Nova Europa - Mélodies d'un monde en mutation

Nova Europa - Mélodies d'un monde en mutation ©Benoît Pelletier
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Créé en 2005 par le Centre culturel de rencontre d’Ambronay, le label Ambronay Editions s’est lancé comme objectif de faire profiter au plus grand nombre des productions de son festival de musique ancienne, baroque.
Se veut-il être le vecteur émotif du spectacle vivant ? Ou ne constitue-t’il que le lien fédérateur entre l’engagement passionné des artistes et la fougue de ce monde en pleine mutation ?

Cette planète, subissant bien souvent les vents destructeurs de l’Homme, est en constante évolution tout autant sur le plan éthique, politique que musical.
La folle valse hégémonique des pays sur les plus faibles peut se traduire d’une manière plus pacifiste. C’est le projet musical de Nuno Atalaia et Jonatan Alvarado, musiciens et respectivement directeur artistique et directeur musical de l’ensemble Seconda Prat!ca, crée en 2012 par de jeunes musiciens issus des conservatoires d’Amsterdam et La Haye.
Le cœur de ce projet bat au rythme des rapports de force entre la « vieille Europe » et le Nouveau Monde, en particulier les pays d’Amérique du Sud colonisée.Il se concrétise par la sortie le 21 octobre dernier d’un enregistrement, sous le nom de Nova EuropaMélodies d’un monde en mutation, mêlant pastorales pré-baroques, polyphonies sacrées du XVIIème (portugaises et espagnoles), compositions de missionnaires jésuites et d’auteurs anonymes.
Le travail mené démontre une vision réaliste et pertinente de ce monde en pleine métamorphose. Les musiciens politisent leur engagement artistique, ce qui n’est pas pour déplaire bien au contraire. Ils ouvrent la voie à la réflexion, la méditation, l’introspection et se lancent dans un dialogue créatif entre le répertoire interprété et l’auditoire.

Bien que l’écoute du disque puisse apparaître déroutante, le cheminement suivi est particulièrement judicieux. Il commence par une citation tirée des Essais (Livre I, chapitre 31) de Michel de Montaigne. «Or je trouve, pour revenir à mon propos, qu’il n’y a rien de barbare et de sauvage en cette nation, à ce qu’on m’en a rapporté, sinon que chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage ; comme de vray il semble que nous n’avons autre mire de la vérité et de la raison que l’exemple et l’idée des opinions et usances du païs où nous sommes. Là est toujours la parfaicte religion, la parfaicte police, parfait et accompli usage de toutes choses. ». Cette citation ne souffre d’aucune obsolescence.
Pourrions-nous lui opposer une autre citation de Georges Bernanos, parue dans La Nouvelle Relève en janvier et février 1942 ? «L’Europe a été jadis un immense réservoir de races. Les races se sont peu à peu rapprochées les unes des autres selon leurs affinités naturelles, mais la Nation proprement dite, la Nation historique, est une magnifique réussite du génie humain. J’ignore absolument, et on ignorera toujours, la valeur propre, absolue des diverses races dont la collaboration harmonieuse a fini par réaliser ce miracle d’enthousiasme et de raison qui fut la France du XVIIe Siècle, […].»
Puis, il esquisse les multiples visages de l’époque coloniale en quatre parties : Distance, Missions, Créolisation, Cathédrale. Chaque partie constitue la trame qui réunit les fils de ce canevas ethnique tissant des liens entre les œuvres de diverses origines. La cohésion doit être sans faille pour mener à bien un tel projet.

La première partie, intitulée Distance, peut être considérée comme le trait d’union entre le style musical européen et celui de l’Amérique du Sud colonisée, pourtant si distinct l’un de l’autre. L’Europe est représentée par les compositeurs d’origine française Etienne Moulinié, espagnole Juan de Castro et portugaise Manuel Correa. Le nouveau continent, quant à lui, est dépeint par des pièces anonymes tirées des manuscrits du Codex Zuola de Cuzco.
La première œuvre Entre dos álamos verdesEntre deux peupliers verts, extraite du Cancionero de la Sablonara de Castro s’inscrit dans le pur style de la polyphonie ibérique du XVème siècle. Apprécions cette écriture à plusieurs voix simultanées. Les quatre chanteurs, la soprane Sofia Pedro, l’alto Sophia Patsi, le ténor Emilio Aguilar et le baryton João Paixão assurent le chant tout en ayant une dynamique propre. La structure vocale se colore d’une texture harmonique chantante. Fernando Aguado, à l’orgue, souligne par ces riches jeux ornementaux la finesse, l’onctuosité du discours.
Toujours issu du Codex, le court Dime Pedro, por tu vidaDis-moi Pedro, pour ta vie offre des sonorités sud-américaines avec la flûte à bec tenue par Nuno Atalaia et le tambourin de Pere Olivé. Le rythme invite à la danse, à la liesse.
Le troisième extrait est un air de cour écrit pour tablature de luth et guitare signé des mains du compositeur Moulinié. Jonatan Alvarado y développe un timbre amoureux, charmeur en s'accompagnant de sa guitare baroque de Jonatan Alvarado. La ligne vocale est magnifiée par les différents accents employés. Mais l’apogée de cette première partie est de loin la pièce in fine. Reprenant le poème de Lope de Vega, Entre deux peupliers verts, le ténor développe toute la délicatesse de sa voix. La sensualité du timbre qui s’en dégage ne peut que mettre en surbrillance le récit amoureux. Quelle douceur ! Un rêve tout éveillé…même si cela ne dure que 3 minutes et 6 secondes !

