves. Il est encensé pour sa virtuosité ? Les mélodies qui lui sont confiées seront parsemées d’opulents mélismes. Il en est de même pour le ravissant alto de Francesco Ballarini qui va maintenant incarner La Morte. Il se distingue dans l’interprétation dramatique des récitatifs ? Sur ses quatre interventions successives, deux récitatifs (un seul pour Borrini) coifferont deux arie dont la texture confine à celle d’un récitatif accompagné ou d’un arioso.

Par ailleurs, sur deux dimensions au moins, la musique de Ziani active divers ressorts symboliques de la musique. Notamment lorsqu’il exploite la distinction, encore opérante à l’époque baroque, entre l’intensité sonore des instruments « hauts » (les cuivres) et « bas » (les cordes). Mis en regard, ils agissent ici comme des marqueurs sociaux et politiques. Ainsi, cornets et trombones assoient Il Demonio au rang des princes : « prince de ce monde qui tient les âmes sous son infâme tyrannie », disaient alors les missionnaires. En l’occurrence, comme dans la gravure de Dürer, Ziani entendait-il représenter ici l’image inversée du « bon prince » ? En revanche, La Morte ne sera soutenue que par quatre violes. Une position manifestement subalterne. De fait, une figure moins redoutée que celle du diable si elle permet au chrétien de mourir selon le canon des ars moriendi (art de bien mourir).


Frans Francken, dit le Jeune (1581-1642) – La mort jouant du violon (Rijsbureau voor Kunsthistorische Documentatie, La Haye)

Enfin, le choix des instruments a pu être guidé par l’imaginaire collectif. En effet, nourrie par les danses macabres du Moyen Age, la Mort y est souvent représentée sous les habits d’un squelette jouant d’un instrument. Ici, les cordes figureraient la douceur et la danse (celle qu’anime la Mort pour mieux surprendre ses victimes), mais aussi la vanité des plaisirs fugaces. A l’opposé, les vents exprimeraient la force et le pouvoir, mais aussi les excès et l’orgueil qui souvent les accompagnent. Le même schéma s’applique à la répartition des voix : le grave du baryton déploie son autorité tandis que l’aigu de la voix de castrat manifeste la légèreté de la vie facile. Plus de trois siècles plus tard, l’ascendant diabolique de Yannis François et l’art de Maximiliano Banos d’exprimer la duplicité incarnent à merveille les forces du Mal.

La Morte entre en scène pour réclamer sa part dans la destruction de leur ennemi commun. Après le premier récitatif, une musique figurative anime une métaphore pastorale. D’entrée de jeu, une fughetta installe un climat paisible et lumineux. Caustique, dans cet aria di paragone (air dont le texte poétique repose sur une métaphore), La Morte compare l’adversaire à un champ de fleurs (Chi fu detto il Fior del Campo). Une douce mélodie le fait même onduler. Soudain, la ligne mélodique devient chaotique (notes pointées). Puis, en un éclair (vocalise tranchante sur d’un lampo/ d’un éclair), une fleur s’affaisse sous sa faux. C’en est fini de leur ennemi. Dans la partie centrale de cet air, La Morte distingue les rôles respectifs des deux comparses : gloria tua (gloire à toi qui) l’a fait haïr ; gloria mia (gloire à moi qui) l’ai tué (mélisme altier sur l’averlo ucciso). Dans un second récitatif, La Morte se déclare soulagée : elle est venue à bout d’un personnage qui, en les ressuscitant, lui avait ravi plus d’une proie. Le second air est le reflet de celui d’Il Demonio. Par divers procédés d’écriture, Ziani scelle ainsi leur complicité. D’abord, sur un même rythme de danse joyeuse, La Morte s’autocongratule. Imitant son acolyte, elle vocalise pour se vanter d’avoir éliminé leur adversaire de sa main (mia mano). De même, elle se délecte avec complaisance, dans une répétition, du résultat de leur association (al fin fu vinto/ à la fin il fut vaincu). Le parallélisme entre les deux airs est accentué par les instruments. Lorsque le basson s’ajoute aux violes dans la reprise da capo. Et plus encore, dans la conclusion que président fièrement les vents.

Un troisième personnage trouble leur tête-à-tête : La Natura Umana (la nature humaine). Avant de l’entendre, faisons sa connaissance. Car sa physionomie n’a rien de commun. Pour ne pas la confondre avec le Corps et l’Âme qui animent la Rappresentatione de Cavalieri, nous devons emprunter un rapide détour par la philosophie et la métaphysique de l’époque.

