Musiques de chambre - Carl Philipp Emanuel Bach

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Un joli bouquet aux couleurs de l’automne du baroque musical

L’heure de musique que nous offre l’ensemble Les Curiosités esthétiques est le fruit d’une double cohérence. D’abord, en empruntant son état-civil à un ouvrage de Charles Baudelaire (Curiosités esthétiques, 1868), cet ensemble choisit plus qu’un nom ; il épouse un projet. Comme l’indique son site, il se fixe pour objectif de « traquer dans la facture d’un accord ou d’une couleur orchestrale les balbutiements d’une modernité ». Aussi fouille-t-il le patrimoine musical à la recherche de ce qui a plu et pourrait plaire encore, considérant, avec Baudelaire, que « tout ce qui plaît a une raison de plaire ». Avec le choix du compositeur dont les quatre instrumentistes se font l’interprète, apparaît le second élément de cohérence. Baudelaire, en définissant le romantisme comme un art moderne, le dépeint en termes d’ « intimité, spiritualité, couleur, aspiration vers l’infini ». Ces qualificatifs conviendraient parfaitement aux compositions de Carl Philipp Emanuel Bach (CPE) dont « Les curiosités esthétiques » nous font goûter la saveur particulière.
Le livret accompagnant le CD nous renseigne fort peu sur ces œuvres. Il présente une analyse musicologique fouillée, rappelle les consignes de leur exécution et trace le portait des interprètes. En revanche, il reste laconique sur le contexte de leur composition. Pourtant, aux dires mêmes de CPE dans sa courte autobiographie, un critique ou un interprète doivent connaître « les circonstances, les conditions (et) les raisons qui ont présidé à la composition de ces morceaux ». Alors, tentons d’en savoir plus sur les cinq pièces livrées à notre curiosité musicale.
Les partitions choisies appartiennent à deux périodes bien distinctes de la carrière du second fils de Jean-Sébastien Bach. La Sonate pour violoncelle seul en la mineur (Wq 142/H636) et le Duo en mi mineur pour flûte et violon (Wq 140/H598) ont été composés respectivement en 1747 et 1748. CPE était alors inscrit sur les rôles de la cour de Frédéric II de Prusse. Nous ne sommes donc pas surpris d’apprendre, à la lecture du « générique » figurant en fin de livret, que ladite Sonate aurait été initialement composée pour flûte, tant la flûte est l’instrument roi à la cour du roi de Prusse. En revanche l’année 1788 est pour CPE, à la fois « l’année de sa mort et la date des quatuors de haute maturité » (Gilles Cantagrel – Carl Philipp Emanuel Bach et l’âge de la sensibilité– Editions Papillon – 2013). Lorsqu’il a travaillé à ces pièces (enregistrées sous les références Wq 94/H538, Wq 93/H537 et Wq 95/H539) CPE était, depuis 1768, Directeur de la musique à Hambourg. Quarante années d’une activité musicale dynamique séparent donc ces deux groupes de créations.
Les instruments choisis par les interprètes ne correspondent pas scrupuleusement à celui qu’indique le catalogue des œuvres de CPE. Ainsi, la sonate exécutée sur un violoncelle, annoncée comme ayant été composée « pour flûte seule », aurait été écrite pour deux clarinettes. De même, la partition prévue pour un clavecin est confiée ici au pianoforte. Ces changements n’en constituent pas pour autant une trahison. En effet, la transcription était pratique courante à cette époque. Ainsi, une même musique pouvait circuler d’un instrument à un autre, s’adaptant à la composition du groupe orchestral, à la virtuosité des interprètes comme au contexte de leur exécution. En matière de transpositions, CPE était d’ailleurs à bonne école, son père étant expert en la matière. Au demeurant, le choix du pianoforte résonne comme un hommage rendu à un compositeur qui a été rapidement séduit par cet instrument moderne, perfectionné par Gottfried Silbermann. Dans ce nouvel instrument, les sautereaux du clavecin qui accrochent les cordes (rappelons que le clavecin appartient à « la famille des cordes pincées ») sont remplacés par de petits marteaux, faisant entrer le clavicorde, puis le pianoforte dans « la famille des cordes frappées ». Celui-ci offrait la possibilité d’émissions sonores plus puissantes et permettait de mieux souligner les nuances « piano » et « forte ». Avec lui s’ouvrait donc « un champ immense à l’expression de nouveaux registres de sensibilité » (Gilles Cantagrel).