Le rêve n’est que de courte durée puisque le « poids » des missionnaires, fidèles messagers de la Sainte-Eglise s’immisce dès l’ouverture de cette seconde partie : Missions.
Le Sicut cervus de Francisco Guerrero – compositeur espagnol de la Renaissance – se pigmente d’intonations grégoriennes où la monodie impose sa foi. A l’aide de la musique, les Jésuites instillent la foi à ces peuples autochtones « prisonniers » des réductions, villages indiens constitués pour faciliter la sédentarisation et l’évangélisation des indigènes.
Le psaume Deus in adiutorium meumO Dieu, hâte-toi de me délivrer ! constitue le parfait exemple. Cette musique est écrite pour et jouée par la population locale. La foi religieuse doit être transmise à tout prix. Louez l’Eternel, vous toutes les nations ! Le propos religieux doit être compris par tous. Les Jésuites ont donc appris la langue authigène.
Si le message de Dieu peut s’incarner par les mots, la musique purement instrumentale peut être aussi sa fidèle servante. L’Adagio et l’Allegro de la Trio Sonata op.2 n°4 d’Arcangelo Corelli empruntent un ton mystique. La flûte et le clavecin se lancent dans une litanie recueillie mais cadencée par la violoniste Asuka Sumi. Saluons également l’accompagnement à la viole et contrebasse de Julie Stalder et Bram Trouwborts, ayant su apporter une fraîcheur et un dynamisme bien présent dans l’ensemble.

La Créolisation, titre de la troisième partie, éclaire déjà de par son nom la couleur musicale de ses pièces. Les influences précolombiennes marquent la musique des pays colonisateurs. Le tambourin, les percussions et des rythmes syncopés sont utilisés à grand renfort. Les regains de la culture sud-américaine se sentent, notamment dans la Tonada el Diamante. L’air est entraînant, le magnétisme andin nous attire. Le motif répétitif usité par la basse dans le Lanchas para baylar, se rapproche de la passacaille européenne, danse de cour d’origine espagnole de mouvement lent et de caractère grave.
Le duo ténor et baryton sur le chant traditonnel Siwar situy apporte la notion de culture fortement ancrée, de creuset dans lequel se mélangent les influences européennes et sud-américaines. Il crée une nouvelle musique pleine de vivante, de ressources, de surprises tout comme dans le Cachuas al Nacimiento, tiré du Codex Martínez Compañon.

Non seulement d’avoir emporté l’aspect spirituel de la foi religieuse dans ces lointaines contrées, des édifices – Cathédrales, titre de la quatrième partie – ont été érigés dans les réductions jésuites. Comment résister à une telle pression ? Tout comme le format architectural des églises, le langage musical respecte un plan bien établi. Des couplets s’articulent autour d’un refrain, sorte de fonds baptismaux sur lesquels est portée la foi des nouveaux convertis. Une certaine manipulation était exercée. Le Latin était abandonné au profit des dialectes locaux dans les villancicos Sáo qui turo (Anonyme) et A la xácara, xacarilla de Juan Gutiérrez de Padilla. La xácara est une forme poétique racontant une histoire. Mais ce terme a un double sens, il signifie surprise, émerveillement.

Le présent enregistrement présente bien toutes les caractéristiques d’un travail abouti, d’une fidèle restitution, et d’une implication sans retenue des artistes de l’ensemble Seconda Prat!ca.
Même si certains esprits peuvent être heurtés, les artistes ont bel et bien provoqué au plus profond de chacun de nous un réveil, un questionnement sur ce monde en mutation. Ils ont ouvert la porte derrière laquelle on se réfugie pour ne pas voir la réalité du Monde…
Un grand merci à eux !



Publié le 17 nov. 2016 par Jean-Stéphane SOURD DURAND