Les Orgues du Monde/ Mexique - De Pasquale

Les Orgues du Monde/ Mexique - De Pasquale ©
Afficher les détails
Suite du périple d’Arnaud De Pasquale : albâtre et piment de deux orgues mexicains

Diffusé chez un tout nouveau label, dirigé par Samuel Hengebaert et Ronan Khalil, défendant l’indépendance artistique et ambitionnant de développer des « projets musicaux même atypiques », le présent album fait suite à un premier volume consacré au patrimoine de Sicile (voir mon compte-rendu), enregistré à Castelbuono, Alcara Li Fusi, Noto, Ficarra, Regalbuto de décembre 2019 à novembre 2020, alors paru chez Harmonia Mundi. Des sessions lui préexistaient, captées en septembre 2017 à Tlacolula et Tlacochahuaya. Car « le Mexique était le point de départ de notre tour du monde des orgues que j'espère riche et long avec bientôt un voyage en Corse, en Bretagne, en Espagne, en Roumanie, en Slovénie et j'espère partout où il y a des orgues » déclare Arnaud De Pasquale dans une vidéo d'introduction que l'on trouve sur YouTube (à écouter ici). Heureuse initiative ! Mais aventureuse, voire périlleuse.

Dans sa notice, Arnaud De Pasquale se souvient ainsi des circonstances qui l'amenèrent en ces terres d'Oaxaca : une étincelle de curiosité auprès de son professeur Dominique Ferran, qui fut un des premiers à jouer sur l'orgue de Tlacochahuaya alors tout nouvellement restauré et qui avait fait l'objet d'un enregistrement en octobre 1994 pour le label K617. Une tournée avec l'ensemble Pygmalion en 2013 attisa l'envie, avivée par un récital de Francis Chapelet et Uriel Valladeau entendus sur place. De retour, un projet de collectage sonore des instruments de la région se heurta à des embûches, avanies et divers découragements, malgré des tentatives de contact avec les gardiens du temple. Ce n'est qu'en été 2017 qu’Arnaud De Pasquale fut invité à se produire dans le cadre d'un festival de musique baroque, permettant quelques enregistrements avec l'aide de Camille Frachet, dans un cadre enfin hospitalier, même si aux prises avec des arguties du clergé local. Toutefois, l'idée de poser les micros dans le Templo de Yanhuitlan, dans les églises de Tlaxiaco et de Zautla ne fut hélas pas concrétisée, faute des autorisations nécessaires (sacristains soucieux de préservation ou administration dissuasive). Entre philistinisme et avaries, on mesure combien l’entreprise revient de loin, dans tous les sens du terme, quand le livret conclut en évoquant un tremblement de terre à Tlacolula pendant la nuit d’enregistrement, obligeant l’équipe à se réfugier in extremis dans un abri de la tribune pour « échapper à quelques morceaux de plafond et aux poids de l’horloge ». La prochaine étape sicilienne ne s’avéra pas de tout repos, mais sans commune mesure avec ces tribulations mexicaines !

Le livret donne aussi la parole aux restaurateurs des deux orgues ici valorisés, en prolongeant la sensation d’exotisme à la lecture des épreuves endurées pour ce labeur. On y apprend que l’instrument du couvent San Jeronimo, un des premiers à retrouver une nouvelle vie dans la région après des décennies de silence forcé, était envahi par rongeurs et autres chiroptères, et suintait l’ammoniaque, selon Susan Tattershall, artisan de cette pionnière résurrection en 1991. « L’instrument de Tlacochahuaya est puissant et présent ; il parle franchement, cela est accentué par le tempérament mésotonique, et avec une sorte d’accent mexicain qui articule bien et porte la voix avec force. Cela confirme l’observation que j’ai pu faire tout au long de mes rencontres d’orgues : ils prennent en quelque sorte l’accent de leur pays ! » nous confiait Dominique Ferran en septembre 2020 (voir l’article). On notera que, parmi les quatorze demi-registres, le Bardón 8’ et les deux batteries d’anches (Bajoncillo et Clarin) sont postérieurs d’environ un siècle à la fabrication initiale. Pour sa part, l’éminent Gerhard Grenzing retrace ce que l’on sait ou conjecture de l’orgue de l’église Santa Maria de la Asuncion, autre vestige colonial de l’évangélisation par les Dominicains : une tuyauterie dont les premiers éléments datent de 1666, dans un buffet de 1791 (dévoré par les termites avant sa rénovation) logeant quinze demi-registres.


Arnaud De Pasquale devant l’orgue de Tlacochahuaya (© Oktav Records)

Même si ces orgues remontent au XVIIIe siècle dans leur état finalisé, leur facture préserve une tradition héritée du XVIe et s'avère propice aux pièces les plus anciennes que nous entendons dans ce florilège, justifiant qu’Arnaud De Pasquale ait emporté dans ses valises des partitions du fonds ibérique (un large échantillon chronologique, d’Antonio de Cabezón à Juan Bautista de Cabanilles), mais aussi italien et flamand de la Renaissance (Archive Doria Pamphilj, Manuscrit Susanne van Soldt). Le programme se constitue en triptyque, où l’orgue de Tlacolula échoit de neuf plages, flanquées par une paire de volets illustrant celui de Tlacochahuaya, lequel pour l’auditeur semblera le plus typé des deux. La pression du vent y sculpte de nets drapés, concentre les formes, et impose sa forte personnalité, affûtée dans une acoustique plus étroite qu’à Tlacolula. Comparer par exemple le Tiento de mano derecha y al medio a dos tiples de la plage 17 avec celui gravé dans l’album K617. Si l’on admet, selon une métaphore de service œnologique, que le fin et léger doit précéder le racé et charpenté, peut-être aurait-il convenu de regrouper l’assortiment de Tlacolula en prémices des compactes sonorités de Tlacochahuaya et ses anches tonitruantes, capiteuses comme le mezcal. On regrette aussi que les registrations ne soient pas mentionnées, ce qui aurait permis de mieux identifier les jeux employés. Gypseuses ou marmoréennes, ces différentes textures d’albâtre autorisent en tout cas de passionnantes confrontations entre les deux instruments. Rappelons qu’ils furent enrôlés dans l’intégrale Correa de Arauxo par Robert Bates (coffret chez Loft).

Sur l’ensemble du parcours, les tempos choisis s’avèrent plutôt vifs et astringents, reflétant un piqué de claveciniste qui émoustille dès le pétulant Brabanschen ronden dans ofte Brand (quelle conclusion virevoltante !). Al(e)mandes du manuscrit de la petite Susanne, Corrente, Saltarel et Tordiglione du giron latin : les danses s’avèrent impeccablement caractérisées et profitent d’un toucher ciselé. Le versant spécifiquement organistique se distingue aussi par la droiture de ses phrasés, la rigueur de son tactus, garantes de purs dessins et de grisants transports (la troisième section en triolets et double-croches du Tiento de quatro tono de Sebastián Aguilera de Heredia –3’56), quitte à une respiration un peu (op)pressante dans des pièces qui s’accommoderaient d’une respiration aérée (Tiento y discurso de 2do tono por gesolreut). Autre façon d’avouer que la tension du propos ne faiblit jamais, et inscrit ce CD parmi les plus captivants de la discographie organistique du Nouveau Monde, celle du répertoire du Vieux Continent exporté dans le legs hispanisant des Valles Centrales. La rareté de ces deux pittoresques instruments et la qualité de l’interprétation se promettent à l’audience internationale qu’elles méritent. On comprend d’autant moins que le livret, non traduit, risque de frustrer le public non francophone.



Publié le 31 oct. 2023 par Christophe Steyne