Deux « écoles » épiloguent alors longuement sur le concept de Natura Umana. D’un côté, le naturalisme qui affirme (très schématiquement) que la « nature humaine » fonctionne selon les lois de la physique et que le surnaturel n’y est pour rien. Avec son Ethica Ordine Geometrico Demonstrata (Ethique démontrée suivant l’ordre des géomètres), Baruch Spinoza (1632-1677) figure parmi ses représentants les plus percutants. De l’autre, la métaphysique chrétienne. Pour ses partisans, la « nature humaine » est (toujours aussi schématiquement) à la fois « nature » (comme tous les autres animaux, l’humain est soumis aux lois de la nature) et « surnature » (malgré la corruption originelle, la grâce de Dieu est accessible à tous les humains). Voici pour le principe. Mais, pour mieux comprendre ce qui va se dérouler sur scène, il nous faut aller un peu plus loin. Ecoutons, à ce propos, ce que nous en dit le Père François-Joseph Thonnard (1896-1974) dans l’article qu’il consacre à La notion de nature chez saint Augustin : « Notre théologie inspirée de saint Thomas, distingue quatre sens précis de la nature humaine ». En voici la chronologie : la nature intègre (celle que possédait Adam avant sa chute) ; la nature déchue (la nature humaine viciée par le péché originel, celle qu’Adam transmet à ses descendants) ; la nature réparée (la nature humaine qui a reçu la grâce de Dieu par la médiation du Christ) ; la nature pure (la nature humaine des élus ressuscités). Les hommes n’en sont pas tous au même stade, poursuit-il : « les uns ont une nature déchue par le péché originel et ne peuvent que pécher… ; les autres, redressés vers Dieu par la grâce, ne peuvent que bien agir ».

Nous touchons là au cœur battant de notre sepolcro. Sur le devant de la scène, bataillent les esprits mauvais (Il Demonio et La Morte) contre les auxiliaires de Dieu (La Fede et L’Anima d’Adamo). En réalité, l’essentiel se joue dans l’arrière-scène, lorsque le librettiste raconte la métamorphose de La Natura Umana. Guidée par La Fede, soutenue par L’Anima d’Adamo, elle se débarrasse peu à peu de sa nature déchue pour revêtir, en conclusion de la pièce, la nature réparée. Dans la perspective de recouvrer, dans un horizon plus lointain, les propriétés de la nature pure. Est-ce le chemin de conversion que le librettiste entendait souffler à l’oreille du libertin Joseph Ier ?

Le premier aria de La Natura Umana décrit, en quelque sorte, l’état d’esprit des disciples qui « étaient dans le deuil et les larmes » (Marc, 16,10). Mais également une nature humaine écrasée par une conception culpabilisante de la religion catholique telle que le concile de Trente (1542-1563) la conçoit lorsque, dans ses canons, il introduit « une angoisse pathologique devant le jugement de Dieu », selon les termes de Jean Delumeau dans Le péché et la peur (1983). « Parce qu’on a tout reçu de Dieu et qu’on est pécheur, on reste infiniment en dette envers ce créancier jaloux », analyse-t-il plus loin. De fait, à plusieurs reprises dans les interventions de La Natura Umana, cette « insolvable dette » apparaîtra en filigrane de ses propos.

Musique funèbre disions-nous. Son interprétation est guidée par deux consignes manuscrites : affetuosa (« veut dire très-affectueusement », précise Sébastien de Brossard (1655-1730) dans son Dictionnaire de Musique publié en 1703) à l’intention du chanteur et largo (« fort lentement, comme en élargissant la mesure et marquant de grands temps souvent inégaux ») en direction des instruments du continuo. Voix tremblante et gorge serrée, Vincent Bouchot pleure sur la Misera Umanità (misérable humanité) tandis que la viole sanglote et le théorbe fait couler ses larmes cristallines. Musique accablée quand la nature déchue s’apprête à renier, comme Pierre l’avait fait avant elle (Marc 14, 66-72). En effet, du long cours plaintif du chant affleurent deux répétitions désespérées : parce que Dieu est mort (quello è già morto) disparaît tout réconfort (con lui ti venne men… ogni conforto). Les esprits mauvais auraient-ils définitivement gagné la partie ? Le récitatif traduit l’intensité de la tension dramatique : le tempo est pris de convulsions tandis que la basse chancelle. Soudain, comme dans un sursaut, ce qui survit de la nature intègre que possédait Adam finit par s’insurger : pourquoi mon cœur ne se briserait-il pas alors que les éléments naturels (le tremblement de terre et le soleil qui s’obscurcit observés par les Evangélistes) sont affectés par l’estinto GIESU (la mort de Jésus) ? Dans le second air, La Natura Umana a tranché : elle s’engage sur la voie du repentir. Ziani décrit son douloureux combat intérieur dans un Largo en forme de déclamation. Dissonances pour exprimer la souffrance. Longs silences chargés de doutes et notes répétées tâtonnantes. Tempo lent et vocalise plaintive (pianger/ pleurer), signes d’une tension que les ritournelles instrumentales tentent d’apaiser. La Natura Umana prend finalement ses distances avec son duro coro (cœur de pierre) qui l’a poussé au reniement. Puis, dans un sursaut emporté par une accélération du tempo (Scuoti il vil letargo ingrato/ secoue ta léthargie ingrate et vile), elle réagit de façon volontariste, enjoignant son cœur à montrer davantage de pitié envers le sacrifié. La reprise du début de l’air souligne cependant la fragilité de sa décision.

