Perpetual Night - Correspondances

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Ayres, Songs and Dialogues : pour suivre le cheminement singulier vers l’opéra anglais

Propos entendus : « Nous venons à ce concert pour la voix de Lucile Richardot. Et assurément, nous achèterons le CD pour la réentendre». Une voix unique, en effet. Exceptionnelle dans sa capacité à conjuguer force et élégance, à marier la puissance et la tendresse, à polir les sons tout en affirmant le pouvoir expressif des textes. Tessiture ample, grain de voix charnu, stupéfiante virtuosité vocale. Ajoutons à cela une diction qui a pour vertu d’envelopper les mots de chair. En somme, une grande dame dont le chant généreux et parfaitement contrôlé nous séduit et nous subjugue.

Pourtant, en entrant dans l’église de l’Abbaye aux Dames de Saintes, puis en nous régalant de l’écoute du CD distribué par Harmonia Mundi, c’est surtout parce que nous partagions le projet de Sébastien Daucé. Comme il l’explicite dans le livret accompagnant le CD, il propose un instructif « parcours entre deux répertoires « connus » que sont la musique de Dowland... et celle des airs et des semi-opéras de Purcell ». Même si le premier n’est pas inscrit au programme et que le second ne consent qu’une apparition furtive, « au fil des airs retenus et de ce parcours qui retrace l’histoire de l’art vocal anglais de 1620 aux dernières décennies du siècle, toutes sortes de personnages sont conviés ». Ce sont ces « personnages » que nous venions découvrir et que, maintenant, nous réécoutons avec plaisir.

Parce que le contenu est aussi important que l’interprétation. Parce que nous considérons les interprètes comme d’indispensables passeurs et les compositeurs comme d’inévitables créateurs, nous saluons l’iconographie retenue pour illustrer le coffret. Trois portraits s’y côtoient : celui de l’instigateur (Sébastien Daucé), celui de l’interprète principal (Lucile Richardot) et celui de l’un des quatorze mystérieux personnages sans lesquels la production manquerait de matière (Nicholas Lanier peint par son ami Antoine van Dyck).

Le parcours en musique proposé par Sébastien Daucé nous fait traverser un XVIIème siècle chaotique. Résumons. Dans la première moitié du siècle, lors de leurs règnes, Jacques Ier (1603 à 1625) puis Charles Ier (1625 à 1649) imposent au forceps un régime absolutiste à un pays attaché à la monarchie parlementaire depuis le XIIème siècle. 1649. La monarchie s’écroule. Le roi est décapité. Oliver Cromwell (1599-1658) installe un Commonwealth and Free State républicain tandis que le parti des Puritains contraint la société à l’austérité des mœurs. 1660. La royauté est rétablie. Charles II (1660 à 1685) puis Jacques II (1685 à 1688) tentent à nouveau de restaurer un pouvoir absolu. 1688. La « Glorieuse Révolution » renverse Jacques II et le Parlement met définitivement un terme aux ambitions absolutistes.

La musique est profondément affectée par les imbroglios de l’histoire politique et sociale du pays. Largement influencée par les goûts italianisants des souverains durant la période absolutiste, la pratique musicale se replie en partie dans la sphère privée et domestique lors de la phase du puritanisme triomphant. Enfin, « la restauration du roi Charles II en 1660 produisit le même effet que lorsqu’on débouche une bouteille de champagne bien agitée au préalable… La fermentation d’énergie artistique et de curiosité scientifique explosa » (Graham O’Reilly in livret du CD Musique Anglaise du XVIIème siècle : Volume III distribué par ADDA en 1990). Enfin, avec la destitution de Jacques II en 1688, « la musique cesse d’être une affaire de Cour. Elle se fait désormais à la ville », constate Gérard Gefen (Histoire de la musique anglaise, Fayard, 1992).

