Pyrrhus - Royer

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Pour l’amour de Polyxène

Joseph-Nicolas-Pancrace Royer (1703 – 1755) est un compositeur mal connu du XVIIIème siècle français. Claveciniste, il a notamment composé la tourbillonnante Marche des Scythes, redoutable démonstration de virtuosité, qui inspirera à son tour Mozart pour sa Marche turque. Mais bien peu savent que cette Marche des Scythes a été bâtie à partir d’un extrait de Zaïde, ballet héroïque créé en 1739, qui remporta un franc succès. A l’époque Royer jouissait d’une position en vue à la Cour, où il avait été nommé maître de musique des Enfants de France en 1734. En 1748, son Almasis fut créé dans le théâtre des Petits Cabinets que madame de Pompadour avait fait aménager dans le château de Versailles, en détruisant au passage le prestigieux Escalier des Ambassadeurs que le Roi-Soleil avait fait bâtir entre 1672 et 1679. La favorite royale y tenait le rôle principal.

Royer contribua aussi fortement à renouveler la vie musicale parisienne au milieu du XVIIIème siècle. En 1748, il devient directeur du Concert Spirituel, dont il fait rénover la salle abritée au palais des Tuileries. Sa programmation éclectique attire et séduit le public. Tout en conservant au programme les œuvres françaises plus anciennes (notamment celles de Delalande), il accueille les représentants des différents courants musicaux qui émaillent alors l’Europe : l’allemand Johann Gottlieb Graun (1703 - 1771), l’italien Niccolò Jommelli (1714-1774), Johann Adolf Hasse (1699 - 1783), musicien allemand formé à l’école napolitaine, ou encore Johann Stamitz (1717-1757), violoniste et compositeur d’origine tchèque à la tête de l’orchestre de Mannheim. Consécration de son intense activité musicale, Royer est désigné en 1753 Directeur de l’Académie Royale de Musique. Il n’y demeurera toutefois que peu de temps, puisqu’il décède dès 1755.

Né à Turin en 1703, Joseph-Nicolas-Pancrace Royer est le fils d’un ingénieur militaire envoyé par Louis XIV à la cour de Savoie. Il se forme à l’orgue et au clavecin, comme nombre de compositeurs français en cette première moitié du XVIIIème siècle – à commencer par Rameau. L’instrument est alors très en vogue en France : François Couperin publie ses quatre Livres de pièces pour clavecin entre 1713 et 1730. Vers 1725 Royer se fait connaître à Paris comme organiste et claveciniste. Il contribue également à deux opéras comiques d’Alexis Piron pour les foires parisiennes. Pour la tragédie lyrique qui lui est commandée en 1730, il bénéficie probablement de l’appui du prince Victor Amédée de Savoie (1690-1741), nommé par Louis XV Inspecteur général de l’Académie Royale de Musique (dont le directeur est alors Campra). L’intrigue choisie par l’Académie s’inspire d’un épisode de la Guerre de Troie, plus précisément de celui où l’assiégeant grec Achille tombe amoureux de Polyxène, fille du roi troyen Priam. Cet amour impossible aboutit immanquablement à la mort des deux amants, selon deux variantes rapportées par les auteurs classiques (principalement Euripide et Ovide).

Au XVIIème siècle plusieurs auteurs s’emparent à nouveau du sujet. En 1636 Isaac de Bensérade publie une Mort d’Achille. En 1673 Thomas Corneille reprend ce thème, en décalant l’intrigue amoureuse sur Pyrrhus, fils d’Achille, dont l’amour pour Polyxène enfreignait le devoir d’obéissance paternelle. De son côté celle-ci, qui réfrène son amour de Pyrrhus, assassin de son père, et finit par se donner la mort, s’impose progressivement dans la littérature comme un parangon de vertu féminine. Dans le domaine lyrique, le sujet avait déjà inspiré Lully, dont le dernier opéra (inachevé) s’intitulait Achille et Polyxène. En 1706 Pascal Collasse (1649-1709) compose pour l’Académie Royale un Polyxène et Pyrrhus, qui sera toutefois un échec.