Une fragilité que les esprits mauvais vont tenter de mettre à profit. Pour révéler leur duplicité, le librettiste et le musicien jettent une lumière crue sur les instruments qu’ils emploient dans leurs manœuvres corruptrices. D’abord, l’arme oratoire, dans un récitatif en forme d’échange de brèves répliques. Il Demonio et La Morte tentent de convaincre La Natura Umana que celui en qui elle croyait n’est finalement qu’un homme (un’Uom) dont la mort vient de briser sa dépendance à Dieu. Et, par voie de conséquence, de lui rendre sa liberté et son innocence originelles. Ensuite, l’arme de la dérision dans un duo trépidant (Presto indique le manuscrit) animé par les basses et un basson goguenard. Ils couvrent leur victime de mépris. Vil che sei (Vil que tu es), ne t’imagine pas retrouver ton innocence et ta liberté. Le texte et la musique se complètent pour avertir l’auditeur. Par le texte, Bernardoni formule un principe moral : plus tu auras le sentiment d’être libre, mieux la Mort et l’Enfer te posséderons. Avis aux libertins ! Par la musique, dans un duo trépidant, Ziani entérine la maxime du librettiste. En soulignant deux termes par des vocalises ricanantes, il démasque leurs réelles intentions : nous méprisons (nostro scherno) ceux que nous retenons en enfer (inferno). Par le son et le rythme, le compositeur dépeint leur perfidie. Dans le récitatif, sa musique caractérisait les personnages (l’orgue criard pour l’un, les cordes enveloppantes pour l’autre). Dans le duo, elle exerce son pouvoir de séduction, faisant porter un message de dédain par une musique stimulante.

A cet essai d’envoûtement, La Natura Umana répond d’abord avec la fougue du nouveau converti. Dans un récitatif que fait frémir la basse, elle dédaigne vigoureusement leurs menaces : si elle est tant émue, c’est pour une cause bien plus noble (cagion più grande). Une cause qu’elle éclaire dans un air qu’accompagne un violon solo. Vincent Bouchot le convertit en une prière d’une immense tendresse (affettuoso) teintée d’une profonde mélancolie. Au violon, motifs vacillants et doubles croches jetées en gammes descendantes pour figurer le tourment. A la voix, une effusion doloriste, une rhétorique des larmes à l’exact inverse du triomphalisme des esprits du Mal. L’élan mélodique de la première partie est déchiré par la douleur : Quel dolor ch’io porto in volto (Cette douleur que je porte sur mon visage). Une douleur tantôt fulgurante (projection dans les aigus), tantôt accablée (silences et lents mouvements descendants). Mais un dolor tutto pietà (une douleur de pitié), vocalise-t-elle. La partie centrale de l’aria en désigne la cause. Sur un tempo revigoré se forme un alliage incorporant le soulagement à la culpabilité. Par la technique de la répétition, Ziani insiste sur ce point : tutto il sangue gli costo mia libertà (ma liberté lui a coûté tout son sang). Une formule qui a pour effet de sanctifier la douleur. Aussi, la reprise de la première partie est-elle auréolée de mélismes (pietà) autant qu’elle est secouée de tremblements (Quel dolor).

