Poésies - Rousseau

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« Pleurez Calliope, Uranie/ Le plus cher de vos favoris » (extrait de l’épitaphe de Rousseau par Richer)

A la tête de son ensemble Almazis, Iakovos Pappas nous a régulièrement surpris par de singulières découvertes : le grivois Vasta, reine de Bordélie (voir le compte-rendu) de Piron, ou encore les rares Sonates en trio du mystérieux Claude-François Clément (voir le compte-rendu). Ce récent enregistrement ne déroge pas à la règle. Il est constitué de poésies de Jean-Baptiste Rousseau (1671-1741) mises en musique par trois compositeurs français, qui témoignent de la naissance et du développement de la cantate française au cours de la première moitié du XVIIIème siècle.

Après avoir suivi des études au collège Louis-le-Grand, Rousseau commença à composer des poésies, qui attirèrent l’attention du maréchal de Noailles. Celui-ci lui commanda des odes religieuses pour l’éducation du duc de Bourgogne, petit-fils de Louis XIV et père du futur Louis XV. Parallèlement, Rousseau compose également des poèmes licencieux pour la Société du Temple, regroupant des esprits libertins de la capitale. Remarqué et apprécie par Boileau, celui-ci le guida de ses conseils pour la versification. Rousseau s’essaya aussi au théâtre et à l’opéra. Il composa notamment les livrets de Jason ou la Toison d’or, mis en musique par Pascal Collasse et créé à l’Académie royale de musique en 1696 et de Vénus et Adonis, tragédie lyrique d’Henry Desmarest donnée l’année suivante à l’ARM. De 1697 à 1699, il accompagna à Londres l’ambassade du maréchal de Taillard. Peu après son retour à Paris, Hilaire Rouillé du Coudray, proche du futur régent Philippe d’Orléans, devint son protecteur. Rouillé du Coudray était grand amateur du « goût italien », dont les cantates commençaient à parvenir en France. Pour lui être agréable, Rousseau aurait composé, vers l’année 1700, des cantates en français sur le modèle italien. Il en établit le schéma, fondé sur l’alternance de trois récitatifs et de trois airs. Cela le range, avec les compositeurs Jean-Baptiste Morin (1677-1745) et Nicolas Bernier (1664-1734), parmi les fondateurs de ce genre nouveau. Bénéficiant de solides appuis à la Cour, Rousseau est élu en 1701, à l’Académie des inscriptions et belles-lettres.

Ses pièces de théâtre rencontrèrent surtout des échecs, qu’il attribua à des cabales de ses rivaux potentiels : Houdar de la Motte, Danchet, Crébillon… En 1710, il tenta sans succès d’être élu à l’Académie française : son rival Houdar de la Motte lui fut préféré. Il se déchaîna alors contre ses rivaux et aussi contre de hauts personnages dans de furieux épigrammes, contenant également des blasphèmes. En 1712, un arrêt du Parlement de Paris le condamna au bannissement. Rousseau avait devancé cet arrêt et s’était enfui, d’abord en Suisse, puis à Vienne et enfin à Bruxelles. Dans cette dernière ville, il rencontra Voltaire – avec qui il se brouilla aussitôt ! Protégé durant son exil par le comte du Luc, ambassadeur de France en Suisse, il lui dédie son Ode à la Fortune. Il revint à Paris incognito en 1737 pour tenter de négocier sa grâce. Sans succès, il dut reprendre en 1739 le chemin de Bruxelles, où il mourut en 1741. Si l’homme semble avoir eu un caractère ombrageux et vindicatif, se qualités poétiques étaient largement reconnues, tant par ses contemporains que par des hommes de lettres tels que Fénelon ou Louis Racine. Son ode Circé fut longtemps considérée comme un chef-d’œuvre.

Pour ce premier enregistrement de ces œuvres demeurées inédites depuis le XVIIIème siècle, Iakovos Pappas nous éclaire de manière très détaillée, dans un Bréviaire du récitatif annexé au livret, sur les résultats de ses recherches en la matière. Il y détaille les principes de la déclamation : longueur de la respiration, sons enflés et diminués, accents, netteté du débit, syllabes longues et brèves, liaison des sons, prononciation des consonnes, voyelles et des terminaisons féminines, rapports entre la musique et la déclamation… Il énonce clairement une série de principes d’interprétation de la cantate (et plus généralement du chant français à cette époque), à travers un langage savoureux incluant d’insolites comparaisons, ainsi que des dénonciations polémiques de pratiques musicales contraires à ses principes... Dans un registre plus neutre, notons aussi ses explications très pédagogiques contenues dans le livret, qui détaillent pour chaque morceau les procédés musicaux employés par les compositeurs pour mettre en valeur les vers de Rousseau. Au total, livret commenté et Bréviaire mobilisent près de cent cinquante pages de format A5 !

