Giulio Cesare - Raffaele Pè

Giulio Cesare - Raffaele Pè ©
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Le fier panache de Jules César

Encore peu connu en dehors de l’Italie le jeune contre-ténor Raffaele Pè vient assurément de réussir un coup de maître avec ce Giulio Cesare, a baroque hero. D’une part le programme en est agréablement bâti. Il nous fait parcourir toute une série d’airs attribués à ce personnage historique dans des opéras généralement éponymes de différents compositeurs, tout au long du XVIIIème siècle. Ce qui permet à la fois de suivre les évolutions musicales de ce siècle qui voit à la fois l’apogée et la disparition de l’opéra baroque, et de passer en revue la variété des sentiments développés dans les arias da capo : les tonnants morceaux de colère et de bravoure, évidemment, mais aussi d’autres moments plus intimistes, comme la rêverie, la tristesse, la séduction…

D’autre part et surtout ce programme semble taillé sur mesure pour permettre aux amateurs de baroque en général et de contre-ténors en particulier, d’apprécier la superbe voix de Raffaele Pè. Le timbre est souple et charnu sur toute l’étendue du registre, les aigus les plus vertigineux fusent sans peine, et le legato soigné fait merveille dans les passages plus lents ou retenus. Parmi la jeune génération de contre-ténors prometteurs Raffaele Pè se signale d’emblée par une voix tout à fait exceptionnelle, qui devrait lui ouvrir une brillante carrière.

Avec la redécouverte des auteurs antiques et tout spécialement romains qui a accompagné la Renaissance, la riche personnalité et la vie agitée de Jules César constituaient une trame de choix pour les hommes de lettres. On pense évidemment au Jules César de Shakespeare, écrit et représenté en 1599 (mais publié seulement en 1624). En Italie Orlandi Pescetti avait publié en 1594 un Il Cesare centré sur la conjuration de Brutus. La pièce magistrale de Giovan Francesco Busenello (La prosperità infelice di Giulio Cesare Dittatore), qui retrace l’existence de César en cinq actes (se déroulant respectivement à Pharsale, à Lesbos, puis en Egypte pour les troisièmes et quatrième, enfin à Rome avec la conjuration de Brutus) n’a été publiée qu’en 1656 dans le recueil Delle Ore occiose (lire notre compte-rendu). Comme les quatre autres pièces du recueil il s’agissait d’un livret d’opéra, même si nous n’en avons pas de preuve formelle, et qu’il n’en subsiste aucune partition. Selon Jean-François Lattarico la pièce aurait été mise en musique par Cavalli et représentée dix ans plus tôt au théâtre San Giovanni e Paolo.

Mais la plupart des livrets qui ont inspiré les compositeurs du XVIIIème constituent des remaniements du Giulio Cesare in Egitto de Giacomo Francesco Bussani (ca 1640 – 1680). Ce texte, centré sur la rencontre entre César et Cléopâtre en Egypte, a été mis en musique en 1677 par le vénitien Antonio Sartorio (1630 – 1680). Comme ses prédécesseurs Bussani s’est inspiré de nombreux auteurs latins : Plutarque et ses Vies parallèles des Hommes illustres, Dion Cassius et son Histoire Romaine, Suétone et sa Vie des douze Césars (fourmillant d’anecdotes plus ou moins véridiques), Lucain et Appien. Mais à la manière dont Busenello s’était emparé de Néron et de son entourage pour Le couronnement de Poppée de Monteverdi, il prend prétexte d’épisodes historiques attestés pour construire une intrigue aux nombreux personnages puissamment caractérisés et aux incessants rebondissements, telle que les aimait le public vénitien à cette époque.

Cette richesse du matériau inspirera à son tour près d’un demi-siècle plus tard Nicola Francesco Haym (1678 – 1729) pour l’opéra éponyme de Georg Friedrich Haendel (1685 – 1759), créé en 1724 au Théâtre Haymarket de Londres, et dont le succès suscitera de nombreuses reprises : en 1725, 1730 et 1732, et même sous forme de pastiche en 1787, près de trente ans après le décès du compositeur et alors que l’opéra seria était largement passé de mode. Plus près de nous, on peut aussi observer que Giulio Cesare servit de porte-drapeau à la résurrection des productions lyriques de Haendel : il fut remonté au Festival de Göttingen dès 1922. Malgré des transpositions « classiques » (baryton et basse) pour les voix de Cesare et Tolomeo, il connut à nouveau le succès et suscita de nouvelles productions dans les années 1950 (notamment celle dirigée par Karl Böhm à Vienne), toujours avec des voix transposées qui se maintinrent étonnamment jusque dans les années 1980…

