Passion - Les Surprises

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Le versant obscur des passions

Nul doute que cet album ravira les oreilles hédonistes des amateurs de récitals. Fruit d’une triangulation vertueuse, il fédère trois figures distinguées qui n’ont plus à démontrer la maturité et l’excellence de leurs talents. Véronique Gens, d’abord. Chanteuse lyrique au parcours éclectique, elle renoue ici avec le répertoire baroque. D’une voix vibrante à la sonorité chaude, elle enveloppe de chair l’âme de ces héroïnes altières au cœur meurtri. L’exactitude de sa déclamation, alliée à un sens dramatique forgé par l’expérience, dessinent la physionomie des multiples visages du dépit amoureux. De connivence avec les admirables Chantres du Centre de Musique Baroque de Versailles (CMBV), elle façonne un climat sonore somptueux traversé par les traits sombres de ses vocalises. L’absolue cohésion de ce chœur, souple et magnétique, s’impose comme un personnage à part entière. Les lignes de chant soliste et chorale se déploient sur un tapis instrumental dont l’étoffe sonore s’accorde aux couleurs changeantes des sentiments. L’Ensemble Les Surprises fait corps avec les chanteurs. Au diapason des paroles dans les monologues languides ou ignés, assurant un socle généreux aux chœurs, son habileté et son agilité offrent de gracieuses pauses dans les danses et interludes qui ponctuent les interventions vocales. Tous ces goûts réunis formant un programme merveilleux de simplicité et d’intensité.

Le projet artistique de Louis-Noël Bestion de Camboulas ouvre des perspectives d’écoute d’autant plus exaltantes que son programme invite à un voyage dans le temps. Plus précisément, au survol du répertoire opératique du dernier quart d’un XVIIème siècle. Le génie musical de Jean-Baptiste Lully (1632-1687) domine alors le « théâtre en musique ». Tout comme il irradie l’enregistrement proposé par Alpha-Classics. Car, dès la première écoute, il s’en dégage l’impression d’une esthétique singulière, tant le fameux style lulliste est reconnaissable dans les pages écrites par son élève Henry Desmarest (1661-1741) ou son assistant, Pascal Collasse (1649-1709). Même dans celles de l’italianisant Marc-Antoine Charpentier (1643-1704) qui tentera une incursion furtive sur la scène lyrique après la disparition du Commandeur.

Pour notre voyage rétrospectif, l’instructif livret accompagnant le CD livre une carte ainsi qu’une boussole virtuelle. Ainsi disposons-nous de trois indicateurs : une thématique réglée sur la destination, une feuille de route jalonnant le parcours, les lointains échos des créateurs de notre florilège. Passons en revue chacun de ces éléments.

La thématique, d’abord. Elle tient en un mot : Passion. Terme ô combien polysémique dans la langue française. En revanche, son équivalent allemand (Leidenschaft) révèle explicitement la souffrance qu’endure (leiden) celle ou celui qui brûle de passion. Le Père dominicain Nicolas Coëffeteau (1574-1623) décrit consciencieusement ce mécanisme physiologique dans son Tableau des passions humaines, de leurs causes et de leurs effets (1620). Qu’entend-il par Passion ? « Un changement qui se fait en l’homme contre sa constitution et disposition naturelle, de laquelle il est comme arraché par ce changement ». Partant de l’exemple de la colère, Justine le Floc’h démonte minutieusement le mécanisme du « processus psychophysiologique des passions » tel qu’il le décrit (voir Le Tableau des passions humaines : un renouveau du discours passionnel au XVIIème siècle, Les carnets du LARHRA, 1/201762018). Résumons (à l’excès). « La colère est une ardente Passion qui… nous anime au ressentiment d’un mépris ou d’une injure sensible ». Cette offense déclenche un « mouvement de l’âme » qui, ayant atteint le cœur, provoque un bouillonnement des esprits et du sang avant d’échauffer l’humeur bilieuse. La vapeur qui en résulte monte au cerveau, siège de la raison. Désormais, celui-ci n’est plus en mesure de distinguer le juste de l’injuste. En conclusion : « l’ardeur qui se trouve en l’Amour (tend) à la chose aimée pour s’unir avec elle (tandis que) l’ardeur de la Colère est bouillante, pleine d’amertume et accompagnée d’une aigreur qui va à la destruction de l’objet qu’elle poursuit ». Voilà pourquoi nos héroïnes outragées finissent par invoquer les puissances infernales. Voici comment les spectateurs de l’époque pouvaient s’identifier à ces accidents passionnels afin de réaliser leur propre catharsis.

Venons-en au parcours proposé par le programme. Son architecture évoque une « forme d’opéra imaginaire » qu’animent des pages connues ou inédites de Lully, Desmarets, Collasse et Charpentier. Le concept est ancien car Lully lui-même composa, avec Molière (1622-1673), « une comédie qui enchaînât tous ces beaux morceaux de musique et de danse afin que ce pompeux et magnifique assemblage de tant de choses différentes, puisse fournir le plus beau spectacle qui se soit encore vu pour la salle et le théâtre de Saint-Germain-en-Laye » (avant-propos du Ballet des Ballets, décembre 1671). Beaucoup plus près de nous, Hervé Niquet imagine, déjà avec le concours de Benoît Dratwicki (CMBV), un Opéra des opéras (Alpha, 2019). Une trentaine d’extraits y sont « rassemblés pour créer une intrigue autour de trois archétypes du répertoire de l’époque ». L’intrigue ? C’est précisément ce qui nous semble faire défaut dans l’opéra imaginaire de Louis-Noël Bestion de Camboulas.