Pour réaliser le portrait musical de ces trois générations de compositeurs, Sébastien Daucé puise l’essentiel de ses ressources dans leurs catalogues de chansons (ayres ou songs). La tradition vocale profane, la seule qui nous intéresse ici, est alors florissante. La chanson se faufile partout. Ode au mariage (Sing, sing, Ye Muses). Complaintes en hommage à un prince (What tears, dear Prince, can serve) ou un collègue musicien (Music, the master of thy art is dead) disparus. Poèmes mis en chansons pour divertir les salons de l’élite cultivée (par exemple, Go, perjured man sur un texte de Robert Herrick). Exercice pédagogique composé par Henry Purcell (1659-1695) à l’intention d’une école de Westminster (When Orpheus sang). Surtout, c’est dans les arts du spectacle que la chanson prospère. Dans les masques de cour (le fameux « mask » dont le nom est dérivé de l’italien « maschera » qui signifie « mascarade »), comme ce Britanocles the great and good appears durant lequel le roi Charles Ier apparut casqué d’or. Ou glissée en forme d’interlude dans une représentation théâtrale, comme cet Adieu to the pleasures dans une reprise posthume de La Tempête de Shakespeare (1564-1616). Le théâtre élisabéthain comportant presque toujours une partie musicale, c’est précisément par le théâtre que la musique se popularise en Angleterre.

D’évidence, les destinations de ces airs sont multiples. Mais alors, quel pourrait être le fil conducteur auquel Sébastien Daucé a épinglé les vingt pièces sélectionnées ? Le titre donné au CD et au concert serait-il éclairant ? Fort peu, semble-t-il. Certes, le « perpetual night » (nuit éternelle) mis en exergue de la présentation de son programme publiée dans le livret du CD reprend le dernier vers de Powerful Morpheus, let thy charms (O puissant Morphée, que tes charmes) qu’il semble avoir débusqué dans l’une des bibliothèques de la New York Public Library. La reprise en « bis » de cet hommage au dieu du Sommeil rendu par William Webb (1600 ?-1657) semble confirmer le lien de filiation souhaité entre le titre et le programme. Cette nuit est alors celle des amoureux qui wish it were perpetual night (désirent que la nuit dure éternellement). Mais cette référence s’accorde peu avec les pièces de nature plus sombre ou douloureuse. Le titre fait-il alors référence au kingdom of perpetual night (royaume de la nuit perpétuelle) dont les inquiétantes furies hantent les rêves du Richard III de Shakespeare (1.4) ? Il n’est pas davantage fédérateur. Peut-être son esprit correspond-il mieux aux Nuits d’Edward Young (1681-1765), notamment la neuvième, lorsque Narcisse on her fond hopes perpetual night (fonde l’espoir d’une nuit éternelle). Car, explique Michèle S. Plaisant (Regards sur l’Ecosse au 18ème siècle), « la nuit est la substance même de la douleur ». Cette douleur mêlée de mélancolie pourrait, en effet, constituer le fond d’écran sur lequel se projetteront les vingt pièces qui vont nous émouvoir.

L’astucieux canevas tissé par Sébastien Daucé raconte la même histoire, mais en activant trois registres différents. Différents, mais intimement liés. En effet, il nous offre la possibilité de lire l’histoire de la musique vocale profane britannique du XVIIème siècle sous trois angles : littéraire, instrumental et en termes de pratiques musicales.

En simplifiant, les textes mis en musique indiquent un déplacement progressif des centres d’intérêt des compositeurs. Dans le prolongement des Books of Ayres (Recueils de chansons) de John Dowland (1563-1626), ils s’inspirent des livres de poésie quand ils ne les écrivent pas eux-mêmes. Un précieux héritage de la période élisabéthaine (1558-1603), considérée fort justement comme l’âge d’or de la musique et de la poésie. Ensuite, l’influence italienne encourage l’exploitation d’autres sources telles que les mythologies grecques et romaines ou les intrigues rustiques dans la veine de l’Aminta de Torquato Tasso dit Le Tasse (1544-1595). Enfin, la diffusion de la culture française oriente les lecteurs vers les romans galants où bergers et bergères nouent des relations amoureuses compliquées, comme dans l’emblématique Astrée d’Honoré d’Urfé (1567-1625). Pour l’essentiel, les vingt pièces puisent dans l’un ou l’autre de ces trois gisements littéraires.

