Orfeo Chaman - Christina Pluhar

Orfeo Chaman - Christina Pluhar ©
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La plus belle des langues pour parler d'amour

Depuis le début des années 2000 avec la création de l’ensemble Arpeggiata, Christina Pluhar nous livre à rythme régulier des enregistrements les plus inattendus et surprenants qu’ils soient, jouant tour après tour aux numéros d’équilibristes musicaux toujours parfaitement assurés sur un fil musical tendu entre les époques et les genres que nous traversons à leur suite.

Cet automne 2016, l’un des plus beaux et des plus ambitieux projets de l’Ensemble, sortait chez Erato dans un magnifique coffret un opéra commandé par le Teatro Mayor Julio Mario Santo Domingo de Bogotà en Colombie.

Vous l’aviez raté à Noël : peut être n’avez-vous pas été suffisamment sage ? Retour sur l’extraordinaire aventure d’Orfeo Chaman.

Orphée perdant pour l’éternité sa bien-aimée Eurydice alors qu’il s’apprêtait à la sauver des Enfers, voilà un mythe grec qui a inspiré tant et tant d’artistes à travers les âges les disciplines et les frontières. Et parmi eux en musique, tant et tant s’y sont appliqués : Guilio Caccini et Claudio Monteverdi bien entendu les premiers, mais aussi Stefano Landi, Charpentier, Lully, Telemann, Gluck, Haydn, Offenbach, Stravinsky, les Pierre Schaeffer et Henry, Philippe Glass pour ne citer que les plus célèbres.

Mais les mythes voyagent et c’est en Colombie, qu’un Orfeo argentin Nahuel Pennisi criera aux animaux, aux arbres et aux esprits de la forêt qu’on a tué sa jeune épouse Eurydice la chanteuse chilienne-suédoise Luciana Mancini.

Ici il s’agit d’un arbre séculaire qu’on abat au milieu d’une forêt luxuriante et vierge au son de la tronçonneuse, symbole de notre humanité ignorant le lien sacré qui unit tout vivant à notre Terre. Cet arbre du monde, incarnation sacrée du lien entre les mondes de l’au-delà et du réel, sert aussi au chaman pour voyager vers le monde des esprits.

Et la scène s’ouvre sur cet arbre immense, couché au milieu de ce bout de forêt, au milieu de ce bout de mare, où Ulysse et ses Argonautes de tortues, vivent mille et une péripéties au hasard des mystères de leur voyage. Rencontreront-ils du vent, du feu, des arbres, la nuit…?

Voici le point de départ de la revisite du mythe d’Orphée, inventeur de la poésie et de la musique, capable de charmer les hommes de sa lyre, les arbres, les animaux, les dieux eux-mêmes.

Résolument tournée vers l’Amérique du Sud et sa musique métisse, en habituée de l’exercice, Christina Pluhar a décidé de transposer le mythe grec à la culture chamanique, toujours bien présente de nos jours en Colombie. Orphée accompagné de son nahual (son esprit-animal protecteur) entreprendra le voyage par-delà le monde visible afin de sauver une âme perdue. Il est ainsi aisé de relier et d’apercevoir le parallèle entre les deux cultures, pourtant si éloignées tant dans le temps que dans l’espace. Et cet Orphée du mythe grec, capable de se déplacer dans les mondes, de parler aux animaux et la nature, d’entrer en contact avec les morts, n’était-il pas avant tout ce chaman, qui par ses dons fait corps avec son environnement, ayant cet possibilité de communication extra-sensorielle avec les esprits qui l’entourent.

Ne vous y trompez pas, nous sommes bien ici dans une œuvre originale, et dans cet art total qu’est l’opéra. Christina Pluhar a elle-même composé et arrangé une partie de la musique de cet opéra en adaptant un livret écrit par le poète colombien Hugo Chaparro Valderrama. En s’appuyant sur des œuvres musicales existantes, tout en les réinventant, on retrouve ainsi toute les influences qui font la renommée de l’ensemble Arpeggiata. A mi-chemin entre la musique baroque et les airs italiens ou allemands du XVIIe siècle, a mi-chemin de la musique traditionnelle d’Amérique du Sud - du Venezuela et du Mexique particulièrement ici - le spectacle offre tout un éventail cohérent de musique de styles différents, adaptées à la voix du chanteur parfois mais surtout au caractère du personnage - la complainte mélancolique - saudade - d’Orphée - ou de l’atmosphère de la situation.