La Natura Umana et Il Demonio se font face dans deux récitatifs. La première concède qu’elle a mauvaise conscience d’avoir causé une mort atroce pour prix de la rémission de ses péchés. Comme dans un exorcisme dont la pratique est familière aux auditeurs de l’époque, à la seule invocation du nom de mio Giesu, le démon fulmine : la promesse de monter au Ciel est le produit d’un umano orgoglio (aveugle orgueil humain). Ressentant la fragilité de La Natura Umana, La Fede vient lui prêter main forte. Dans un air vindicatif stimulé par le spiccato (son court attaqué par l’archet) des violons, elle vilipende Il Demonio : Reo traditore infido (Coupable traitre et infidèle). Notons l’insistante répétition d’infido (infidèle) qui semble indiquer que l’anathème s’élargit à tous ceux qui trahissent l’Eglise et ses enseignements. Sans compter les infidèles qui campaient aux portes de l’Autriche. Avec impétuosité et une superbe diction, Dagmar Saskovà rudoie le démon et l’avertit, dans une répétition cinglante, que l’Homme ne craint plus ses supercheries.

La Fede apaise La Natura Umana. Dans un récitatif qui se dédouble, suivi bientôt d’un arioso, la Foi la rassure (Giesù ti sciolse/ Jésus t’a libéré) et offre ses services (dietro la scorta mia condurti a lui/ sous mon escorte, te conduire à lui). Observons que son discours reflète précisément le catéchisme de l’époque. Pour le mesurer, mettons en correspondance le texte qu’elle déclame avec de courts extraits des Trois filles de Job ou Traité des trois vertus théologales de la Foi, de l’Espérance et de la Charité (1646). Dans cet ouvrage, le Père Jean Baptiste Saint Jure (1588-1657) dissèque les vertus théologales avec forces détails et références. Parfois dans la forme, mais surtout dans l’esprit, le texte du livret reflète exactement l’exposé du père jésuite. Deux exemples nous éclairent. D’abord, en conclusion de la première partie du récitatif, La Fede déclare avec bienveillance : son cieca si, ma già non sono infida (je suis aveugle oui, mais je ne suis pas indigne de confiance). Le Traité explicite le propos : « Aveugle, d’autant qu’elle (la Foi) nous fait croire les yeux clos des choses très difficiles, sans voir, ni vouloir voir aucune autre raison pour nous y soumettre, que la parole de Dieu. C’est par là que Dieu nous veut sauver ». Autre exemple. Dans la seconde partie du récitatif, notée Largo et chantée avec une tendresse toute maternelle, La Fede jure de secourir La Natura Umana ainsi que le ferait qual Madre amorosa (telle une mère amoureuse). Image maternelle en cohérence avec un autre passage du Traité. Lorsque son auteur rappelle que Dieu « prend plaisir de parler et de s’entretenir privément avec les simples qui… rendent une soumission parfaite et une déférence d’enfants aux vérités qu’il leur annonce et vont droit par la Foi aux choses divines ». Illustration renforcée par une brève intervention de La Natura Umana se disant prête à suivre sa Foi, qual figlia ubbidiente (telle une fille obéissante). Bernardoni n’avait certainement pas lu l’ouvrage du Père Saint Jure. En revanche, il a probablement entendu les pères jésuites de Vienne tenir le même langage.

Le discours de la Foi provoque la fureur d’Il Demonio qui s’obstine. Dans un bref récitatif, il affirme qu’il ne peut être vaincu car estinto suo Redentor (son Rédempteur a disparu). Puis, à grand renfort d’instruments, profère des menaces : par quelque moyen que ce soit, che un di trionfero dell’ Uomo nemico (un jour je triompherai de l’Homme ennemi). Concitata, indique le manuscrit. Style agité nourri par un effectif instrumental corpulent qui se répartit en trois groupes prêts à l’assaut : viole et trombone, basson et trombone, l’orgue au son âcre pour le continuo. La ligne vocale bouillonne. Sauts d’octave de l’aigu vers le grave. Air de bravoure dans les longues vocalises triomphales (trionfero) au summum de l’exaltation. Violence du rythme. Passions déchaînées. Image d’hystérie. Dans la partie centrale de l’air, Il Demonio s’en prend au Fato (destin). Il sait qu’il serait vain de s’en prendre au Ciel. Il anticipe d’ailleurs, dans une gamme descendante en forme d’éclair, qu’il en sera empêché. En revanche, dans une vocalise virulente et bondissante (sfogar), il annonce qu’il donnera libre cours à sa colère lorsqu’il décidera de s’en prendre à l’homme. Yannis François enfièvre ici une sorte d’aria di vendetta (de vengeance) qui ferait bonne figure dans un opéra seria. Autant qu’un remarquable exercice de style, cette musique reflète l’empreinte du diable telle qu’elle apparaît dans l’imagerie collective de l’époque. Ainsi, si Ziani la peint en musique, Jean Duvergier de Hauranne (1581-1643), abbé de Saint Cyran, l’esquisse avec des mots dans la quarante-sixième de ses Lettres chrétiennes et spirituelles (1647). Esquisse de « la rage du diable contre les baptisés » : « il fait la ronde en rugissant non seulement autour de toute l’Eglise… mais aussi autour de chaque fidèle, cherchant de la proie pour se nourrir, parce qu’il ne vit que de la ruine des âmes ».