Certes, l’ouvrage se compose des cinq actes classiques de la tragédie lyrique. Mais sans Ouverture instrumentale ni Prologue. Certes, chacun des actes porte un titre. Mais le rapport entre son intitulé et son contenu nous échappe souvent. Certes, cette production hybride emprunte à l’opéra sa structure dramatique. Mais, dans sa composition, elle se rapproche davantage de ces spectacles composites que l’Académie Royale de Musique nommait « Fragments », aux frontières du « pot-pourri ». C’est pourquoi les personnages ne sont pas à rechercher du côté des partitions mais de la pochette de l’album : « Véronique Gens, l’ensemble Les Surprise et les Chantres du CMBV ».

Benoît Dratwicki corrige néanmoins cet effet d’optique lorsqu’il célèbre les créatrices des grands rôles lyriques qui charpentent notre programme. Deux d’entre elles figuraient au sommet de l’affiche quand elles n’ont pas, elles-mêmes, sublimé certains passages illuminés ici par Véronique Gens.

La première, Mademoiselle Saint-Christophe (1625 ?- après 1682), « était grande, bien faite, belle et vertueuse», témoignent François (1698-1753) et Claude Parfaict (1705-1777), frères et auteurs de cette Histoire de l’Académie royale de Musique (1741) restée à l’état de manuscrit. L’ayant entendue, le poète et traducteur François Maucroix (1619-1708) en est ébranlé : « c’est pitié que toute autre chanteuse auprès d’elle ! On est remué, on est agité, on n’est pas à soi » (Œuvres diverses, Tome 2, 1854). Son lyrisme exalte les sentiments, raconte le correspondant de Le Nouveau Mercure galant (octobre 1677) lorsqu’il rend compte des divertissements donnés par le roi à Fontainebleau : « On ne peut rien ajouter aux applaudissements qu’à reçus Mlle de Saint Christophe, non seulement pour avoir bien chanté, mais pour être entrée dans la passion tantôt de la plus forte manière, tantôt de la plus touchante, selon que la diversité du sujet le demandait ».


Estampe : Mademoiselle Rochois chantant à l’Opéra - Gallica, BNF

Marie (ou Marthe) Le Rochois (1658-1728) est née d’une bonne famille de Caen. Orpheline de bonne heure, « la médiocrité de sa fortune et la grande voix qu’elle avait reçue de la Nature, la déterminèrent à » monter sur la scène de l’Académie Royale de Musique à la demande expresse de Lully. « A peine parut-elle sur le théâtre, qu’elle effaça les premières actrices qui l’avaient précédée» conclut son éloge funèbre publié dans le Mercure de France (novembre 1728). La romancière et dramaturge Madeleine-Angélique (Poisson) dite de Gomez (1684-1770) est littéralement séduite par « cette admirable artiste, qui la première a su remuer le cœur et tirer des larmes des spectateurs, en chantant ; et qui joignait à la plus belle voix qu’il y eut jamais, l’action la plus touchante, la plus pathétique et la plus spirituelle » (Œuvres mêlées, 1724). De même que l’abbé Louis Bonafous de Fontenai (1736-1806) dans son Dictionnaire des artistes (1776) : « Elle a été la plus parfaite actrice pour la déclamation, les sons, les entrailles et l’intelligence qui ait paru à l’opéra… Dans les rôles qu’elle représentait, elle enlevait tous les spectateurs, autant par sa voix que par son jeu. Quoiqu’elle fut d’une taille médiocre, fort brune, d’une figure très commune hors du théâtre, aux yeux près, qu’elle avait grands, pleins de feu, capables d’exprimer toutes les passions ». Hommage unanime, y compris dans le milieu musical, atteste Evrard Titon du Tillet (1677-1762). Car « M. Campra… et M. Destouches…, nos plus renommés compositeurs d’opéra… consultaient cette illustre fille sur leurs ouvrages, en quoi ils suivaient l’exemple du fameux Lully, dont elle était l’héroïne et qui lui attribuait souvent la réussite de ses opéras » (Le Parnasse françois, 1732-1743). Sa réputation a traversé les siècles. Ainsi, Arsène Houssaye (1814-1896) ose le parallèle suivant : « Marthe Rochois… était maréchale à l’Opéra comme Turenne était maréchal de France » (Princesses de la comédie et déesses d’opéra, 1860).

Finalement, Romain Rolland (1866-1944) réunira ces prestigieuses interprètes dans un même hommage : « La Saint-Christophe et la Le Rochois semblent avoir égalé en noblesse et en passion tragique les plus célèbres actrices de la Comédie-Française » (Musiciens d’autrefois, 1912). Aujourd’hui, un écho lointain de leurs voix se reflète dans celle de Véronique Gens, désormais notre guide dans l’univers de l’amour accablé.