Ces dernières années ce sont plutôt des altos féminins qui assurent le rôle-titre dans les représentations et les enregistrements des intégrales. Les apparitions en 2012 d’un Andreas Scholl totalement à contre-emploi dans la production du Festival de Salzbourg ou d’un Laurence Zazzo, honnête mais sans panache, dans celle de l’Opéra de Paris (disponible en DVD chez Virgin Classics) nous ont du reste laissé sur notre faim. Nous attendons toujours le contre-ténor qui proposera la version de référence de ce chef d’œuvre dans lequel Senesino incarnait le rôle-titre à la création. En revanche de nombreux contre-ténors inscrivent régulièrement des airs extraits de Giulio Cesare dans leurs concerts ou leurs enregistrements de récitals.

Avant son succès d’outre-Manche, le livret de Bussani avait fait l’objet d’un remaniement en 1713 par Antonio Ottoboni, père du cardinal Pietro Ottoboni. Cette riche famille romaine en avait commandé la musique au vénitien Carlo Francesco Pollarolo (ca 1653 – 1723), protégé du cardinal, en vue d’une représentation privée. Il semble toutefois que le dramma per musica ne fut jamais représenté. Il est vrai que les représentations d’opéras à Rome étaient très compliquées à cette époque, compte tenu de la sévérité du calendrier religieux de la Contre-Réforme qui interdisait les spectacles la plus grande partie de l’année... Le présent enregistrement nous offre toutefois avec gourmandise deux extraits inédits de cette partition (Sdegnoso turbine et Non temer ! Non vo’lasciarti). La tentative suivante dans la Ville Eternelle fut semble-t-il la bonne : en 1728 le bolonais Luca Antonio Predieri (1668 – 1767) mit en musique ce livret pour des représentations publiques au Théâtre Argentina, dans lesquelles Farinelli chantait Tolomeo. Malheureusement la partition en est aujourd’hui perdue.

Dans les années 1735-36 le livret inspira Geminiano Giacomelli (1692 – 1740), alors maître de chapelle à la cour de Parme. Il en livra trois versions : une au Théâtre Ducal de Milan, une seconde au San Giovanni Grisostomo de Venise (avec un livret remanié par Carlo Goldoni) et la troisième pour Naples avec le castrat Carestini dans le rôle-titre. L’enregistrement en retient deux airs très différents : le langoureux Bella tel dica amore, et l’air de bravoure Il cor che sdegnate écrit pour Carestini. En 1770 c’est à nouveau pour le Théâtre Ducal de Milan que Nicolò Piccinni remet en musique le même livret, en le renommant César et Cléopâtre… L’évolution du personnage est nettement perceptible : les exubérants airs guerriers font place à des arias d’une grande douceur, empreints d’une intimité marquée (Tergi le belle lagrime, Spargi omai di dolce oblio). A la fin du XVIIIème siècle, on s’intéresse davantage à l’épisode tragique de l’assassinat du dictateur. C‘est le thème du livret de Gaetano Sertor, La morte di Cesare, mis en musique par Francesco Bianchi pour le Théâtre San Samuele de Venise en 1788. Le rôle-titre en était confié au castrat Gasparo Pacchiarotti (1740 – 1821), qui excellait surtout dans le cantabile et le style émouvant.

Le tournant du siècle marque aussi la fin du règne des castrats, introduits par les vénitiens comme archétype de la dérision comique (le « héros efféminé »), puis couronnés des plus beaux rôles à partir de la fin du XVIIème par la réforme de l’opera seria. La réforme de Gluck est passée par là, et les registres doivent désormais incarner la virilité du héros.  En 1819 Giuseppe Nicolini confie pour la première fois à un ténor le rôle-titre de son Giulio Cesare nelle Gallie, composé sur un livret de Michelangelo Prunetti.

Le premier air du présent est le fameux Va tacito e nascosto de Haendel. Raffaele Pè y déploie avec un grand naturel une remarquable voix de sopraniste, qui combine à la fois des attaques fermes, un legato onctueux (appuyé sur un placement parfait des syllabes sur les notes), et d’étourdissants aigus au final, dans l’ébouriffant duo avec les cors. Les aigus, d’une grande souplesse, accentuent le caractère virtuose, tandis que le médium s’étoffe de légers reflets ouatés particulièrement agréables à l’oreille et d’une grande expressivité. Par sa virtuosité mais aussi sa sensibilité et son intelligence, cette interprétation se hisse sans conteste au niveau des plus séduisantes et des plus réussies parmi celles des nombreux altos masculins et féminins qui ont enregistré l’air.