Royer travaille à nouveau sur ce canevas avec son librettiste, un certain Fermelhuis. L’identité de ce dernier est entourée de mystère : c’est le seul livret qu’on lui connaisse. Il semble pourtant relativement expérimenté en matière d’intrigues théâtrales, puisqu’il élimine plusieurs personnages secondaires des textes antérieurs et resserre l’action pour renforcer l’intensité dramatique de cette idylle impossible. S’agissait-il du pseudonyme d’un librettiste plus illustre ? L’hypothèse en a été formulée plus de vingt-cinq ans plus tard, dans le Dictionnaire des théâtres de Paris de 1756, qui propose le nom d’un certain Sainte-Croix, à peine davantage connu... Le mystère reste donc entier. Le livret respecte scrupuleusement la forme de la tragédie lyrique depuis Lully et Quinault : un prologue rendant hommage au Roi (en l’occurrence, à la naissance de ses deux premiers héritiers mâles), suivi de cinq actes relativement courts.

Le Prologue glorifie la récente naissance du Dauphin et de son frère le duc d’Anjou : Mars et Minerve se disputent l’éducation des jeunes princes ; Jupiter leur demande d’unir leurs efforts afin de les instruire dans leurs fonctions royales. Au début de l’acte I Polyxène exprime sa colère à sa confidente Ismène, qui l’encourage à accepter l’hommage de Pyrrhus : elle lui rappelle qu’il s’agit du meurtrier de son père lors de la chute de Troie. Elle refuse de recevoir un Pyrrhus suppliant de son amour. Le prince Acamas, compagnon de Pyrrhus, rappelle aussitôt à celui-ci que son père l’a promis à la princesse et magicienne Eriphile. A l’acte II Acamas nous révèle son trouble : lui aussi amoureux de Polyxène, peut-il trahir la confiance de Pyrrhus ? La princesse et magicienne Eriphile l’y incite : elle l’aidera dans son entreprise, en espérant reconquérir Pyrrhus. Dans la seconde partie de l’acte Pyrrhus a organisé une cérémonie en mémoire de son père Achille, au son d’une majestueuse marche guerrière, dont le thème est également repris dans la grande chaconne qui suit. Surgit alors l’ombre d’Achille, qui menace de mort Polyxène. Afin de la protéger, Pyrrhus demande à Acamas de l’abriter dans ses Etats. A l’acte III Acamas vient proposer à Polyxène de fuir, tout en révélant son amour : celle-ci est écœurée de cette trahison. Eriphile, jalouse puis implorante, essaie de reconquérir Pyrrhus. Devant son refus, elle déchaîne sa fureur et en appelle aux démons : une puissante scène des Démons conclut l’acte. A l’acte IV les démons répandent l’horreur et l’épouvante dans les Etats de Pyrrhus, sous l’œil effrayé de Polyxène. Elle repousse à nouveau Acamas, désormais au désespoir d’avoir trahi l’amitié. Eriphile s’effraie elle-même du projet de vengeance qu’elle expose. Elle révèle tout d’abord à Pyrrhus la trahison d’Acamas. Plein de ressentiment, celui-ci implore Thétis de déchaîner les vents contre leur fuite supposée en bateau. Thétis lui fait répondre par sa messagère (la nymphe) qu’il doit se montrer le digne fils d’Achille, et qu’elle va lui livrer Polyxène. A l’acte V Pyrrhus vient immoler les deux amants. Un soldat lui montre Acamas, qui a tenté de mettre fin à ses jours lorsqu’on l’a arraché de Polyxène. Avant de mourir Acamas révèle que Polyxène ne l’a jamais aimé. Le Grand Prêtre est prêt à sacrifier Polyxène pour calmer la fureur des dieux. Pyrrhus s’interpose pour la défendre. Polyxène s’immole alors pour faire cesser la colère divine qui s’est abattue sur son amant, en lui réaffirmant son amour. On désarme Pyrrhus, qui veut s’immoler à son tour.

L’œuvre bénéficia pour sa création de chanteurs d’un excellent niveau : la basse Charles Louis Dominique de Chassé de Chinais dans le rôle de Pyrrhus, le haute-contre Denis-François Tribou (Acamas), les sopranos Marie Pélissier (Polyxène) et Marie Antier (Eriphile). Plusieurs d’entre eux contribueront trois ans plus tard sur cette même scène de l’Académie Royale de Musique au succès du premier opéra de Rameau (Hippolyte et Aricie). Les somptueux décors sont signés de Jean-Nicolas Servandoni (1695 - 1766), et le danseur Louis Dupré est présent dans les ballets. Malgré ces atouts, l’opéra ne rencontra pas la faveur du public : il fut retiré de l’affiche au bout de sept représentations seulement, sans être jamais repris ensuite. Ce n’est que neuf ans plus tard, avec Zaïde, que Royer connut le succès à l’Académie Royale de Musique. Des extraits de Pyrrhus furent toutefois recopiés dans des manuscrits du XVIIIème siècle (dont un arrangé par le surintendant François Francoeur). Une partie de la scène des Enfers (au troisième acte) a été introduite dans la reprise du Tancrède de Campra en 1764, et d’autres airs ont été intégrés à la reprise d’Alcione de Marin Marais en 1771.