Acte I : L’appel des Enfers

L’orchestre se fige. Louis-Noël Bestion de Camboulas retient son souffle. Dans un palais en ruine, l’enchanteresse Arcabonne apparaît, transportée dans les airs par des démons. Avant même sa prestation, c’est le costume de Marie Le Rochois qui avait attiré l’attention du public. Gustave Desnoiresterres (1817-1892) raconte qu’elle « avait des bras maigres qui étaient bien plus à cacher qu’à produire, et pour lesquelles on inventa des manches longues qui furent appelées Amadis, parce que mademoiselle Le Rochois les porta pour la première fois dans l’opéra de ce nom représenté pour la première fois le 15 janvier 1684 » (Les cours galantes, Tome 1, 1861). L’entrée instrumentale de l’air d’Arcabonne (Acte III, scène 2) est scandée par des noires pointées. Rythme tout à la fois majestueux et convulsif. La sonorité charnue de ce tutti annonce, avec gravité, un dialogue avec les morts. Celui qu’Arcabonne va engager avec le spectre de son frère tué par Amadis. Les frères Parfaict avaient été impressionnés par le réalisme de la peinture de ce terrible conflit entre « la reconnaissance, l’amour et la haine ». Car Arcabonne aime Amadis (amour) ; elle découvrira qu’il lui avait sauvé la vie (reconnaissance) mais avait tué son frère (haine). Et c’est cette haine qui affûte sa vengeance dans ce monologue électrique dramatisé par l’accompagnement des cordes graves. Véronique Gens projette des couleurs expressives sur le texte de Philippe Quinault (1635-1688). Loin des « tendres fureurs d’Arcabonne » évoquées par Pierre-François Godard de Beauchamps (1689-1761) dans son épître à Mademoiselle Rochois (Les lettres d’Héloïse et d’Abélard mis en vers françois, 1737), son chant effile avec soin chacun des affects qui habite ce bref monologue : la fureur vengeresse (Toi qui dans ce tombeau n’est plus que cendre), la surprise (quel gémissement sort de ce tombeau ?), la compassion (mânes plaintifs), la fidélité (Je vais répondre à votre impatience). Un nuancier qu’elle égrappe avec délicatesse.


Charles Gavard, Amadis, Opéra avec les costumes du tems - Gallica, BNF

Dans l’arc narratif classique, l’Acte premier est celui de l’exposition du contexte et du sujet. Aussi, après le renoncement à l’amour par fidélité clanique, voici l’amour entravé. Personnages secondaires d’Amadis, Florestan et Corisande sont emprisonnés par Arcabonne. Notre prélude instrumental (Acte II, scène 1) s’épanche en notes mélancoliques tissées par les violons du dessus. Il exprime, avec une grande sensibilité, l’amour embrumé de désolation lorsque ceux qui s’aiment s’apprêtent à mourir.  Ciel, finissez nos peines, implorera ensuite le chœur des captives et des captifs. Cette musique sans paroles parle décidément le langage des sentiments.

Voici que s’avance l’amour outragé. Doublement outragé dans ce passage d’Achille et Polyxène (22 mars 1687) dont le livret de Jean Galbert de Campistron (1656-1723) a été mis en musique par Lully (Ouverture et Acte 1) et achevé (Prologue et Actes 2 à 5) par son assistant, Pascal Collasse, après la disparition accidentelle de son maître. Achille aime Briseis, sa captive. Jusqu’à ce qu’il soit subjugué par Polyxène (Marie Le Rochois), la fille de Priam, roi des Troyens. Hormis le bonheur des amants, leur union permettrait de sceller la paix entre les Grecs et les Troyens. Briseis accuse Achille de trahison amoureuse. Elle invoque Junon qui, ennemie jurée de Troie, ne peut envisager d’autre issue que l’écrasement des Troyens. Les noces doivent donc être empêchées. La déesse en appelle aux divinités infernales (Acte III, scène 7). Véronique Gens ne revêt pas ici le voile de la déesse protectrice des femmes et du mariage mais se saisit de la lance de la Junon guerrière de Tibur. Avec tendresse, d’abord, elle rassure Briseis (Calme tes déplaisirs). Non, il n’est pas écrit que Priam parviendra à ses fins. La forme récitative adopte soudain une tonalité belliqueuse. Son trône est bousculé par la chute de la ligne mélodique, sa gloire est secouée par un débit de voix subitement fulminant et sa triste mémoire disparaît dans les graves, entraînée par une ritournelle agitée par les violons du dessus. Un bel exemple de musique descriptive sublimé par une voix immensément expressive. De ces profondeurs jaillissent maintenant les incantations : sortez de la nuit infernale, noires divinités. De figuralismes (mélisme sur volez) en ruptures de rythmes, Junon se réjouit des ravages provoqués par les esprits. Jusqu’à cette joie mauvaise accueillant le mortel poison versé dans tous les cœurs par la haine, la fureur, la discorde et l’envie. Une Junon terrible qui contribue à la noirceur de cet opéra enseignant que les passions violentes sont plus puissantes que l’amour et la paix.