L’évolution de l’instrumentarium (instruments utilisés) est décrite ici par l’exemple, avec le souci du détail et de la progressivité. Dans les premières pièces, seules la harpe et la viole de gambe enrichissent la voix tandis que le luth, l’orgue ou le clavecin réalisent la basse continue. Ici ou là, la flûte à bec éclaire la ligne mélodique. A cette époque, le luth s’érige en instrument-roi. « Comme le piano à l’époque victorienne, le luth élisabéthain se prêtait en effet à tous les types de répertoires, amateur et professionnel », explique Gérard Gefen. Pour sa part, la viole s’exprimera à merveille dans les consorts de violes (deux violes soprano, deux violes ténor et deux basses de viole) et dans des ensembles qualifiés de broken consort lorsque d’autres instruments, comme ici la flûte, s’y adjoignent. Et que dire de la harpe, emblématique des sonorités singulières d’Ecosse et d’Irlande ? Au XVIIème siècle, tous ces instruments sont ancrés dans la tradition et largement popularisés dans les collèges, les théâtres et les lieux privés. Ce n’est que plus tard qu’un instrument né au XVIème siècle, le violon, viendra renforcer l’effectif et combler les limites des violes dans les aigus. Dans les années 1660, le violon s’imposera de plus en plus, notamment sous l’instigation de Charles II. De retour d’exil de France, n’a-t-il pas intégré dans l’effectif de sa musique royale un ensemble de cordes copiant les « Vingt-quatre violons du Roy » Louis XIV ? Cet instrument s’imposera donc naturellement dans les dernières pièces inscrites au programme.

Enfin, le choix des airs illustre les différents genres musicaux qui ont coexisté durant ce siècle. Dans le livre-programme du Festival de Saintes, Sébastien Daucé explique que le XVIIème siècle anglais « voit éclore et disparaître des genres nouveaux, surgir des mélanges inédits et des saveurs nouvelles. C’est durant cette période que naît véritablement la monodie accompagnée anglaise, où la beauté du contrepoint et de ses dissonances accorde une place nouvelle à une liberté de la déclamation, sur le modèle des recherches italiennes des Caccini & Monteverdi ». De ce point de vue, le CD offre une opportunité exceptionnelle : traverser un siècle de musique vocale profane en à peine plus d’une heure d’écoute. A ce titre, il constitue, à nos yeux, un produit culturel d’intérêt général.

Les vingt pièces proposées relèvent globalement de trois genres qui conduiront naturellement vers le semi-opéra : le récitatif anglais, les airs de masque et la musique de scène.

Ayres and Songs

La seconde moitié du XVIème siècle constitue probablement le point culminant de la chanson anglaise. Héritière de la vague du madrigal britannique popularisé par Thomas Morley (1557-1602) et des airs au luth dans lesquels s’est distingué John Dowland, elle s’incarne également dans ce qu’il est de coutume de nommer le consort song (chanson par un ensemble). Ce genre typiquement britannique est « né des exécutions solistes de chansons polyphoniques… par un chanteur soliste accompagné par un consort d’instruments (notamment des violes) » (John Irving in Guide de la musique de la Renaissance, Fayard, 2011). Whiles I this standing lake (Tandis que de ce lac dormant) de William Lawes (1602-1645) illustre à merveille ce type de « chant déclamatoire ». « Il n’y a pas d’orateur qui, en déclamant, ne chante » affirmait Antonio Scoppa (1763-1817) dans Les vrais principes de la versification (1811). Ici, c’est le chanteur qui déclame. Et Lucile Richardot le fait à merveille. Ses inflexions vocales parfaitement maîtrisées et les vibrations magiques de sa voix sont comme soudées au texte. Elle fait glisser insensiblement sa tristesse sur le lac endormi, emportée par une viole plaintive et le ruissellement d’une guitare et du clavecin. Un Hark ! (Ecoute !) résolu interpelle soudain l’auditeur. Il doit écouter les cris des animaux nocturnes qui all warming me to die (tous me disent de mourir). La chanson se transforme en élégie lorsqu’elle se prépare, sur une tonalité funèbre traversée par des dissonances et des chromatismes, à creeping o’er dead bones (marcher parmi les ossements défunts). Lors du concert à Saintes, le chant est prolongé par la reprise du thème mélodique par la flûte à bec de la talentueuse Lucile Perret. Un effet saisissant qui manque indéniablement au CD.

