Phèdre - Lemoyne

Phèdre - Lemoyne ©
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« La Mère Coupable »

Au mois de juin 2017, nous découvrions avec stupéfaction à Paris, à la faveur du Festival Palazzetto Bru Zane des Bouffes du Nord, la Phèdre d'un compositeur totalement perdu de vue, Jean-Baptiste Lemoyne (1751-1796). Nous écrivions alors : « cette renaissance sans faute (…) appelle déjà une reprise, cette fois en version complète ». C'est désormais chose faite, et bien faite, par la grâce d'un concert que le Palazzetto a prestement capté et édité sous la forme élégante de ses livres-disques de la collection « Opéra Français ». Néanmoins, cette renaissance tant désirée nous vient de Hongrie, du MÜPA de Budapest précisément, confiée aux soins du Purcell Choir et de l'Orfeo Orchestra de György Vashegyi. Autrement dit, placée entre les mains d'experts en redécouvertes hexagonales. C'est en effet aux mêmes que sont dus les remarqués Hypermnestre de Charles-Hubert Gervais, Jephté de Michel Pignolet de Montéclair ou Brillez astres nouveaux avec Chantal Santon Jeffery.

Lisons-y en creux les difficultés de la France à prendre à bras le corps la défense et illustration de son propre patrimoine. Malgré de courageuses (et souvent convaincantes) recréations d'inventifs théâtres de province ou de l'incontournable Opéra Royal de Versailles, voire à Paris du TCE ou de l'Opéra Comique : rien, ou presque, à l'Opéra National. Plus parlantes s'il se peut, les mises en scène d'André Grétry à Trondheim (Raoul Barbe-Bleue), de Félicien David à Wexford (Herculanum), de Charles Gounod à Leipzig (Cinq-Mars)... disent assez la gratitude que l'on éprouve envers ces étrangers aussi inspirés que francophiles.

Phèdre, à l'instar de Médée ou Didon, participe des « âmes fortes » de l'art lyrique. Sans prétendre à l'exhaustivité, citons les pages de Jules Massenet (musique de scène d'une beauté confondante), Benjamin Britten (Phaedra), Ildebrando Pizzetti (Fedra)... et Jean-Philippe Rameau bien entendu (Hippolyte et Aricie). Le présent document, comme à l'accoutumée richement présenté et documenté, pare d'un nouveau joyau cette figure hors du commun. Voici une partition considérable, d'une haute valeur musicologique ; une tragédie majeure, tant son écriture instrumentale, vocale et chorale est forte, visionnaire, résolument tournée vers l'avenir. D'une Didon à une autre, enjambant près de deux siècles d'Henry Purcell à Hector Berlioz, la brève mais suffocante déploration finale se fait l'écho du dénouement de Dido and Æneas, tout en anticipant celui des Troyens.

Grâce à l'excellent Julien Chauvin et à son Concert de la Loge, le mélomane curieux, l'inconditionnel des raretés françaises avait eu l'occasion au Théâtre des Bouffes du Nord de frôler, voire de caresser les mystères, trouvailles et audaces de cette Phèdre méconnue. Approche quintessenciée toutefois, réduite à sa plus simple expression : une formation de chambre, les quatre protagonistes principaux, une mise en espace minimaliste. Pas d'orchestre au grand complet – et surtout, pas de chœur, pourtant fondamental, omniprésent. Dès cette époque cependant, nous étions saisis par l'atmosphère délétère, sismique de cette « ménagerie de verre » ; en dépit d'une légère frustration, ce huis clos anxiogène laissait pressentir le monument qui brille désormais de tous ses feux.