La partition comporte pourtant de belles pages, avec des accompagnements orchestraux élaborés, qui reflètent en partie l’influence du style italien. Ils sont caractérisés par de grandes progressions harmoniques, et n’hésitent pas à recourir aux dissonances pour traduire le caractère dramatique de certaines scènes. Les chœurs y sont largement développés, et s’intercalent assez étroitement dans les interventions des solistes. Pyrrhus offre ainsi un témoignage précieux de l’état de la tragédie lyrique française trois ans avant le choc créé par Rameau avec Hippolyte et Aricie (lire notre récente chronique). Tant pour la qualité du livret que pour sa valeur musicale, l’œuvre méritait assurément un enregistrement permettant de la rendre accessible aux amateurs. La recréation contemporaine (en version de concert) date de septembre 2012 ; elle se tint dans la Salle des Croisades du Château de Versailles. Elle a donné lieu dans la foulée à un enregistrement, paru en 2014 chez Alpha Classics.

La distribution fait appel à des chanteurs familiers du répertoire baroque français, qui rendent ici un juste honneur à l’œuvre. Dans le rôle-titre, le baryton Alain Buet nous retrace avec force et conviction la variété des états d’âme qui agitent le héros : amoureux empli d’une passion dévorante et suppliant devant Polyxène, puis effrayé par son cauchemar (halluciné A peine du sommeil je goûtais la douceur), fils chantant les louanges de son père (vibrant Célébrez un héros) avant d’affronter l’Ombre de ce dernier (déterminé Non, non, ombre barbare), prince informé par la jalouse Eriphile - dont il repousse avec mépris les incessantes avances - de la trahison de son ami Acamas (poignante déclamation Polyxène à l’amour abandonne son cœur !) et qui court aussitôt à la vengeance (tourbillonnant Transports d’amour et de fureur, qui ouvre avec brio l’acte V), avant de finir anéanti devant le sacrifice de sa bien-aimée. Les graves veloutés, la couleur sombre du timbre soulignent le caractère dramatique du personnage, face à cette passion impossible et que tout semble contrarier.

Face à lui, Emmanuelle De Negri campe une Polyxène emplie d’une altière noblesse, qui lutte jusqu’au final contre sa propre passion, conformément à l’image de parangon de vertu véhiculée par la littérature théâtrale de l’époque. C’est avec dégoût qu’elle écarte la suggestion d’Ismène de laisser libre cours à l’Amour (Eh quoi donc, avez-vous oublié sa fureur ?), avant de rejeter les supplications de Pyrrhus. L’horreur la saisit face à la trahison et aux avances d’Acamas (début de l’acte III), avant un joli (et unique) duo apaisé avec Pyrrhus (De cet amour si soumis et si tendre), où elle lui réitère un refus empreint de compassion. Nous la retrouvons poignante de détresse (Il n’est plus temps de feindre) dans la scène du sacrifice final, puis déplorant son inexorable destin (Le trépas m’arrache à des moments si doux). La diction soigneusement articulée semble renforcer sa détermination inébranlable face aux avatars de ce drame. Polyxène appartient sans doute davantage à l’univers des tragédies du XVIIème siècle qu’à celui de ce début du XVIIIème friand de pastorales, et c’est peut-être ce qui a dérouté les spectateurs des premières représentations. On peut observer de surcroît qu’elle est totalement absente des actes II et IV, et que ses interventions sont assez peu nombreuses : Emmanuelle De Negri confère à chacune d’entre elles une douloureuse intensité.

Face à cette vertu exemplaire, la magicienne Eriphile incarne la sensualité et la tromperie malfaisante. Guillemette Laurens exploite la faiblesse d’Acamas pour Polyxène et le pousse sans ménagement dans ses retranchements (Ah, vous n’aimez que faiblement), avant de le menacer (acte II). Elle se fait suppliante pour tenter de reconquérir Pyrrhus (émouvant Daignes un moment, souligné par les flûtes), avant de laisser éclater sa colère dans un tourbillonnant Dépit jaloux, funeste rage. L’invocation des démons (Cours redoubler la rigueur de son sort), suivie des deux chœurs grinçants de ceux-ci, clôt avec brio l’acte III dans une atmosphère dramatique exacerbée, qui constitue assurément un des sommets de l’opéra. A l’acte IV son projet de vengeance va toutefois l’effrayer elle-même (impressionnante déclamation Qu’il se flatte à son gré), avant un duo enflammé avec Pyrrhus (Dieux puissants, dieux vengeurs). La diction est d’une grande clarté, la projection ferme et incisive.