Souvent, ces Ayres sont des chansons dont la mort est le sujet. Deux d’entre eux célèbrent le souvenir de disparus. What tears, dear Prince, can serve (Quels pleurs, Prince chéri, suffiraient à baigner) rend hommage au jeune prince Henry, mort subitement en 1612 d’une fièvre typhoïde, à l’âge de 18 ans. Le décès du fils aîné de Jacques 1er donne lieu à « une entreprise de commémoration publique d’une ampleur jamais égalée jusque-là. Epitaphes et élégies, imprimées en grand nombre, promettent d’inonder le pays d’un déluge de larmes » explique Paula Barros dans son article La mort du prince Henri : éthique et rhétorique du deuil dans un cycle de sermons funèbres anglais. Robert Ramsey (1590 ?-1644) participe à « ce débordement émotionnel » parfaitement restitué par Lucile Richardot, mais sur le CD seulement. L’accompagnement est sobre, le luth et le clavecin portant douloureusement cette condamnation de cursed death (la mort honnie) pleine d’émotion. Plus sombre encore, cet air qui pleure l’ami et collègue John Tomkins (1589-1638), organiste de la Chapelle Royale, le plus célébré de son temps. La musique vient de perdre son maître (Music, the master of thy art is dead) affirme William Lawes. Seule une viole accompagne un trio vocal (mezzo, ténor, basse) dans une élégie semée de dissonances et de chromatismes particulièrement crus. La marque de fabrique d’un musicien qui ne craint pas les sonorités affleurant l’atonalité.

Beaucoup moins téméraire, l’écriture du luthiste Nicholas Lanier (1588-1666) se caractérise par l’emploi d’un ground, bien avant Purcell. Cette forme d’ostinato bat le rythme, répétant une même séquence de notes à la basse. Son No more shall meads (Plus jamais aux prairies) met en musique le sonnet intitulé Protestation du poète Thomas Carew (1595 ?-1639 ?). Il faut imaginer, à Saintes, Lucile Richardot assise au pied des trois violes de gambe. Accompagnée d’abord par la harpe et la guitare, elle caresse délicieusement les notes de cette chanson d’une beauté émouvante. Deux violes les rejoignent pour conclure douloureusement : Love shall no more inhabit Earth (plus jamais l’amour n’habitera la terre). Tout aussi caressant, Phillis, oh ! turn that face (Phyllis, hélas ! détourne ton visage) de John Jackson ( ? – 1688) applique du baume sur le cœur des amants éconduits. De nature plus dramatique encore, la mise en scène du texte du poète Robert Herrick (1591-1674), sur une musique de Robert Ramsey : Go, perjured man (Va-t-en, parjure). L’écriture musicale, renforcée par le jeu d’acteur de Lucile Richardot, suggère déjà le nouveau monde de l’opéra. Une pente naturelle pour un (probable) élève éphémère de Claudio Monteverdi (1567-1643) ?