Une apparition va cependant pétrifier Il Demonio. Alors qu’elle était en route pour le Ciel, L’Anima d’Adamo apparaît et se dresse devant son ancien suborneur. Mais qui est donc cet étrange personnage ? Passons sur les théories foisonnantes qui alimentent la réflexion des théologiens d’alors sur la nature du corps et de l’âme de celui qu’Augustin d’Hippone (354-430) nomme « le premier homme, père du genre humain » (Lettre CLXIV à Evode, an 415). Evoquons simplement cette croyance populaire qui établit un lien intime entre Adam et le Christ. Nous l’empruntons à un prêtre de Notre-Dame de Paris, Louis Bail (1610-1669). Dans l’ouvrage qu’il consacre à La Théologie affective ou Sainct Thomas en méditation (1644), voici ce qu’il écrit : « C’est une tradition commune qu’Adam était enseveli en la montagne de Calvaire, et que pour ce sujet Jésus-Christ y voulut être crucifié, afin que son sang ruisselât sur le chef des hommes… afin que l’on crût que ce sang précieux avait racheté la poussière du vieil pécheur, daignant de le toucher en dégouttant ». Les paroles que Bernardoni glisse dans la bouche d’un Adam libéré ne disent rien d’autre. Voici ses propos.

Dans un air affetuoso, bercé par le théorbe et les violons, ponctué par de paisibles ritournelles, Adam informe le démon que, à la suite du sacrifice de son Fils, Dieu vient de consacrer l’immortalité de son âme. Une immortalité (immortal) enveloppée dans de paisibles volutes ascendantes que Capucine Keller projette admirablement vers les aigus. Dans la partie centrale, son récit est remarquable d’expressivité. Accélération figurant les portes brisées de sa prison. Allure plaintive pour se souvenir des souffrances qu’il y avait enduré. Quiétude du mouvement ascendant dirigé vers le Ciel. Tempo serein pour suggérer l’ultime étape : a’bei Regni del riposo (le beau royaume de la paix).

Sur le mode du récitatif, un dialogue s’engage. La Morte, incrédule, s’étonne que le pouvoir qu’elle exerce sur les humains lui soit retiré alors que Dieu lui-même le lui avait concédé. L’Anima d’Adamo lui en indique la raison : la mort de Jésus a absous l’Homme du péché qui est à l’origine de cette délégation de pouvoir. Puis, elle se tourne vers La Natura Umana. Car, confrontée au mystère de la Rédemption, celle-ci semble embarrassée : comment est-il possible que les portes du royaume de Dieu me soient ouvertes alors que je suis à l’origine des souffrances de son Fils ? Ce questionnement traduit, encore et toujours, le sentiment de l’insolvable dette envers Dieu largement enraciné dans les esprits de l’époque. Après un long silence, L’Anima d’Adamo raconte les circonstances de cette délivrance. Dans ses ultimes soupirs, il dolce tenero nostro Amante (notre doux et tendre amant) a béni l’humanité. Cette bénédiction, pour reprendre les termes d’un auteur anonyme du XVIIème siècle, a eu pour effet de délivrer les pécheurs « de l’esprit malin qui s’en sert pour le mal et (de) les transférer dans la liberté de l’esprit de Dieu qui les sanctifie et s’en sert pour le bien » (La tradition de l’Eglise sur les bénédictions, 1679). A ces mots, L’Anima d’Adamo (et non, sauf erreur de notre part, La Natura Umana comme l’indique le livret) prodigue sa ferveur dans une ample figure mélodique menée Andante (tempo allant). Cette fois, violes et vents semblent avoir changé de camp. Ils ouvrent la séquence par un mouvement fugué dont l’enthousiasme rythme la jubilation de l’humanité libérée. Les notes fusent et dansent. Comme Adam, toute la Création exulte. Sauts d’octave comme autant de sauts de joie. Mouvement bondissant et admirable fluidité du chant. Belle image musicale d’une aurore qui s’étire langoureusement (aurora) au moment où les blessures de Jésus libèrent des éclats de lumière (spargeva splendori). La partie centrale de l’air ressasse pourtant des pensées culpabilisantes. De fait, sur un tempo plus circonspect, Adam peine à disjoindre l’horreur du sacrifice (dont il a été la cause) et la brillance des blessures (qui effacent son péché). La reprise da capo éteint ces remords pour laisser libre cours à l’expression de la joie. Célébration au sommet de l’exaltation, durant laquelle Capucine Keller nous fait littéralement frétiller.