L'ouverture troublante préfigure celle de Médée de Luigi Cherubini, de onze années postérieure, et pourquoi pas le romantisme à venir. Les tons sombres, sinueux, mouvants, ici ou là enjolivés de fioritures de flûte, traduisent à merveille l'impossible communication entre les acteurs du drame, la fatalité et la malédiction. Autre parallélisme « médéen », l'avancée de l'action. Le début est assez décoratif, pour ne pas dire anodin : parmi quelques entrechats, Hippolyte puis Œnone déroulent leurs gracieusetés, telle Dircé dans le brûlot de Cherubini. Une fadeur toute relative, et bien sûr volontaire, dont l'effet de contraste avec la catastrophe qui se noue rend cette dernière, de monologues acérés en duos déchirants, plus terrible encore. L'atypique Lemoyne, fraîchement accueilli en 1782 avec Électre, n'hésite pas à « casser les codes », déployant luxe instrumental et pléthore chorale (mais sans clinquant), couleurs et alliages timbriques hardis, pour une pièce assez statique n'en demandant a priori pas tant. Cela explique peut-être l'oubli de cette œuvre et de son auteur déroutant, qui cherchait parmi d'autres (Antonio Salieri, Antonio Sacchini, Johann Christoph Vogel, voire Grétry pour Andromaque) sa place parmi les héritiers de la réforme gluckiste.


La magistrale performance de Judith van Wanroij, unique rescapée de 2017, dont les talents de diseuse et la présence magnétique sont demeurés tétanisants, est l'une des principales raisons d'acquérir le livre-disque : timbre adamantin, vis tragica chevillée au corps, maîtrise des arcanes impitoyables de la prosodie française – enfin prononciation superlative de notre langue. Après Hypermnestre, Camille, Spinette (Les Danaïdes, Les Horaces et Tarare de Salieri), sans oublier les incarnations lullystes de premier plan (Armide, Amadis), la soprano batave à la sensibilité exacerbée signe une interprétation en tout point incandescente. Intonations, détimbrages, nuances, recours au parlando, quelle palette de ressources jusqu'au cri glaçant Je te hais littéralement craché à la face d'Œnone ! Van Wanroij restitue les affres de la passion incestueuse, les remords, la culpabilité – soliloques hallucinés que ne renierait pas l'héroïne d'Erwartung d'Arnold Schönberg.

Les autres solistes ne sont pas en reste, à commencer par le rayonnant Julien Behr, Hippolyte racé, doté d'un matériau solaire, suave et tendre. Inoubliable est sa confrontation avec son père à l'acte III. Le fidèle Tassis Christoyannis est une évidence dans ce rôle, si l'on veut sacrifié, de Thésée. Naguère géniteur assassin et serial killer (Danaüs chez Salieri), il incarne ici, comme il se doit en un français admirable, un « type complètement paumé », que l'on nous pardonne cette familiarité. À peine rescapé des flots, pareil à l'Idomeneo mozartien (l'introduction du III O jour affreux évoque fortement cet opéra), il découvre l'horreur qui se trame. Nul doute que ses débuts applaudis en Wozzeck d'Alban Berg à Athènes l'auront préparé à cet emploi d'homme vulnérable, blessé, abattu.

Notre éclectique compatriote Melody Louledjian, à la partie plutôt développée, parvient à camper une Œnone vénéneuse, perfide, manipulatrice ; archétype de la fausse confidente. Tout au plus regrettons-nous une articulation modérément séduisante, dont pâtit la diction. Les toujours trop brèves mais éloquentes apparitions de Jérôme Boutillier se succèdent... et se ressemblent, pour notre plus grand plaisir. Héraut d'Armes dans Chimène ou le Cid (Sacchini), Chef de la Garde dans Tarare, le voilà Grand de l'État, à nouveau en charge d'annoncer de funestes nouvelles ; gagnant là quelque galon, puisqu'à la suite de son récit il participe au splendide finale de l'acte I.


György Vashegyi © Levenete Gyöngyösi

Acclamons pour conclure le chœur, l'orchestre et le chef hongrois, comme nous l'avons vu ardents défenseurs de notre si exigeant répertoire. Tout est à louer de la direction précise, alerte, d'une noblesse infinie ; quoique habile à préparer, puis libérer, les nombreuses déflagrations de l'ouvrage. Émettons maintenant le vœu que cette course à l'abîme hors pair soit reprise, dans cette même lecture grisante, à l'intérieur de nos frontières. Pourquoi pas à Versailles ?



Publié le 29 août 2020 par Jacques Duffourg