Masks and Ayres

Le masque désigne un divertissement curial à grand spectacle mêlant musique, danse et textes parlés et chantés. Il présente quelques analogies avec les ballets de cour dans lesquels se démenait le jeune Louis XIV. Pour ce qui nous concerne ici, précisons que le masque ne comporte pas de récitatifs. Les séquences musicales (chansons, danses ou ballets) sont séparées par des textes parlés. Particularité anglaise, le masque marquera la musique du pays. « Il barre la route à une école britannique d’opéra, au sens habituel de ce terme, mais l’ouvre à un autre genre : le semi-opéra de Purcell et de ses continuateurs, qui aboutit finalement à cette forme typiquement anglo-saxonne, la comédie musicale » (Gérard Stefen).

Sébastien Daucé a retenu plusieurs airs extraits de masques. Giovanni Coperario (1570 ?-1626), John Cooper de son vrai nom avant son italianisation, en propose un premier exemple avec son réjouissant Go, happy man (Va, heureux homme). Intégré dans The Masque of Squires (Le masque de l’écuyer), il participait aux festivités des noces du favori de Jacques 1er, Robert Carr (1590 ?-1645), premier comte de Somerset, avec la scandaleuse Frances Howard (1590 ?-1632), le 26 décembre 1613. Une aimable entrée instrumentale menée par la harpe et le luth annonce la ligne mélodique sur laquelle se posera délicatement la voix de la soliste. Le tempo est irrésistible. Les ornements enrichissent une mélodie entêtante. La musique est lumineuse et respire l’optimisme. Peut-être que son élève, William Lawes, s’en est souvenu lorsqu’il contribue au Britannia triumphans monté par William Davenant (1606-1668) au Palais de Whitehall, le 7 janvier 1638. Cette féerie destinée à célébrer la gloire du souverain des mers (Charles Ier) et à faire oublier une taxe nouvelle (ship-money) destinée à financer le développement de la marine britannique, souleva un tollé général pour cause de « débordement de plaisirs sophistiqués en un temps où la misère se manifestait à tous les coins du royaume » (Olivier Merlin, Milady, Olivier Orban). En serviteur dévoué à la couronne (ce qui occasionnera d’ailleurs sa perte), William Lawes en composa l’essentiel de la musique. Mais seuls quelques airs nous sont parvenus, dont ce Britanocles the great and good appears (Voici venir Britanoclès, le grand, le bon). Comme chez son maître, la pièce est annoncée par une entrée instrumentale déclinant le thème principal. Le tutti vocal se fixe sur cette ligne mélodique pour célébrer résolument les vertus de Charles Ier, alias Britanoclès. L’allure est majestueuse, digne d’un chœur d’opéra à la façon de Monteverdi. Elodie Fonnard excelle notamment dans la merveilleuse chaconne appelant les participants à profiter des réjouissances : So pay the expectation of this night (Remplissez à présent votre attente de cette nuit). Une pièce miniature mais qui offre à toutes les voix, en chœur, solo, duo ou en quatuor, l’occasion de montrer toute l’étendue de leur richesse.

Plus tardivement, John Hilton (1599-1657) contribue au masque écrit par le poète et dramaturge James Shirley (1596-1666) : The Triumph of Beauty (1646). L’intrigue s’inspire du Jugement de Pâris. Selon la mythologie, celui-ci devait désigner la plus belle des trois déesses à laquelle il convenait d’attribuer une pomme en or (« la pomme de discorde »). John Hilton y glisse un dialogue entre Junon, Vénus, Pallas et Pâris. Véritable pastorale miniature, Rise, princely shepherd (Lève-toi, ô noble berger), ce dialogue en musique permet à Nicolas Brooymans (Pâris) de balayer toute l’amplitude de sa voix caverneuse mais tellement ductile et expressive.

Du théâtre à l’opéra

« Il est communément admis que la musique profane et le théâtre ont connu leur moment de gloire sous le règne d’Elisabeth Ière… et de Jacques Ier et Charles Ier. Si ces deux formes d’art se sont épanouies parallèlement, elles ont finalement fusionné » (Gabrielle Bouley in Guide de la musique de la Renaissance).