Violence qui se cristallise dans la tempête que Pascal Collasse déchaîne dans la scène 7 de l’Acte II de Thétis et Pelée (7 janvier 1689). Tempête « qu’on n’a cessé d’admirer », assurent les frères Parfaict. Elle fait même « date dans l’histoire de l’opéra français », estime Marie Demeillez car elle est « à l’origine de trouvailles orchestrales et de figurations rythmiques et mélodiques originales, destinées à être reprises et amplifiées par ses successeurs » (L’orchestre à cordes de Pascal Collasse in MusicologieS, 2015). Pour cette tempête, indique le livret vendu au public en 1689, « on se sert d’un tambour (nota : une première à l’opéra) pour imiter le bruit des vents et des flots, en frappant doucement quand le dessus est bas et fort quand il est haut ». A ce stade de l’intrigue, Neptune aime Thétis (Marie Le Rochois). Mais Jupiter est également attiré par (ses) divins appas. Pour la séduire, celui-ci change le décor en un magnifique jardin dans lequel il organise une fête à laquelle il convie les peuples. Pendant les danses, Neptune est annoncé par une tempête. La compétition amoureuse atteint alors son paroxysme. La compétition artistique aussi, tant l’orchestre et le chœur rivalisent de virtuosité. En notes répétées, les triples, quadruples, quintuples croches filent en rafales tandis que les Chantres de Versailles figurent l’affolement des danseurs par un effet de masse harmonieusement bouillonnant. Impossible de résister à une telle bourrasque de notes. Emerveillement garanti.

Acte II : Malheureuse mère

Après le défilé des amours contrariés vient celui des complications et de l’activation des ressorts du drame. Dès le premier air, sur des paroles de Louise-Geneviève Gillot de Saintonge (1650-1718), Henry Desmarest traduit la souffrance d’une âme persuadée d’être abandonnée. Dans la première scène de l’Acte III de Circé (1er octobre 1694), Eolie soupire dans une « solitude » (un lieu désolé et sauvage). Elle aime Ulysse et en était aimée. Mais celui-ci feint une amoureuse ardeur pour Circé afin de sauver ses compagnons transformés en monstres par la magicienne. Lorsqu’il participe à une cérémonie dans le Temple de l’Amour, Eolie est tiraillée par le doute : Ulysse feint-il d’aimer Circé ou en est-il épris ? Dans un monologue bercé par un délicat ostinato, elle se livre à une déchirante introspection. La tendre et touchante entrée instrumentale tente d’adoucir sa mélancolie. Elle fait ruisseler une mélodie gracieuse sur un tapis d’incertitudes. La plume experte de Desmarest parvient à disséquer finement cette lente métamorphose d’un doute teinté d’espérance en conviction de la trahison. Dans ce passage monodique, Véronique Gens traduit la subtile gradation de cette alchimie émotionnelle. Doucement plaintive lorsqu’elle réclame le repos aux désirs, transports, cruelle impatience qui l’assaillent, la tension s’empare de la ligne mélodique pour la projeter vers les aigus du sanglot avant de l’entraîner dans les graves de la perplexité. C’est ensuite au tempo de se crisper, jusqu’à en perdre le souffle : Allons… je tremble… Ô Dieux. C’est pourtant avec une énergie retrouvée qu’elle refuse le secours des enfers. Conduite par une voix expressive et une attention respectueuse de la psychologie du personnage, cette pénétrante monodie réalise une minutieuse anatomie du doute amoureux.

Pour se protéger des blessures de l’amour, suffit-il de s’en détourner ? Proserpine et la troupe de ses nymphes en sont persuadées. Quand un cœur est trop sensible/ rien ne peut le rendre heureux venaient-elles de chanter. L’entrée instrumentale du second air de la scène 8 de l’Acte II de Proserpine (3 février 1680) superpose deux atmosphères : l’allégresse pastorale et le trouble suscité par ces amants (qui) n’ont en partage/ que langueurs, que soins jaloux. La première sautille, la seconde soupire ; le pupitre des violons s’étire paresseusement quand les bois mènent une danse insouciante. Pour mémoire, Marie Le Rochois y remplit le rôle d’Aréthuse lors de la création de Proserpine. A la suite de quoi, sa manière « ne permit plus de douter que l’Académie royale de musique n’eût trouvé désormais sa légitime souveraine », estime Paul Smith dans l’article consacré à La Rochois et la Desmatins qu’il publie dans le numéro de janvier 1847 de La Diligence.

Dans la quatrième entrée du Ballet du Temple de la Paix (15 octobre 1685), les Bretons et les Bretonnes semblent acquiescer. Sur un air de danse pétillant, ils caracolent facétieusement pour signifier, dans une chanson que nous n’entendrons pas, que la paix et l’amour sont irréconciliables. N’aimons jamais/ Il est trop difficile/ D’unir toujours l’Amour avec la Paix, fredonneront deux Bretonnes. La clé de ce curieux précepte est dissimulée dans le dialogue qui suit le ballet. Pour Climène, Silvandre lui a été infidèle : S’il n’eût été volage/ je l’aurai aimé toujours. Mais Silvandre lui explique qu’il a été contraint à un mariage arrangé auquel il s’est soustrait par amour pour elle. Les amants peuvent désormais s’aimer sans crainte. Même en amour, les apparences sont trompeuses.