Le rôle d’Orphée a été confié à un jeune chanteur argentin non-voyant Nahuel Pennisi. Il faut absolument voir et entendre la voix de ce jeune chanteur sous les traits d’Orphée pour apercevoir la portée incroyablement émotionnelle de son chant. La voix claire tantôt douce, tantôt puissante, était sans doute le meilleur choix pour retranscrire le désespoir et l’amour d’Orphée pour Eurydice. Bien éloigné du chant académique, il apporte une force et un naturel qui oblige presque les autres chanteurs à revoir leurs façons d’intervenir, un travail qui a dû être tout à fait passionnant à faire. Le trio dans l’acte 2 qui voit Orfeo, Aristeo et Nahual intervenir en écho - Cubramonos con cenizas - l’un des sommets de cette œuvre, est tout à fait représentatif du travail parfaitement accompli des trois chanteurs Nahuel Pennisi, Paul Phoenix (dans la version DVD du spectacle), Emiliano Gonzales Toro (dans la version CD) et Vincenzo Capezzuto. Impossible de passer à côté également de la rencontre entre Orfeo et Eurydice où en duo sur un air de zamba argentin - Romance de la luna tucumana -, Nahuel Pennisi, avec sa manière admirable et toute particulière de jouer de la guitare, chantent ensemble à la lune “avec son mouchoir blanc et ses gestes nostalgiques”. Luciana Mancini interprète ici une Eurydice fougueuse mais tragiquement perdue. Formée au Conservatoire Royal de La Haye, la chanteuse n’éprouve aucune difficulté dans des registres bien différents : de la salsa du Carnaval en préparation - Pajarillo - où elle donne à Eurydice une incroyable énergie de vie transmise par son chant et ses danses, voletant d’amour tel “un petit oiseau qui survole un ruisseau”. On se surprend a entendre une incroyable variété d’émotions dans sa voix : mélodieusement fragile douce, forte et chaleureuse. Tout à fait à même de répondre au chant d’Orfeo, elle forme avec Nahuel Pennisi un couple Orphée et Eurydice parfaitement remarquable.

La mise en scene a été confiée aux suisses-colombiens Heidi et Ralf Abderhalden, directeurs et instigateurs du Mapa Teatro de Bogotà. Tous deux formés en Europe, leur travail est orienté dans une démarche de création où les cultures se croisent, les communautés se lient les unes aux autres ainsi que les disciplines artistiques. Et on se surprend à croiser ces disciplines d’époques différentes sur scène. Danse et contorsions breakbeat - issues de la culture hip-hop du Bronx - tout à fait admirables qui transcendent et expriment les sentiments des personnages à travers le corps : la joie, l’amour, la magie,le désespoir, la mort. Décor et costumes sont volontairement bariolés, des couleurs vives, des plumes, des volants, qui appellent les spectateurs à se plonger dans l’univers onirique et luxuriant de la forêt amazonienne où le jaguar, compagnon de voyage du chaman dans son voyage spirituel, animal-totem, trouve sa place naturellement au côté des personnages.

Le grand intérêt de ce coffret, vous l’aurez compris, est de livrer l’intégralité du spectacle sur DVD enregistré en direct lors d'une représentation au Teatro Mayor Julio Mario Santo Domingo. Le CD en lui-même devient presque accessoire tant il ne représente qu’une partie bien mince au final de l’œuvre. Un livret très complet accompagne les deux supports et explique l’histoire, la démarche, en donnant de nombreux éléments de cette culture magique. Opéra spectacle, œuvre totale, peut-être plus proche de la musique folklorique sud-américaine que véritablement baroque, cet enregistrement mérite une très bonne place dans votre discothèque, et saura vous persuader à la fin, que l’espagnol est bien la plus belle des langues pour parler d’amour.



Publié le 26 janv. 2017 par Nicolas Debiazi