Le luthiste Robert Johnson (1583-1633) ouvre le disque et le concert par son Care-charming sleep (Sommeil qui charme les soucis) extrait de la pièce de théâtre Valentinian écrite par John Fletcher (1579-1625). Elle raconte l’histoire dramatique de Valentinien III, l’un des tout derniers empereurs romains. L’air composé par Johnson accompagne l’empereur qui se meurt sous l’effet d’un poison. Cette élégie mortuaire est particulièrement expressive, confondant la mort et le sommeil. L’orgue et la harpe offrent à la voix de Lucile Richardot un soutien tout en douceur. La mélodie se déroule à la manière d’un fil duveteux, à peine accrochée par quelques accentuations. Vers la fin, les violes et le luth renforcent l’effectif instrumental, comme pour recouvrir l’empereur de son linceul.

De son côté, le remarquable violoniste John Banister (1630-1679) compose la musique pour la tragédie Circé de William Davenant. L’air Give me my lute (Donne-moi mon luth) est glissé au moment où la reine tente de charmer Oreste. L’un des passages les plus dramatiques de la pièce. Dans cette lamentation glaciale, Orphée chante la mort d’Eurydice. La harpe et le luth accrochent de délicats ornements à la complainte gémissante d’Orphée. Doté d’un intéressant sens de la dramaturgie, il renforce l’effectif instrumental par les violes et le clavecin, dès le début de la seconde strophe, comme pour amplifier l’expression de la détresse. John Banister participera également au montage d’une autre pièce : The forc’d marriage du dramaturge Aphra Behn (1640-1689). Dans cette pièce, deux jeunes femmes (la princesse Galatée et Erminia) revendiquent le droit de choisir leur futur époux sans tabou de classe sociale. L’air Amintas, that true hearted swain (Aminta, cet amant au cœur sincère) serait inspiré par l’histoire complexe des rebondissements sentimentaux de l’Aminta du Tasse. La cruelle Sylvie, la nymphe préférée de Diane, aime vainement Aminta. Ce qui inspire à John Banister une mélopée qui présente une particularité : si ses trois strophes sont déclamées par une soliste, le dernier verset de chacun d’eux est emporté par le tutti vocal. Même si Poor Celadon, he sighs in vain (Malheureux Céladon, c’est en vain qu’il soupire) n’est destiné à aucune scène publique, la pièce permet à John Blow (1649-1708) de méditer sur le sort des amants qui présumaient du pouvoir de leur passion amoureuse : Birth, fortune are as hills of greatest heights /They overlook a lowly dale (Quand naissance, fortune, sont de hautes montagnes/ Qui dominent l’humble vallon). Lucile Richardot est remarquable dans l’expression de douleur psychologique, la tristesse languide dissimulant avec peine quelques escarbilles, restes brûlants de la passion trahie.

N’oublions pas ce grisant Adieu to the pleasures mis en musique par James Hart (1647-1718). Lorsque les librettistes John Dryden (1631-1700) et William Davenant mettent au goût du jour La Tempête de Shakespeare, ils y intègrent cette merveilleuse ritournelle. A plus d’un égard, elle constitue une variante de l’air populaire Greensleeves. L’alternance de la voix et des instruments, notamment les violons, produit un effet délicieusement entêtant. Le caractère populaire de cet air est pertinemment renforcé, dans la version de concert, par la flûte qui s’approprie à son tour cette mélodie obsédante.

Faisons un dernier pas vers le semi-opéra

Même s’il ne semble pas attaché à une représentation officielle, l’air Howl not, you ghosts and furies (Ne hurlez point, fantômes et furies) de Robert Herrick, mis en musique par Robert Ramsey, annonce les pastorales qui vont émouvoir le public des salles d’opéra. Ce texte est paru dans un recueil de poésies lyriques : Hespérides (1648). Ces nymphes du soir ont pour mission de garder les pommes d’or dans le jardin portant leur nom. Ici, Robert Ramsey nous fait assister à la négociation entre Orphée, Pluton et Proserpine en vue de ramener Eurydice à la vie. Cette partition met particulièrement en valeur la singularité des tessitures vocales, la mezzo-soprane (Orphée) caractérisant le centre de gravité entre l’aigu (Proserpine) et le grave (Pluton).