Alors que se prolongent ces festivités, un drame se noue : Pluton vient d’enlever Proserpine. Sa mère, Cérès (Mademoiselle Saint-Christophe), s’alarme. A son arrivée, tout le monde fuit pour ne pas avoir à lui révéler la disparition. A la scène 7 de l’Acte III, elle confie au chœur son amour maternel meurtri. Dans une longue complainte assombrie par une ritournelle gémissante déchirée par les stridulations des violons, elle tente d’identifier l’auteur du rapt. Avec une justesse de ton et d’intensité émotionnelle, Véronique Gens gravit, degré par degré, l’échelle de la souffrance. De la douleur à l’anéantissement. Chaque pallier qu’elle franchit est signalé par la reprise d’une imploration anxieuse : Ô ! Dieux ! pourquoi m’arrachez-vous/ Un bien que je trouvais si doux ? D’abord, sa contrariété tance l’indifférence de Jupiter, le propre père de Proserpine. Ensuite, avec une fébrilité que nourrit une marche harmonique, elle pourchasse, au sein de l’Olympe, les jalousies qui pourraient avoir inspiré l’enlèvement. Enfin, de manière plus mesurée, elle plaide l’injustice en considération des bienfaits qu’elle a dispensés. En vain. Soudain, une ritournelle impétueuse allume sa colère. Le tempo s’agite. La voix s’embrase et se charge d’émotion : Mon cœur désespéré s’abandonne à la rage.

A la scène suivante, la mère éplorée apparaît en furie. Sa rage ravage les champs et les moissons qu’elle venait de faire fructifier. Sur une tonalité belliqueuse, l’orchestre attise les flammes en soufflant d’incandescentes rafales de doubles croches. Exaltée par l’énergie du désespoir, Cérès projette sa douleur intime sur un univers désemparé. Avec beaucoup d’intelligence artistique, chaque partie caractérise minutieusement le sentiment dominant qui habite le personnage qu’il représente : la soliste fulmine dans un chant crispé par la folie vengeresse ; l’orchestre tempête à flots continus ; le chœur est pétrifié par la frayeur et l’incompréhension. Ce passage, aujourd’hui spectaculaire grâce au talent des interprètes, voyait ses effets amplifiés, à l’époque de la création, par une mise en scène unanimement saluée. En effet, assure un correspondant du Mercure galant (janvier 1680), « soit pour la beauté des décorations, soit pour la richesse des habits, il ne s’est jamais rien vu de si somptueux en France ».

Acte III : Cruel amour

Dans de nombreux livrets de l’époque, l’Acte III est celui de la passion paroxystique. Le nôtre s’ouvre sur un réveil. Celui d’Atys (10 janvier 1676). La déesse Cybèle aime, en secret, le berger Atys. Elle le plonge dans un profond sommeil pour, dans un songe, lui révéler sa passion. Mais cet amour est-il réciproque ? Avant même qu’il ne puisse répondre, la nymphe Sangaride se précipite aux pieds de Cybèle et lui demande de mettre un terme à son mariage imminent avec le roi de Phrygie. Dans le trouble qui saisit alors Atys, Cybèle devine l’affection qui le lie à Sangaride. A leur départ, à la scène 8 de l’Acte III, elle fond en larmes. Dans un monologue élégiaque construit en forme de rondo, elle prend conscience du mirage qui l’a fait négliger mille cœurs (qui) m’adoraient pour se livrer à un seul qui a peine à se rendre. Véronique Gens marque d’un éclat singulier chacun des deux couplets. Tandis que le premier est teinté d’amertume, le second voit poindre la colère. Ce passage saisissant naît d’une écriture sensorielle qui transforme les larmes en notes ainsi que d’une interprétation dont la délicatesse change les notes en sanglots.

Ce chagrin d’amour prend le chemin des Enfers dans la sixième entrée du Ballet royal de la naissance de Vénus (26 janvier 1665). La toute-puissante Vénus, « dont le pouvoir ne s’étend pas moins sur les Enfers que sur la Terre et les Cieux », offre au triste Orphée l’opportunité de supplier Pluton et Proserpine de libérer Eurydice. Leur accord obtenu, « Orphée et Eurydice dansent quelque temps sans se regarder ». Mais l’impatience et la vanité d’Orphée seront fatales à Eurydice. Huit Ombres l’emportent à jamais. « Le Ballet se termine par la danse des Ombres ». Les archets tirent des cordes graves de tristes complaintes tandis que les bois chantent les tourments des amants définitivement séparés. Au fil de ces notes écrasées par la douleur, le cœur s’assombrit. Mademoiselle Saint-Christophe ne chante pas dans cette entrée. En revanche, elle aura revêtu les attributs d’Euphrosyne dans le Récit des trois Grâces (deuxième partie du Ballet). Déjà en 1663, elle s’était distinguée dans le rôle d’une Grâce. A tel point que Jean Loret (1595 ?-1665) l’avait alors qualifiée, avec ses compagnes, de « rossignoles de la Cour » (Lettre douzième de La Muze historique, Tome 4, 1878).

