Dernières lueurs du Grand Siècle - Raison

Dernières lueurs du Grand Siècle - Raison © Photographe Claire Tardivel, graphisme : Antoine Vivier
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Le rare Second Livre d’André Raison, magnifié et peint à fresque

Louis XIV (1638-1715) va bientôt s’éteindre et avec lui ce que les historiens nommèrent le « Grand siècle » qui s’achève avec son règne. Deux recueils pour orgue paraissent. Contemporain du Livre d’orgue de son élève Louis Nicolas Clérambault (1676-1749), le Second Livre (1714) d’André Raison reste moins connu que son premier (1688) qui regroupait cinq messes et la célèbre Offerte du cinquième ton en action de grâce pour l’heureuse convalescence du Roi-Soleil. On trouve des enregistrements de ces messes sous les bons soins du regretté Jean-Patrice Brosse à Cintegabelle et La Flèche (Psalmus, 2009), et aussi de Serge Schoonbroodt à Sarlat (Tempéraments, 2005) qui grava les deux mêmes (premier et deuxième tons) que Charles-Léon Koehlhoeffer à Marmoutiers (Arion, 1980) où Claude Schnitzler s’illustra dans celle du sixième ton (Pamina, 1985). Avant ces importants jalons discographiques, Paul Bernard avait déjà enregistré la Messe du premier ton (Emi, 1974) à la cathédrale d’Auch où a été réalisé le présent disque.


L’enregistrement de Paul Bernard chez EMI

Après son versant liturgique, le Premier Livre s’achève sur Vive le Roy des Parisiens ; la première partie du Second Livre culmine sur une brillante Ouverture d’acclamation Vive le Roy, au terme d’une antienne (Da Pacem Domine), d’une Fugue sur le même sujet, puis d’une Offerte (Prélude, deux Fugues, un Dialogue sur « La Paix tant désirée »). « Tout cela constitue une sorte de poème mi-religieux, mi-profane, et qui ne témoigne pas d’un goût très sûr » estimait le référentiel Norbert Dufourcq (Le Livre de l’orgue français, tome IV, éditions Picard, Paris, 1972, pp 129-130). On pourrait s’interroger sur la signification de la seconde partie de ce Second Livre, alignant une série de dix-huit Noëls : un pan apparemment incongru après de tels fastes, sauf à considérer le corps politique (et néanmoins mortel, selon la théorie d’Ernst Kantorowicz) du monarque mis en parallèle avec l’incarnation du Christ évoquée dans ces populaires timbres de la Nativité, prolongeant le recueil par la mystique religieuse d’un messie qui naît pour mourir et renaître dans une gloire éternelle. On constatera ainsi la symétrie entre les deux Livres (sacré/civil, civil/sacré) qui boucle une sorte de diallèle où la figure royale se trouverait enchâssée et sanctifiée par la structure.

Après une gracieuse Allemande qui sert de pont, le programme du CD a opéré une sélection des quinze Noëls estimés les plus emblématiques (manquent Noel des Sts Innocens, A minuit fut fait un reveil, O Dieu ! Que n’etois-je en vie). Conformément à une tradition d’alternatim, et avec l’ambition d’endosser une dimension narrative, cinq d’entre eux sont présentés avec une forme vocale (A la venüe de Noel, Or nous dites Marie, Une jeune pucelle, Noel poitevin, Puer nobis nascitur), qu’elle soit tirée de l’édition monodique de Ballard (1703) ou arrangée en trio par le compositeur Jean-Pascal Chaigne. On apprécie cette mise en perspective de l’imagerie théologique, ancrée dans le goût de monstration de l’époque, et de l’hypotypose baroque.

Pour servir ces pages qui requièrent saveur des mélanges et pompe des anches, le choix de l’instrument d’Auch (Joyeuse/ Muno, 42 jeux sur quatre claviers et pédalier) s’avère bienvenu. Un seize pieds en montre, propice aux effets d’écho, riche en Mutations, et étayé sur deux 16’ de pédale dont Bombarde. Parmi les moments les plus pittoresques, mentionnons la gouaille du Noël poitevin, creusé sur Bourdon 8’ et Flageolet 1’, ou les moires cuivrées du Vous qui désirez sans fin à la manière des cornes de chasse qui résonne sur le Grand Jeu et tremblant à vent perdu. La palette de registration n’a pas hésité à alterner diverses configurations d’anches et cornets dans le polyptique de la Première partie, parfois mêlées à la Grosse Tierce. La caractérisation se renforce d’une captation vive et réaliste, mais grevée d’une physionomie passagèrement hétérogène, parfois criarde : le Da pacem Domine apparaît braillard, avec un cantus firmus d’une intrusive proximité ; le délicieux A la venüe de Noel apparaît boursouflé malgré la délicate polyphonie qui suit. On saluera une émouvante équipe de chanteurs (Vincent Lièvre-Picard, Lisandro Nesis, Jean-Manuel Candenot) qui associe au projet ce qu’il faut de candeur et ferveur.

Aguerri au répertoire ancien (auprès d’Odile Bailleux et Jean-Charles Ablitzer), qu’il enseigne entre autres en tant que responsable pédagogique du département de musique ancienne du CRR de Paris, Jean-Christophe Revel est l’artisan inspiré de cette interprétation pensée (sa notice en atteste) et plantureuse. La galerie des Noëls, que l’interprète se plaît à relier à quelques danses du temps (gavotte, rigaudon, sarabande, gigue), se montre séductrice, prégnante, généreusement coloriée, servie avec un talent quasiment iconographique qui donne vie à chaque vignette, scrutée à fond. Palpitante écoute. De toutes ces attachantes mélodies de vieille mémoire, voici une fresque haute en couleurs, qui optimise le cahier de recettes de Raison et magnifie ce qu’en écrivait Norbert Dufourcq (ibid.) : « tous les artifices de la variation exploités par Gigault et Lebègue se donnent ici rendez-vous. L’orgue de concert ouvre la porte à une certaine virtuosité… à l’heure où le vieux roi se meurt. » Ces artifices font presque mentir le titre de l’album, quand ces « dernières lueurs » brillent d’un tel feu.



Publié le 28 oct. 2022 par Christophe Steyne