La descente du Christ aux Enfers, Anonyme Limousin, émail sur cuivre, XVIème siècle – Musée des Beaux-Arts de Reims

La Morte étant annihilée, il reste à faire un sort à son double, Il Demonio. A ce stade, le livret invite l’auditeur à quitter l’univers de la Passion du Christ (au cœur de la célébration du Vendredi Saint) pour se projeter dans le temps fort suivant de la Semaine Sainte. Le Samedi Saint commémore le descendit ad infernos (il descendit aux enfers) récité dans le Symbole des Apôtres. S’agissant de la confession de foi chrétienne, à l’origine de notre Credo, il va de soi que La Fede devait tenir le rôle principal dans cette séquence.

Afin de mesurer le sens qu’y attachaient les auditeurs du sepolcro, faisons un retour sommaire sur leurs croyances. Dans la dixième de ses Homélies sur le symbole des Apôtres (1689), Lazare-André Boquillot (1649-1728) nous en dessine les contours : « Jésus-Christ étant descendu aux enfers, a considéré tous les morts, a illuminé ceux qui avaient mis leur confiance en lui pendant leur vie et qui l’attendaient là avec une ferme espérance qu’il les délivrerait un jour : et que pour ceux qui n’avaient jamais cru en lui, ou qui n’avaient pas persévéré dans la grâce jusqu’à la mort, il les a laissé dans la damnation qu’ils méritaient sans en délivrer aucun de ceux-là… C’était comme une espèce de prison où ils étaient détenus captifs jusqu’à ce que le ciel fût ouvert par la vertu du sang de Jésus-Christ ».

C’est exactement dans cet esprit que Foi brave d’emblée le Démon : non seulement tu as été chassé du ciel, mais Jésus vient maintenant te défier jusque su le Tartare porte (sur le seuil du Tartare). Caustique, le Démon fait remarquer la fourberie du propos : au lieu d’éclairer le chemin de l’espoir, la lumière que dégage le Christ se concentre sur l’horreur dans laquelle sont plongées les alme perdute (les âmes perdues). Dans ce récitatif, et plus encore dans le fourmillant aria di paragone qui lui fait suite, il détourne la dialectique déployée, après le concile de Trente, par les missionnaires de l’Eglise catholique romaine. Celle que Jean Delumeau qualifie de « pastorale de la peur », faisant référence aux sermons qui insistaient alors sur les aspects inquiétants et effrayants du christianisme pour dissuader du vice et appeler à la conversion. C’est précisément l’esprit d’une « pastorale de la peur » qui anime le propos du diable. Mais à front renversé. Sur le plan rhétorique, pour mieux dénoncer la duplicité du discours divin, il assied son argumentaire sur une métaphore récurrente. Celle du nocher éclairé par l’éclat de l’éclair. Il retourne ensuite l’argument : par charité, la lumière divine prétend éclairer le danger pour sauver le pécheur ; en réalité, elle ne fait qu’attirer son attention sur le malheur qui le guette. Musicalement, Ziani conjugue toutes les ressources de son art dans ce passage haut en couleur. Sans doute pour élever le niveau de virtuosité dans cette dernière intervention d’un chanteur réputé pour ses prouesses vocales. Certainement, pour guider l’auditeur dans le déchiffrement de la dialectique diabolique. Sa palette est riche en couleurs et en effets. Ainsi, la peinture de caractère fait apparaître un personnage ayant perdu de sa superbe (seul un trombone et un basson l’accompagnent) mais qui ne renonce pas (tempo alerte). La musique descriptive reproduit des événements naturels par des vocalises qui se nichent dans les zébrures d’un éclair (lampo) ou agitent une tempête de croches (tempesta). Autre exemple. Un madrigalisme fait trembler un mélisme pour représenter la peur et l’angoisse provoquées par les éléments déchaînés (paventa). Enfin, l’écriture mélodique est brisée par des intervalles écrasants. Comme cette chute d’une octave présageant le danger (periglio). Finalement, une belle écriture composite servie par une interprétation émérite.