L’allure est bien plus guillerette dans la canarie (danse d’origine espagnole au rythme ternaire) qui accompagne l’Air des Espagnols du Ballet des Nations prolongeant le Bourgeois gentilhomme (14 octobre 1670). Les violons virevoltent, les castagnettes claquettent, les guitares grattent le rythme. Un battement ensorcelant pour faire oublier le dolorisme des paroles (que nous n’entendrons pas) : Sé que me muero de amor/ Y solicito el dolor (je sais que je me meurs d’amour et je cherche la douleur). Mais, dans cette époque imprégnée de religiosité, mourir d’amour constituait la preuve suprême d’amour !

Aimer ou haïr à mort celui que l’on aime ? Ce dilemme tenaille Armide (Marie Le Rochois), la farouche sarrasine, éprise de Renaud, le héros des croisés. Armide (15 février 1686) est, pour Jean-Laurent Le Cerf de la Viéville (1674-1707) « le plus beau morceau de musique qui se soit fait depuis quinze ou seize siècles » (Comparaison II, février 1706). Particulièrement cette scène du poignard : « j’ai vu vingt fois tout le monde saisi de frayeur, ne soufflant pas, demeurer immobile, l’âme toute entière dans les oreilles et dans les yeux, jusqu’à ce que l’air de violon, qui finit la scène, donnât permission de respirer ; puis respirant là avec un bourdonnement de joie et d’admiration ». C’est ce moment d’exception que Véronique Gens et Louis-Noël Bestion de Camboulas nous proposent de revivre. Armide a vaincu les croisés mais n’a pu triompher du plus courageux d’entre eux : Renaud. Elle réclame le privilège de le sacrifier de ses propres mains. Endormi par les démons, Renaud est à sa merci dans la scène 5 de l’Acte II. Elle va le frapper. Hésite. Se ravise. Décide finalement de le rendre amoureux par la magie. Ce nœud dramatique pigmente l’entrée instrumentale. L’indomptable sarrasine y parade au rythme princier battu par des notes pointées puis gravit l’échelle harmonique d’une vengeance prête à s’assouvir. Dès les premières paroles, l’écriture de Lully mêle l’expressionnisme au figuralisme. Ainsi, le triomphalisme d’Armide se manifeste dans des aigus aiguisés par le tempo (Enfin, il est en ma puissance) tandis que le charme du sommeil adoucit le mouvement. Soudain, le rythme se met à palpiter : Armide tergiverse. Sa conscience plaide la modération quand le ressentiment veut occire. Véronique Gens expose à merveille ce long passage bipolaire, maniant habilement les oppositions et les contrastes. La pulsion rythmique incarne le trouble d’une âme tiraillée par le doute. Pathétique, la ligne vocale réclame vengeance dans des cris faisant vibrer les aigus. En contraste, l’amour naissant caresse les notes tenues, émues par cet ennemi au visage qui semble être fait pour l’amour. « La situation d’Armide n’en est que plus piquante de la voir flotter continuellement entre l’amour et le dépit », note un correspondant du Mercure de France lors d’une reprise de l’opéra (mai 1725). Jusqu’à ce charmant « air de violon » soutenu par l’orchestre qui déguise les démons en d’aimables Zéphyrs. La fièvre rageuse d’Armide se consume alors dans les feux de l’amour. Le tempo danse. La ligne mélodique flotte joyeusement sous le souffle des Zéphyrs qui doivent transporter Renaud et Armide dans les plus reculés déserts pour y vivre leur amour. Disons-le sans détours : Véronique Gens a fait revivre charnellement ce morceau que Titon du Tillet considérait comme « le plus grand morceau de tous nos opéras et le plus difficile à rendre ».

Finalement, Armide apprendra que la magie ne fait pas l’amour. De même, suggère l’Ouverture à la française de Persée (17 avril 1682 – Marie Le Rochois y joue le rôle de Mérope), l’amour n’est pas un long fleuve tranquille quand la jalousie l’accompagne. Notamment celle que déplore Méduse dans la scène 1 de l’Acte III : la barbare Pallas/ Fut jalouse de mes appas/ Et me rendit affreuse autant que j’étais belle. Cette ouverture à la française, selon un correspondant du Mercure de France (mars 1747) «passe, avec raison, pour une des plus belles du genre ». Elle est aux couleurs contrastées de l’espérance, celle qui entrelace la détermination à conquérir l’être aimé et l’appréhension de perdre son affection. Ici, de longues notes lissées suggèrent la douleur de l’abandon ; là, des guirlandes de croches encouragent à persévérer. En somme, une ouverture instrumentale révélant cette subtile chimie des passions qui, toujours, mêle le feu du désir aux incertitudes de l’attente.