Le haute-contre Jeffrey Thompson confère à chacune des interventions d’Acamas une dimension incandescente. Son chant se signale d’emblée par une diction appuyée, tellement expressive ! Il traduit avec une sensibilité exacerbée le drame intérieur de son personnage, déchiré entre son amour pour Polyxène et la fidélité à son amitié pour Achille. La tension est palpable dès les premiers conseils à Pyrrhus (Oubliez cette ingrate ! ; Evitez sa colère) à l’acte I. Au début de l’acte II, ses superbes aigus étirés nous entraînent dans le gouffre de son déchirement (Amant de Polyxène/ Et confident de mon rival), autre climax dramatique de l’œuvre. Nous entrevoyons ensuite avec lui un Charmant espoir, accompagné de délicates flûtes enchanteresses. Le timbre se fait charmeur pour tenter de séduire Polyxène (Dans mes Etats tous vos vœux seront satisfaits), avant un tendre aveu de faiblesse en guise d’excuse pour sa trahison (Jugez quel est sur moi le pouvoir de vos vœux). Désespéré, il pressent sa fin prochaine (Cruelle Polyxène). Dans une ultime plainte, il rassure toutefois Pyrrhus sur la fidélité de celle-ci (Je t’ai trahi). Sa sensibilité de chaque instant, son style de chant si personnel marquent de manière indélébile le personnage d’Acamas.

Autour de ces quatre protagonistes principaux les autres rôles sont également distribués avec soin. Nicole Dubrovitch est une Ismène expressive, à la forte présence, qui tente avec conviction mais sans succès d’inciter Polyxène à ouvrir davantage son cœur (L’Amour, certain de sa victoire). Dans la seconde partie de l’acte IV elle prête à Thétis son timbre nacré dans une scène pastorale élégiaque, accompagnée de Sophie Decaudaveine, nymphe au phrasé délicat. Dans sa courte mais intense apparition en Ombre d’Achille (à l’acte II), Laurent Collobert déborde de graves menaçants. Et Paul Willenbrock campe un Grand Prêtre aux graves ténébreux (Arbitres souverains). La distribution du prologue est tout bonnement superlative, qui rassemble Virgile Ancely, Mars à la virile déclamation (Courrons y rallumer le flambeau de la guerre), Edwige Parat, Minerve aux éclats nacrés (qui nous régale dans le duo avec Mars Je dois sur vous emporter la victoire et dans l’air charmant Doux plaisirs), et Christophe Gautier, Jupiter empli d’une grave noblesse (Par mille soins divers).

Soulignons encore l’excellente qualité des chœurs, composés pour partie des solistes, dont les interventions s’enchaînent avec un soin parfait avec les interventions des personnages principaux. Les différents pupitres affichent une belle homogénéité, qui fait merveille dans les nombreux chœurs doubles de la partition. Ils colorent l’intrigue avec efficacité, passant avec aisance des moments de grâce (le prologue, Triomphez, triomphez liberté charmante et Suivez l’Amour au premier acte, A nos doux charmes dans la scène de Thétis) aux instants plus dramatiques (Quels mouvements soudains, pour annoncer l’arrivée de l’Ombre, les deux chœurs des Démons Jouissons des plaisirs cruels et le grinçant Vous qui ne respirez que sang que parricides, particulièrement réussi, ou encore le martial Portons partout l’horreur et l’épouvante, qui ouvre l’acte IV) ou encore solennels (Chantez ses exploits et sa gloire, qui accompagne la Marche guerrière).

Michaël Greenberg fait resplendir les couleurs de la partition. Sous sa direction, Les Enfants d’Apollon sont toujours très proches de la ligne de chant tant des solistes que des chœurs. Les flûtes de Charles Zebley et Valérie Balssa sont très présentes, elles nous régalent de leurs sons filés enchanteurs. Les nombreux intermèdes orchestraux sont traités avec inspiration et finesse ; la Marche guerrière de l’acte II, avec sa reprise, en constitue assurément le summum. Après une création fraîchement accueillie et plus de deux siècles et demi d’oubli, il était temps de rendre justice à cette œuvre magistrale de Royer !



Publié le 08 mars 2021 par Bruno Maury