Dans un récitatif véhément agité par les croches et les double-croches, La Fede enjoint Il Demonio à constater par lui-même les conséquences du passage du Christ dans les enfers : egli aggiunse all’Inferno un’altro inferno (il ajouta à l’enfer un autre enfer). Puis, dans un air mélancolique, décrit la douleur, plus cruelle encore, dont souffrent maintenant les âmes que le Christ n’a pas libéré de leur prison : scorger felice altrui (percevoir le bonheur chez les autres). En d’autres termes, le péché capital de l’Envie. Sans doute guidé par l’aumônier de la cour impériale, le librettiste opère ici une nouvelle digression visant à l’instruction morale de ses auditeurs. Quel en était alors le sens ? Dans une formule qui lui est attribuée, le pape Grégoire Ier, dit le Grand (vers 540-604) décrivait déjà le visage saturnien de cette passion diabolique qui avait entraîné l’expulsion du jardin d’Eden : « L’envie est blessure pour l’esprit qui se ronge, torturé par le bonheur d’autrui ». Par ailleurs, disciple d’Arcadie, Bernardoni avait-il suggéré à Ziani la lecture d’une autre description de cette passion par un intime de Christine de Suède, René Descartes (1596-1650) ? En effet, dans son traité sur Les passions de l’âme (1649), celui-ci plonge l’Envie dans « une espèce de tristesse mêlée de haine » (article 182). De fait, la mise en musique de l’air de la Fede puise manifestement sa substance dans ces esquisses littéraires. D’abord, le coloris instrumental (cordes graves plaintives et violons chagrins) et la tonalité mineure diffusent le parfum d’une passion triste. Particulièrement dans les ritournelles dolentes. Ensuite, sobre et sombre, la ligne mélodique est dépouillée de tout ornement. Le propos doit être clairement perçu par les auditeurs, sans brouillage ni altération. Enfin, le jeu des répétitions se concentre sur un message unique mobilisant un minimum d’effets d’écriture : la souffrance la plus cruelle n’est que peu de choses (non è tutto il rigor) si elle est mesurée à la douleur intense que provoque le bonheur des autres (e fa sua doglia il paragon più dura).

Du Samedi Saint, le livret nous ouvre le passage vers le dimanche de Pâques. Le premier pas est franchi par La Natura Umana. Son récitatif est apaisé. Il s’écoule de manière fluide. Jusqu’à cet effet rhétorique final marqué par une pause destinée à mettre en exergue sa déclaration d’innocence : non son più rea (je ne suis plus coupable), s’exclame-t-elle. Sur un confiant Adagio, son aria di paragone décrit poétiquement sa métamorphose : je languissais telle une fleur sans eau (Io languia, qual fior senz’onda) jusqu’à ce que la rosée se déverse sur moi. D’une manière générale, le débit est d’une délicate sobriété. Une manière d’établir un contraste avec l’exubérance malsaine d’Il Demonio ? Seule concession, le discret mélisme mettent en valeur verso (versé), afin de souligner le parallèle entre la rosée qui se dépose sur la fleur assoiffée et le sang du Christ qui lave l’âme pécheresse. Solidement soutenue par les violes auxquelles ont été ajoutés des bassons, l’allure dansante de son chant exprime le réconfort tandis que les sauts d’octave figurent la joie intérieure qu’elle savoure désormais. Notamment dans la reprise da capo que Vincent Bouchot garnit de modestes ornements.

L’Anima d’Adamo encourage La Natura Umana: réjouis-toi et veille à ce que ton bonheur ne soit plus troublé. Mais, obsédée par « l’insolvable dette », La Natura Umana exprime, une ultime fois, son désarroi lorsqu’elle songe che il mio GIESU per amor mio sia morto (que mon Jésus est mort par amour pour moi). Pourtant, ne disait-elle pas à l’instant, dans son récitatif, qu’elle se félicitait de ne plus être coupable ? Que s’est-il passé ? L’argumentaire pourrait être le suivant. Son enthousiasme était dicté par la passion humaine. L’Eglise devait en reprendre le contrôle. Et rappeler que, en vertu du canon 30 du concile de Trente, quiconque déclare « qu’il ne reste plus aucune dette de peine temporelle à acquitter ni en ce monde, ni au purgatoire » doit être excommunié et condamné à une éternité en enfer. Un salutaire retour à l’orthodoxie ?

Sur un mode proche de l’arioso, mais en conservant la structure de l’aria da capo, L’Anima d’Adamo prend congé en annonçant la Résurrection prochaine de chi ti diè vita (celui qui te donna la vie). Le style est dépouillé. A peine un madrigalisme pour rejoindre le soleil dans saut d’octave ascendant ou faisant onduler la mare (mer). Surtout, une imprécation magistralement soulignée par Capucine Keller pour annoncer à la Mort qu’elle sera punie pour avoir fait mourir celui qui donne la vie.