Acte IV : Tranquille sommeil, funeste mort

La nuit (Nyx), le sommeil (Hypnos) et la mort (Thanatos) mènent l’intrigue du quatrième acte de notre opéra imaginaire. Ils éteignent progressivement la flamme de la passion. A première vue, cet assemblage paraît curieux. Toutefois, le géographe Pausanias (115-180 après J.C) nous en éclaire le sens dans le récit de son Voyage historique en Grèce (livre V, chapitre XVIII). Sur un coffre déposé dans le temple d’Olympie, il examine la scène figurative suivante : « Vous y voyez une femme qui tient deux enfants dans ses bras ;… l’un blanc, l’autre noir ; l’un qui dort, l’autre qui semble dormir… Qui peut douter que l’un de ces enfants ne soit le sommeil, l’autre la mort, et que la femme qui les tient ne soit la nuit ».

La Nuit, précisément, obscurcit la scène 12 de la dixième entrée du Triomphe de l’Amour ou Pastorale en musique imitée des Amours de Diane et d’Endymion (21 janvier 1681) composée par un trio fameux associant Quinault, Benserade et Lully. « Les demoiselles Fontaine et Subligny débutèrent dans le ballet du Triomphe de l’Amour ; elles ont été les premières femmes qui aient dansé sur le théâtre de l’Opéra ; avant elles, cet emploi était rempli par des hommes déguisés en femmes, à la manière italienne » raconte Edouard Foucaud dans son Histoire du théâtre en France (1845). Cette première préfigurant l’opéra-ballet ne manqua pas de faire glousser Georges Touchard-Lafosse (1780-1847) dans ses Chroniques secrètes et galantes de l’Opéra (1844) : « L’effet immédiat que produisit cette innovation fut de doubler le débit de lunettes d’approche ; mais ce ne put être que dans l’intérêt d’une admiration galante ; car la danse des dames ou demoiselles gagées ne fut ni plus savante, ni plus animée que celle précédemment exécutée par les nymphes que l’on rasait ». La nuit s’installe, disions-nous. Diane, qui « méprise la puissance de l’Amour » (scène 9 de la huitième entrée) vient de s’enfuir à la vue d’Endymion, comme effrayée par le sentiment amoureux qui la saisit. L’orchestre « invite toute la nature à jouir des douceurs du repos. Plusieurs instruments forment une douce harmonie, qui se mêle et qui s’accorda avec la voix de la Nuit » (livret de 1681). Cette harmonie câline nos oreilles, caressées par des sonorités tendres et onctueuses. Sur un tempo hypnotique, les bois et la voix dialoguent avec délicatesse, enveloppant paisiblement les soucis dans les voiles de l’oubli. L’écriture est finement figurative, évoquant crescendo les cœurs agités pour sombrer aussitôt dans la douce langueur à laquelle s’abandonnent les cœurs tendres. Un dialogue « d’une beauté qui passe tout ce qu’on a vu de cette nature », assure le correspondant du Mercure galant (décembre 1680). Nous ne saurions mieux dire.

Un sommeil qui s’est maintenant imposé dans la Diane de Fontainebleau (2 novembre 1686) du chantre et librettiste Antoine Morel (1648 ?-1711) et d’Henry Desmarets. Dans les bois de Fontainebleau, Diane et ses nymphes fêtent le retour du roi en son château pour la chasse. Tout le monde salue le retour du Soleil. Arrive le Sommeil qui lui recommande le repos. Car le roi souffre alors d’une fistule anale qu’il fera opérer au lendemain de ces cinq jours passés à Fontainebleau. Cette sublime page chorale est imprégnée de béatitude. Les Chantres du CMBV effleurent ce magnifique chœur du Sommeil avec un raffinement tel qu’il diffuse, par nos oreilles, un agréable sentiment de bien-être.

Une pompe funèbre nous arrache à notre somnolence. Cette musique de funérailles princières résonne dans la scène 5 de l’Acte III d’Alceste ou le Triomphe d’Alcide (2 janvier 1674). La marche est cadencée par le tambour tandis que l’orchestre défile au pas majestueux des notes pointées. Quelques instants auparavant, Alceste (Mademoiselle Saint-Christophe), reine de Thessalie, venait de s’immoler pour rendre la vie à son époux mourant. Elle délivre ainsi la preuve ultime de sa « générosité féroce » (Mercure galant, janvier 1706) alors qu’elle aurait pu succomber à l’amour que lui voue Alcide (Hercule). Une scène qui a fait pleurer Marie de Rabutin-Chantal dite Madame de Sévigné (1626-1696) lors des répétitions: « On joue jeudi l’opéra, qui est un prodige de beauté ; il y a déjà des endroits dans la musique qui ont mérité mes larmes. Je ne suis pas seule à ne les pouvoir retenir ; l’âme de Mme de La Fayette en est alarmée » (lettre du 8 janvier 1674). Il est vrai que « cette plainte du troisième acte d’Alceste, d’une ampleur jusqu’alors inégalée dans l’œuvre de Lully, peut également être regardée comme la première page dramatique de l’opéra français », analyse Jérôme de La Gorce (Jean-Baptiste Lully, Fayard, 2002). La « principale pleureuse » tient le poignard avec lequel Alceste s’est frappée. Entre cris et pleurs, elle se lamente de la disparition brutale et sanglante de la reine. Puisant dans un nuancier sonore parfaitement maîtrisé, Véronique Gens fulmine contre la mort barbare qui s’échappe dans d’aigres dissonances, déplore amèrement la disparition d’une victime si belle et si rare avant de s’incliner gravement devant le caractère exemplaire de son sacrifice. Elle s’entretient ensuite avec le chœur. Celui-ci s’associe à son hommage, reproduisant avec justesse les spasmes de l’affliction. La scène s’achève ici sur une tonalité triomphale (car les deux derniers vers, aux intonations plus lacrymales, ont été retirés) avertissant que la mort d’Alceste ne signe pas la fin de son destin. Certes, le grondement du tonnerre et la désolation exprimée par le chœur racontent la douleur immédiate de la perte de la princesse. Mais Alcide triomphera bientôt des Enfers pour rendre la reine à son roi. Cette généreuse scène conclusive de notre quatrième acte révèle la riche palette à partir de laquelle Lully peint les émotions avec des sons.


