Pièces de Viole - Morel

Pièces de Viole - Morel ©
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Entretien avec Jay Bernfeld

L’ensemble Fuoco E Cenere vient de publier un disque consacré à des œuvres de Jacques Morel (ca. 1680- ca. 1740). De ce compositeur nous ne connaissons pratiquement rien, à part quelques œuvres qui nous sont parvenues. Parmi elles, un Te Deum avec la traduction française (1706) et le Premier livre de pièces de viole (1709). Ce sont les trois Suites de ce Livre que Jay Bernfeld et ses camarades nous livrent, dans une interprétation à la fois élégante et intense. En effet, il y a une véritable complicité entre les musiciens, la partie de la viole et le continuo se complètent dans une harmonie tout à fait heureuse. Ce dernier, tantôt très présent tantôt discret, soutient la viole ou joue d’égal à égal selon les pièces. Ici, l’archet chaleureux de la viole crée une sonorité souple qui semble s’étirer dans le temps et dans l’espace, dans un fascinant contraste avec celle du clavecin, plus « fixe ». La viole donne parfois elle seule une véritable sensation de polyphonie ou de plusieurs voix mélodiques successives, par une grande diversité de couleurs et d’accents. Une légère réverbération des cordes (la viole, mais aussi le théorbe et le violon) dans la prise de son est agréable aux oreilles.

Jay Bernfeld parle de ces musiques de haute facture et de leur compositeur Jacques Morel dans un entretien passionnant :

BaroquiadeS : Vous avez enregistré l’intégralité du Premier Livre de pièces de viole de Jacques Morel. Est-ce la première mondiale ?

Jay Bernfeld : Quand c’est le moment, c’est le moment ! Les deux premières mondiales sont sorties à quelques mois l’une de l’autre. (NDLR : une autre version du Premier Livre de pièces dans une interprétation d’Alejandro Marias et l’Ensemble La Spagna est sortie en mai dernier chez Brilliant Classic)

BaroquiadeS : En 1709 il a également publié le Tombeau de Mademoiselle. Quelles autres compositions de lui connaissons-nous ?

Jay Bernfeld : Le Te Deum mentionné plus haut reste à découvrir en enregistrement.

BaroquiadeS : Morel était actif autour des années 1700. Nous sommes encore sous le long règne de Louis XIV, le souvenir de Lully (1632-1687) est toujours vivant. Le musicien du roi qui éclipsait nombre d’autres a-t-il exercé une influence sur Morel ? Ou celui-ci a-t-il tracé son propre chemin ?

Jay Bernfeld : Je n’ai jamais travaillé sur un compositeur aussi peu documenté que Morel. Les indices qu’il laisse apparaître à travers ses préfaces et pages-titres sont les morceaux d’un puzzle qui demeure pour moi incomplet. Seule sa proximité avec Marais, son professeur, semble établie. Et l’on peut imaginer quelques coups de pouce du maître à son élève, vu que son Te Deum a été publié chez l’un des éditeurs de Marais.

On ne peut que regretter que notre auteur ne nous ait pas laissé une plus vaste œuvre !

BaroquiadeS : Sa vie présente (encore) un grand mystère. Quels sont les éléments biographiques connus et que peut-on penser de sa vie ?

Jay Bernfeld : Parmi les indices, il nous dit sur la page-titre de toutes ses éditions être « page cy devant », ce qui est très intrigant. Comment est-il arrivé à la cour ? Est-ce là qu’il rencontre Marais, inspiration majeure de sa vie musicale ? Pourquoi s’éloigne-t-il et en quelles circonstances ? Mystère !

L’autre indice est le lieu de vente du livre de Pièces de Viole, la Grand Salle de la Conciergerie qui à l’époque était dotée de stands des librairies. Son œuvre est en vente chez la Veuve Morel – un parent ? Si on lit entre les lignes, on peut peut-être voir quelques sympathies protestantes dans son entourage qui peuvent expliquer son éventuelle distance de la vie de cour.

BaroquiadeS : Le livret souligne qu’à son époque, les pièces de viole, accompagnées du clavecin et d’autres instruments, représentaient une nouveauté. Pouvez-vous en parler davantage sur ce contexte musical ?

Jay Bernfeld : Je reviens souvent dans mes pensées à la publication en 1686 du Premier Livre de Marin Marais, qui offre aux amateurs de la viole une nouvelle voix sur l’instrument, dans un contexte plutôt habituel pour l’époque : les pièces contenues sont pour viole seule, comme toutes les pièces de viole auparavant publiées ou en manuscrits. J’aime imaginer les bouleversements de l’imagination musicale collective en découvrant les basses continues pour ses pièces qui paraissent trois ans plus tard, lorsque tout à coup l’écoute passe en 3D !

Pour aider, Marais nous donne ses idées sur l’instrumentation de la basse continue. Pour nous, trouver la bonne voie pour les pièces de violes est tout comme choisir les bonnes couleurs pour un peintre, comme en témoignent les maintes combinaisons de viole, théorbe et clavecin sur notre disque.

BaroquiadeS : Ses pièces de viole sont caractérisées par des mouvements de danses toutes gracieuses, et même dans des pièces à caractère introspectif, il y a toujours une irrésistible jovialité. Cette joie est captivante dans votre interprétation où on sent une grande ouverture, notamment dans la très belle Chaconne en trio (avec flûte). Que ressentez-vous dans ces pièces en lisant la partition et en jouant ?

Jay Bernfeld : Vingt-cinq ans après la parution de ce Premier Livre de Marais, nous sommes pile au milieu d’un élan artistique d’une immense poésie, avec les Pièces de Violes. Tout est en place pour parler, chanter toute la gamme des émotions de la vie de l’époque. Les outils sont efficacement conçus, ce qui nous permet d’aller droit au but musical. Pour la Chaconne, qui donne à la viole l’opportunité rare de converser avec d’autres instruments au-dessus d’une basse, j’ai d’un côté des membres de ma véritable famille et de l’autre des membres de ma famille musicale. Je ne peux pas imaginer des circonstances plus relax ni plus festives !

BaroquiadeS : Dans votre enregistrement, la sonorité de la viole est particulièrement mise en avant, ce qui n’empêche pas pour autant que les autres instruments restent bien présents. Y a-t-il eu un parti pris pour la prise de son ?

Jay Bernfeld : Absolument pas ! Notre grand souci d’interprète est que ces partitions soient lisibles pour l’oreille. Nous tenons beaucoup à ce que l’interaction, jouée parfois par un instrument, parfois par deux ou trois, soit bien présente. Une grande complicité avec cette basse continue permet bien des arabesques et des envols de fantaisie à la viole solo ! Sur ce CD, je me considère très chanceux de bénéficier d’une équipe toujours à l’écoute mais toujours pleine d’idées et propositions.



Publié le 26 sept. 2019 par Victoria Okada