Cette pièce peut constituer une forme de transition entre, d’une part le développement de la pratique musicale amateur durant l’hégémonie puritaine et d’autre part, la naissance du semi-opéra qu’Henry Purcell érigera en genre musical à part entière. Ce genre éphémère se coule entre l’opéra dans sa conception continentale et le théâtre à l’anglaise. Si la priorité reste donnée au drame parlé, les scènes vocales et musicales prospèrent et sont désormais parties prenantes à l’intrigue.

When Orpheus sang (Lorsque chantait Orphée) livre une parcelle d’une Ode composée en 1689 par Purcell sur un texte conçu par un élève de l’école de Louis Maidwell, à Westminster : Celestial music did the gods inspire (La musique céleste a inspiré les dieux). D’une certaine manière, cette ode est la cousine du Didon et Enée représenté la même année à la Boarding School for Girls (internat pour jeunes filles) de Chelsea. L’air choisi par Sébastien Daucé se compose de deux parties. Une partie solistes glisse sur un support instrumental haché, comme s’il battait la mesure. Un trio énonce la seconde strophe sur un rythme pointé facétieux avant qu’elle ne soit reprise par un chœur fougueux.

Un chœur qui explose dans un feu d’artifice final s’échappant du chaleureux Sing, sing, Ye Muses (Chantez, chantez Muses) de John Blow. Si la nuit tombe sur Saintes, le jour se lève dans la nef de l’abbatiale, à l’appel des chanteurs donnant à cet air nuptial toute sa splendeur. Le texte est criblé de sing qui jaillissent comme autant d’étincelles. Par effet de contraste, l’admiration enthousiaste de la constellation laisse place à un hommage paisible à Musique et Beauté. Avant de rappeler énergiquement les Muses à leur devoir, celui de faire triompher le chant. Puis de couronner cérémonieusement les jeunes mariés : Do you but please the fair/And your banquet is crown’d (Ne veillez qu’aux plaisirs de ce couple charmant/ De votre banquet la couronne).

Le public est médusé par autant de beauté. Les applaudissements fusent. Des cris d’admiration éclatent. Le calme revient pour réentendre l’ode au sommeil de William Weeb et, dans un clin d’œil, célébrer une fois encore la perpetual night. Mais, cette paisible reprise n’avait pas la vertu d’endormir les occupants de la nef. Aussi, dans un «ter», Sébastien Daucé rappelle-t-il à nouveau John Blow et son énergisant Sing, Sing, Ye Muses. Quelques rangs de public applaudissent dès la fin du premier chœur. Mais le chef tient à remercier le public en interprétant l’intégralité de cet air. Ce qui provoque un regain d’excitation joyeuse.

Finalement, nous avons quitté le concert comme nous rangeons le CD dans son coffret. Avec un sentiment de satiété après un véritable festival Richardot. Mais aussi avec l’impression d’avoir beaucoup appris. Beaucoup appris sur cette musique anglaise dont les grands noms cachent des filons de partitions généreuses, sensibles et captivantes. Là réside l’intérêt principal de ce programme. Il raconte une histoire. Non seulement celle de l’art vocal profane. Mais de l’art dans une acception plus large. Car, au-delà de la musique, il nous invite à nous projeter dans l’univers de la poésie, du théâtre, jusque dans la vie politique de ce bouillonnant XVIIème siècle britannique. C’est à la puissance de cette séquence pédagogique que nous souhaitons rendre hommage, autant qu’aux interprètes auxquels nous ne témoignerons jamais assez notre gratitude.



Publié le 16 août 2018 par Michel Boesch