Le Pautre – Versailles 4 juillet 1674 – Alceste – Gallica, BNF

Acte V – Médée furieuse

En guise de dénouement, Louis-Noël Bestion de Camboulas pose ses notes sur le trajet d’Alcide qui nous mène du cimetière des passions au paradis des amants. Mais nous devons, au préalable, échapper à la passion possessive de Médée. Une Médée (4 décembre 1693) de Thomas Corneille (1625-1709) et Marc-Antoine Charpentier dans laquelle Marie Le Rochois, « l’une des meilleures actrices du monde,… joue avec chaleur, finesse et intelligence », assurent les frères Parfaict. D’une façon plus générale, poursuivent-ils, malgré les critiques des lullystes traditionalistes, « les véritables connaisseurs trouvent quantité d’endroits admirables dans la musique de M. Charpentier ». Selon Robert de Visée (vers 1660 - après 1733), précisent-ils enfin, il faut entendre par « véritables connaisseurs », « les amateurs de la nouvelle Musique dont Charpentier a voulu nous laisser le modèle ». Un style nouveau pour parler, encore et toujours, des mêmes passions. Dans la scène 3 de l’Acte III, Médée vient de comprendre que Jason l’a trahie. Sur le canevas d’un rondeau, elle tisse un examen de conscience éclairé par le clair-obscur des cordes graves. Véronique Gens profère douloureusement un refrain chargé de dépit : Quel prix de mon amour, quel fruit de mes forfaits ! Par petites touches progressives, l’émotion se fait chair. Ainsi, pour parler de la perfidie de Jason, son timbre se pigmente aux couleurs du ressentiment. Pour évoquer les crimes qu’elle a commis pour prix de l’amour, le tempo s’enfièvre puis expire quand l’orchestre suspend son jeu. Pour s’apitoyer sur l’exil auquel elle est désormais condamnée, la mélancolie éteint son désir. Une rhétorique musicale exécutée avec maestria.

Deux scènes plus loin, Médée décide que la vengeance doit seul occuper tous mes soins. Dans une sinistre incantation, elle convoque les noires filles du Styx que Lully avait déjà appelées dans la scène 7 de l’Acte II de Bellerophon (31 janvier 1679). Un court prélude orchestral installe une atmosphère sombre rembrunie par les bassons et lacérée par de vigoureux traits d’archets. Dans un air en rondeau, Médée profère des invectives tandis que le chœur l’encourage, à longueur de refrain, à infliger un châtiment à l’ingrat. Son chant nasal entêtant révèle le caractère fielleux des acolytes du diable quand, dans un crescendo habilement lissé, Véronique Gens attise le feu de la fureur. De fait, la musique de Charpentier et la finesse d’interprétation d’aujourd’hui intensifient la tension de ce nœud dramatique. Le drame finira-t-il en tragédie ?

Pas vraiment. Et certainement pas sur un strict plan musical. La danse est enjouée. Le tempo vif. Les coups d’archets exaltés. Un éoliphone (machine à vent) nous engage cependant à pénétrer plus avant dans la scène 7 de la sixième entrée du Triomphe de l’Amour. Borée et la troupe des vents frais s’engouffrent sur le plateau. A ce stade, nous convainc le livret d’origine, Borée, « couvert de glaçons et de frimas, témoigne qu’il croit être en sûreté contre les feux de l’Amour » comme le manifeste la tonalité persifleuse de la musique. Notre opéra imaginaire s’achève donc en forme de gigue insouciante. Comme pour suggérer qu’en amour, tout finit toujours par une danse. Mais c’est oublier que, dès la scène suivante, le glacial Borée s’enflammera pour Orithie et devra enlever cette princesse épouvantée par son corps habillé de glace.

C’est donc sur ces notes émoustillées que s’achève cet opéra traversé par tant de traits de fureurs et baigné par tant de pleurs. Louis-Noël Bestion de Camboulas aura accommodé cette heure d’écoute de pages oubliées ou emblématiques, toutes habitées par le mal d’aimer. Chacune d’elles naît du côté sombre de l’amour. Toutes éclosent sous le souffle tragique d’une voix d’exception, celle de Véronique Gens. L’ensemble s’illumine aux couleurs de la passion, celles que projettent des instruments attentifs aux mots et fluides dans l’expression des humeurs. En somme, un récital sans trame véritable mais sublime dans la célébration des émotions.



Publié le 07 janv. 2022 par Michel Boesch