L’Ode à la Fortune fut mise en musique par Nicolas-Pancrace Royer (1703-1755). Royer était depuis 1734, maître de musique des Enfants de France. En 1746, il compose cette cantate pour le Dauphin, qui possédait une belle voix de basse-taille. Le texte constitue une charge assez violente contre la guerre ; il comportait originellement quinze strophes, dont seules les douze premières ont été mises en musique. L’orchestration fait appel à deux violons, un violoncelle, une flûte, un basson et un clavecin. Agile dans le rendu des différentes couleurs de chaque strophe (solennité de l’apostrophe de la I, emportement de la V, théâtralité suggestive de la VI, reproches ironiques de la XI, implacable morale de la XII), Guillaume Durand nous en offre une interprétation particulièrement passionnée et convaincante. Il illustre totalement les préceptes de déclamation posés par Iakovos Pappas, en particulier sur les sons enflés et diminués, ce qui donne à son chant un relief rarement entendu. La diction est claire et ferme, sans que cela nuise à la fluidité de la ligne de chant, dont les respirations sont parfaitement maîtrisées.

Après avoir été formé à la maîtrise de la collégiale Saint-Aignan d’Orléans, Jean-Baptiste Morin (1677-1745) vécut à Paris, où il commença à composer des motets puis, à partir de 1700 environ, des cantates françaises. A la même époque, il entre au service de Philippe d’Orléans, grand amateur de musique et lui-même musicien. La cantate Circé respecte à peu près l’alternance « classique » de trois récitatifs séparant trois airs, à ceci près que le troisième récitatif est double, suivi de deux airs en menuet qui composent le finale. Si tous sont confiés à la même interprète, le texte suggère l’intervention d’au moins deux personnages : Circé pour le premier air (adressé à Ulysse), un narrateur pour les autres passages, voire un « moraliste » qui nous assène la leçon de cet épisode (dans les deux airs en menuet du finale). Différents vers, induisant naturellement des rythmes et des atmosphères différents, sont utilisés : alors que Circé s’exprime toujours en alexandrins, l’air du « narrateur » Sa voix redoutable est bâti sur de rapides et agités pentasyllabes, tandis que le « moraliste »recourt aux octosyllabes. Cécile Van Wetter, dessus, incarne avec beaucoup d’engagement ces différentes voix : après un récitatif sombre qui décrit l’humeur de Circé, elle se livre à une émouvante invocation (Cruel auteur des troubles de mon ame) de la magicienne. Le récitatif qui suit (C’est ainsi qu’en regrets sa douleur se declare) décrit une invocation des Enfers, que Iakovos Pappas rapproche judicieusement dans son commentaire d’un air de Pluton dans Hippolyte et Aricie de Rameau (Qu’à servir mon courroux tout l’Enfer se prépare), qui convoque à peu près les mêmes divinités infernales. L’air vif, au rythme tournoyant (appuyé par un clavecin très présent), Sa voix redoutable, est abattu impeccablement par Cécile Van Wetter ; il est orné de mélismes mesurés et élégants. Soulignons encore l’atmosphère très pastorale suggérée dans le double air en menuet (Ce n’est pas par effort qu’on aime/ Dans les champs que l’Hyver désole).

La Seconde Ode fait partie du recueil des Odes Sacrées de Rousseau, publié en 1712. René Drouard de Bousset (1703-1760) en choisira huit, qu’il mettra en musique entre 1740 et 1744. Iakovos Pappas souligne l’originalité de la forme des ces Odes, qui ne correspond pas au schéma traditionnel de la cantate, avec ses trois récitatifs et ses trois airs. Il expose dans son commentaire quelques-unes des trouvailles les plus saillantes du compositeur pour mettre en musique cette Seconde Ode. Cécile Van Wetter y tient en partie le rôle du narrateur, tandis que Guillaume Durand incarne le croyant. De son timbre nacré, la première campe l’atmosphère dans un air gave (Les cieux instruisent). Le second proclame ensuite sa foi (D’une puissance immortelle). Les deux voix s’unissent ensuite dans de longs mélismes (Dans une éclatante voute). Sur la base du clavecin très présent de Iakovos Pappas, Cécile Van Wetter reprend sa proclamation dans un air tendre (Ô que tes œuvres sont belles). Dans une émouvante supplique à l’accompagnement dépouillé (Soutiens ma foi chancelante), Guillaume Durand sollicite l’appui divin ; la précision et l’expressivité de la diction, la fluidité du phrasé y sont particulièrement remarquables. La cantate se conclut sur un entraînant duo (Si de leur cruel empire), emmené par les attaques mordantes du clavecin et bâti sur trois mouvements : gravement-rondement-lentement. Il s’achève sur une proclamation vigoureuse (Que le Dieu qui m’a fait naître/ Est le Dieu qui m’as sauvé).

En forme de bonus, deux extraits de l’opéra de Royer, Almasis, composé pour le Théâtre des Petits Appartements de Versailles (1748) viennent compléter ces cantates. Dans l’invite Pour vous belle Almasis, Guillaume Durand démontre une fois de plus l’efficacité et le caractère mélodique des préceptes développés par Iakovos Pappas dans son Bréviaire. Cécile Van Wetter le rejoint dans le duo « léger et doux » C’est pour vous que je vivrai, joyeuse et entraînante conclusion de cet enregistrement original, point de repère incontournable pour aborder le répertoire de la cantate française.



Publié le 15 mai 2024 par Bruno Maury