Et la sensibilité, c’est précisément ce qui caractérise la société de cette seconde moitié du XVIIIème siècle qu’il est d’usage d’appeler « l’âge de l’Empfindsamkeit » (un mélange de sensibilité, d’émotivité et de sentimentalité). La « sensibilité » s’insinue dans le domaine littéraire comme dans le monde musical. Les rêveries d’un Jean-Jacques Rousseau et les cinq pièces interprétées par « Les Curiosités esthétiques » présentent un point commun. Elles restituent « un mélange d’impression douce et triste.., l’esprit encore orné de quelques fleurs, mais déjà flétries par la tristesse et desséchées par les ennuis (tourments) » (Les rêveries du promeneur solitaire - 1782). Le Largo e sostenuto du second quatuor aurait parfaitement pu accompagner le philosophe dans ses songes teintés de lassitude. Toutes les nuances de la joie et de la tristesse se mêlent comme dans l’Andantino du second quatuor. Le pianoforte y exprime une sérénité que le mode mineur tempère par un soupçon d’appréhension. De même, dans l’Allegretto du premier quatuor, les moments de gaîté célébrés par la flûte et le pianoforte sont contrariés par des changements de tempo et le sombre déchirement du violoncelle. Certaines pièces respirent l’optimisme, comme l’Allegro du Duo pour flûte et violon. D’autres déploient des mélodies faciles teintées d’insouciance. Ainsi en est-il de l’Allegro di Molto du premier quatuor aux allures de marivaudage. D'autres encore sont plongées dans le désespoir. Ainsi, l’Andantino de la Sonate pour violoncelle seul reproduit un chaos vécu de l'intérieur. Cet effet est obtenu par la conjonction des graves profonds du violoncelle, de l’emploi de dissonances et de la composition en mode mineur. En fin de compte, toutes ces pièces racontent, chacune à leur manière, la grande diversité des états d’âme qui agitent la société de son temps.
Les instrumentistes excellent dans l’art de produire une musique reflétant une vie intérieure tantôt apaisée, tantôt troublée. Pour exprimer ces bonheurs furtifs et ces accès de mélancolie, ils disposent de quatre instruments qu’ils font chanter avec brio. Certains mouvements réclament de la virtuosité. Par exemple, le second Allegro de la Sonate pour violoncelle seul offre à Etienne Mangot l’opportunité d’exploiter les registres extrêmes de son instrument. Plus tourmenté que dans les Suites pour le même instrument composées par le père de CPE, le violoncelle va jusqu’à forger quelques sonorités qui se libéreront dans la musique du XXème siècle. Le pianoforte est l’animateur principal des trois quatuors. Sous les doigts d’Aline Zylberajch, le son pur de l’instrument se révèle particulièrement dans les moments d’allégresse. Il s’accorde aisément avec la flûte de Jean-Pierre Pinet dans un dialogue qui sonne avec beaucoup de justesse, comme dans l’énergique Presto du troisième quatuor, magnifiquement interprété. Il va même jusqu’à ébaucher, notamment dans l’Allegro assai du second quatuor, une forme de concerto miniature dans lequel le pianoforte joue sa partie de soliste alors que les trois autres instruments résument la partie orchestrale. Enfin, l’Allegretto du Duo pour flûte et violon est admirable dans son interprétation, notamment lorsque Jean-Pierre Pinet et Fanny Paccoud s’essayent à reproduire des effets d’échos. Ils sont également convaincants dans le dialogue qu’ils engagent dans l’Allegretto du premier quatuor.
Impossible de conclure sans saluer l’initiative de l’ensemble « Les Curiosités esthétiques ». Il a rappelé notre attention sur un grand compositeur au catalogue fourni, et pourtant curieusement absent des programmes des concerts. Par leurs talents respectifs, les instrumentistes nous ont fait goûter la saveur singulière d’une musique ayant résonné dans les salons d’amateurs éclairés de la société hambourgeoise. Nous savons que l’œuvre de CPE y fut appréciée, ce que confirme d’ailleurs l’épitaphe destinée à son monument funéraire de l’église Saint-Michel de Hambourg : «Il fut grand/Dans la musique avec paroles/Mais plus grand encore/Dans l’audacieuses musique sans parole » (Gilles Cantagrel). Par la mobilisation d’instruments encore nouveaux pour le public (le violoncelle, mais plus encore le pianoforte), en écartant les moules anciens tels que les danses (allemande, courante et autres sarabandes) au bénéfice d’une écriture musicale plus libre et en faisant porter les émotions humaines par des notes, ces pièces participent au mouvement général de renouveau musical qui se propage dans l’Europe des Lumières. Remarquablement interprétées par l’ensemble « Les Curiosités esthétiques », ces cinq courtes pièces rendent un bel hommage à un compositeur qui, avec quelques autres, a assuré le passage du relais entre les génies du baroque et les géants du classicisme.

Publié le 04 mars 2016 par Michel BOESCH