Après ce premier numéro particulièrement convaincant, le programme semble construit de manière à explorer les différentes facettes de cette voix que l’on n’hésite pas à qualifier d’exceptionnelle. Il rassemble d’autres airs de bravoure aux vaillantes attaques, mais aussi des passages plus lents et plus intimes, qui mettent en valeur le phrasé et la délicatesse des ornements. C’est ainsi que le timbre se charge de couleurs plus sombres pour le Saprò d’ogn’alma audace de 1788, dont le cantabile enchanteur met en relief là aussi un phrasé impeccable, couronné d’ornements perlés. Il cor che sdegnate nous ramène parmi les airs de bravoure de l’opera seria : en brillant hommage à Carestini, celui-ci est enlevé avec brio, d’un timbre dont la fermeté ne faiblit pas et s’épanche en de tournoyants ornements toujours largement déliés. Spargi omai di dolce oblio marque le retour à un air de cantabile : on y est sensible à la délicate atmosphère entretenue par l’orchestre La Lira di Orfeo, et le phrasé très expressif nous invite à la rêverie et au songe. Le final alangui est d’une touchante évanescence.

Le court et insistant Sdegnoso turbine (inédit de Pollarolo) se déploie en de longs ornements filés d’une grande finesse ; la ligne orchestrale y est nette et fortement structurée. Le duo Son nata a lagrimar nous plonge dans une atmosphère dramatique, probablement l’une des plus poignantes du Giulio Cesare de Haendel. La mezzo Raffaella Lupinacci y joint son timbre légèrement cuivré, qui s’équilibre subtilement avec les éclats ouatés du contre-ténor, tandis que l’orchestre entretient avec inspiration l’émotion de ces échanges aériens.

Le contraste du Tergi le belle lagrime de Piccinni est restitué avec beaucoup de sensibilité : la tendresse des premiers vers destinés à Cornelia, la fureur de l’apostrophe à Achille (Empio !), avant de s’épancher dans les superbes ornements en cascade de la troisième partie (L’ombra del caro sposo) et de la reprise. Le Bella tel dica amore de Giacomelli constitue probablement le meilleur air cantabile de ce programme. S’appuyant sur un phrasé d’une grande délicatesse, les aigus s’envolent sans peine dans une séduisante atmosphère céleste, qui se referme sur un somptueux final. La voix retrouve des couleurs plus sombres pour l’autre inédit de Pollarolo (Non temer !) ; les chatoyants reflets moirés du timbre en soulignent avec insistance l’intensité dramatique.

Troisième et dernier extrait du Giulio Cesare de Haendel, Al lampo dell’armi nous ramène parmi les airs de bravoure. Comme dans l’air d’ouverture Raffaele Pè s’y révèle magistral : les attaques drues s’enchaînent sans faillir, la diction demeure parfaitement intelligible malgré la rapidité des paroles, et les ornements sont empreints d’un majestueux panache ! A l’opposé de ce que suggèrent les illustrations composées, quelque peu décalées et pleines d’humour, de la couverture et du livret, le contre-ténor s’implique totalement dans le rôle, auquel il donne un panache et une virtuosité jamais entendus jusqu’à ce jour.

Dans un retour final à l’ordre chronologique le programme s’achève sur le Rasserena i mesti rai de Bianchi. Dans cet air de consolation d’une grande douceur, le chanteur déploie avec conviction l’élégante noblesse de son phrasé, rehaussé d’ornements ductiles du plus bel effet. Le panorama des airs de Jules César dans l’opera seria est désormais dressé, et avec quel talent !

Mais pour notre plus grand bonheur l’enregistrement comporte encore un bonus (manifestement ainsi désigné parce qu’il s’écarte du programme choisi pour répondre au titre), qui est comme un diamant scintillant couronnant cette brillante composition baroque. Chanté lui aussi par de nombreux altos, le Scherza infida d’Ariodante qui clôt l’enregistrement sonne comme un écho à l’impressionnant Va tacito e nascosto d’ouverture. Le talent et la maîtrise de Raffaele Pè, son intense expressivité y culminent en une poignante apothéose. Les couleurs sombres et délicatement ouatées du timbre, le legato (peut-être encore plus soigné) lui confèrent une force dramatique incomparable, toute en émotion retenue, qui culmine en de longs mélismes plaintifs. La tristesse se renforce imperceptiblement à chaque reprise, jusqu’aux déchirants ornements du final, qui laissent sans voix : bravo Raffaele Pè !



Publié le 31 déc. 2018 par Bruno Maury