Au terme de cet enchaînement de récitatifs et d’airs, un chœur final. Un chœur qui, si l’on en examine la structure, évoque le choros du théâtre antique. Celui-ci était composé d’un groupe d’acteurs qui dansaient et chantaient à l’unisson. Ici, les chanteurs ne dansent pas. Pour autant, nous semble-t-il, ils ne restent pas statiques.

Dans une entrée instrumentale, les cordes battent le tempo mesuré d’un Adagio (« lentement et traînant un peu la mesure », comme l’indique le Dictionnaire de Sébastien de Brossard) et esquissent le tracé de la ligne de chant. Il s’en dégage une atmosphère lugubre, traversée de quelques crissements plaintifs. Le choros se rassemble devant le saint-sépulcre installé dans la chapelle impériale. Dans un premier mouvement, il s’incline devant all’Urna istessa che a GIESU sepolcro fu (l’urne même qui fut le sépulcre de Jésus). De sa magistrale construction contrapunctique se dégagent deux prières. La première tient en un mot : Sorga (Lève-toi). Un mot qui sourd de l’entrelacs des quatre lignes vocales et qui sonne comme une exhortation adressée successivement par chacune des parties au corps inerte reposant dans le sépulcre. La seconde vénère l’urne contenant le corps du Christ. Les quatre lignes se nouent dans une belle écriture en imitation, se dissolvent lors d’une courte section à l’unisson (che a GIESU sepolcro fu/ qui fut le sépulcre de Jésus) pour se défaire à nouveau. En somme, l’image sonore d’une communauté faite de diversité mais communiant dans une même déférence. Cette touchante polyphonie se prolonge dans un second mouvement appelant à l’anéantissement de La Morte. L’appel aurait pu être véhément tant la charge est impitoyable. Au contraire, il est d’une humilité profonde. Certes, ce pouvoir est entre les mains de Dieu et impose la modestie. Mais ne s’agirait-il pas également d’un moment de recueillement en mémoire de l’empereur Léopold Ier, décédé quelques mois plus tôt, et dont le souvenir était toujours vivace ? Les lignes vocales tissent des sons porteurs d’émotions. Jusqu’à cette conclusion à l’unisson pour souligner la condamnation unanime : la Morte estinta (que la Mort soit tuée).

Nous imaginons que le choros quitte maintenant des yeux le sépulcre pour se tourner vers les tribunes impériales. Dans un mouvement aiguillonné par l’allégresse, les soprani évoquent la résurrection prochaine (Cosi poi si mostri a noi/ Qu’ainsi il se montre à nos yeux). Une résurrection qui mettra un terme au conflit entre le Royaume de Dieu et les forces du diable tel qu’il est raconté dans la parabole de l’ivraie (Matthieu, 13, 24-30) dont le texte est synthétisé dans les tous derniers vers de ce duo exaltant. Le tutti reprend ensuite le premier mouvement, avec ferveur et beaucoup de grandeur.

Ainsi s’éteint notre sepolcro. Quelle belle leçon d’histoire, tant le texte de Pietro Antonio Bernardoni s’insinue dans les fissures morales de la cour viennoise. Bien plus encore que ce que nous avons tenté de relever au fil de notre écoute. Quelle belle leçon de musique, tant l’écriture musicale de Marc’Antonio Ziani réussit à caractériser les personnages et à stimuler la dramaturgie. Ce prolifique compositeur d’opéras produit ici un oratorio en forme d’opera seria. A moins que cela ne soit l’inverse. La conjonction de leurs talents transforme cette œuvre sacrée en leçon de morale chrétienne enseignée avec les outils du divertissement.

Si la matière est de qualité, elle serait de peu d’effet sans le talent des interprètes. Notre confrère, Bruno Maury, a salué avec justesse la maestria des chanteurs et des instrumentistes. Nous acquiesçons et n’ajouterons qu’un mot concernant Vincent Bouchot, absent de la distribution lors du concert du 27 mars 2024. Sur l’enregistrement, il incarne avec beaucoup d’authenticité les différentes facettes de La Natura Umana : ses moments de doute et d’espérance, dans sa fragilité comme dans l’enthousiasme.

En définitive, Les Traversées Baroques nous font un cadeau précieux : un joyau pour nos oreilles et une somptueuse nourriture spirituelle pour notre esprit. De quoi combler le mélomane curieux d’harmonie et d’histoire.



Publié le 13 nov. 2024 par Michel Boesch