Récit - Gasselin

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Salomé Gasselin revisite la musique française

Récit, tel est le titre de la première réalisation discographique de la jeune gambiste angevine Salomé Gasselin (dont on trouvera la présentation ici). Un titre qui n’est pas sans évoquer l’orgue au premier abord, et l’orgue, français tout particulièrement… En effet, le terme « Récit », ou plus précisément « Récit de tierce en taille » renvoie à une mélodie jouée dans la tessiture de taille, c'est-à-dire dans le milieu du clavier, accompagnée sur un autre clavier par des jeux de fond doux tels le bourdon ou la montre (à titre de précision, le terme de « taille » en musique baroque désigne une voix de ténor). Il s’agit là d’une forme musicale couramment usitée aux XVIIe et XVIIIe siècles par les organistes, Louis Marchand ou Nicolas de Grigny notamment. C’est la proximité de timbre de ces récits avec la basse de viole qui a suscité à la gambiste Salomé Gasselin l’idée d’un projet très original consistant à explorer ces trésors musicaux au moyen de son instrument de prédilection, en substituant la partie mélodique de ces pièces pour orgue par la basse de viole.

Cet enregistrement n’est donc pas consacré à un ou plusieurs compositeurs en particulier, mais tourne autour d’un thème qui devient ainsi le lien entre l’orgue et la viole de gambe, permettant d’imaginer un langage commun aux deux instruments à travers l'importance donnée à la voix humaine. « Cette souplesse dans l'appropriation du texte musical peut nous étonner aujourd'hui. Le répertoire n'est pas assigné de manière définitive à un instrument ou à un autre, mais circule de manière fluide » avance Salomé Gasselin.

Deux instruments évoquant la voix humaine
Comment cette idée originale lui est elle venue ? Par l’orgue dans un premier temps, en entendant un jour l’orgue historique Jean-Esprit Isnard de Saint Maximin la Sainte Baume en Provence. L’écoute de récits de tierce en taille est d’emblée une véritable révélation pour Salomé Gasselin : « j’avais l’impression d’entendre des préludes de Marais » explique t’elle en ajoutant : « les deux instruments imitaient la voix humaine, c’est pour cette raison que j’ai entendu des similitudes ». Et cette proximité avec la voix humaine est évoquée par Marin Mersenne en 1637 où il écrit déjà que la viole de gambe « contrefait la voix en toutes ses modulations (…) ; l’archet (…) a son trait aussi long à peu près que l’haleine ordinaire d’une voix, dont il peut imiter la joie, la tristesse, l’agilité, la douceur et la force par la vivacité, par sa langueur, sa vitesse, son soulagement, et son appui : de même que les tremblements et les flatteries de la main gauche en représentent naïvement le port et les charmes ».

Au fil de ses recherches, elle découvre un jour que certaines pièces du XVIIe siècle avaient été composées pour l’orgue... ou la viole, tel ce manuscrit de Henry Du Mont renfermant une Allemande écrite « pour l’orgue, le clavecin, ou trois violes si l’on veut » ! Ce qui laisse à penser que les violes pouvaient effectivement partager ce répertoire à une époque où l’on transcrivait beaucoup d’un instrument pour un autre, et qu’il existe bien un langage commun à l'orgue et à la viole. Dans sa démarche, Salomé Gasselin ne fait finalement que reproduire ce qui fut une pratique courante à l’époque : « Je me place comme une musicienne de notre temps, qui a un coup de cœur pour un répertoire. Mon désir en concevant ce disque, est d'établir un lien entre l'orgue du XVIIème (et du siècle suivant) et la viole de gambe: les récits de tierce en taille de celui-là possèdent le même substrat sonore que celle-ci. Nombre de partitions pour orgue sont transposables pour la viole de gambe ».

Pour mettre à jour ce projet, Salomé Gasselin a donc procédé à la transcription pour la viole de la partie concertante de récits, tandis que l’organiste conservait tel quel le continuo déjà écrit par l’auteur avec la conviction que les anciens avaient déjà cette pratique. En effet, cette perméabilité du répertoire de l’orgue avec des pièces de musique de chambre ou de concertos se retrouve par exemple chez Jean-François Dandrieu qui a transcrit pour l’orgue ses propres sonates écrites trente ans plutôt, ou chez Jean-Sébastien Bach qui a également transcrit pour l’orgue dix concertos d’Antonio Vivaldi ainsi que des concertos de Benedetto Marcello et Giuseppe Torelli. Mais les transcriptions à partir de pièces d’orgue semblent toutefois moins courantes. Enfin, l’Art de la Fugue de Bach ne comporte pas d’instrumentation spécifique, il peut donc être interprété aussi bien à l’orgue que par un ensemble instrumental, et il en est de même pour l’Offrande Musicale.

Une basse de viole d’époque
Et voilà deux ans déjà que ce projet musical mûrit dans l’esprit de Salomé Gasselin. Un concert donné au festival Musiques Baroques à Savennières en août 2021 en avait d’ailleurs proposé un avant-goût suscitant à la fois curiosité et impatience d’en entendre plus ! (voir ma chronique). C’est désormais chose faite en ce début d’année 2023 avec la parution du premier album de cette jeune violiste qui a le privilège de jouer sur un instrument d’époque, une basse de viole signée Simon Bongars, datée de 1653. Cet instrument a été construit rue de la Tissanderie dans le quartier de Saint-Gervais à Paris par un « faiseur de violes » apparenté à la famille Jacquet de la Guerre, qui a marié sa fille à un Couperin et côtoyait Marin Marais : « Cette viole de gambe témoigne d'une histoire collective et d'un milieu musical. Lorsque je pense qu'elle a traversé le temps, qu'elle a été jouée pendant presque quatre cents avant moi, je suis bouleversée. Je sais qu'elle me survivra, qu'elle me dépasse ».

Lauréate du Gianni Bergamo Music Award à Lugano en Suisse où elle remporte en 2020 le premier prix à l’unanimité, Salomé Gasselin a étudié la viole de gambe auprès de professeurs prestigieux tels Marianne Muller, Philippe Pierlot et Vittorio Ghielmi. Elle a également obtenu plusieurs autres prix en solo, dont le deuxième du Concours Bach-Abel à Köthen en 2018 et joue régulièrement au sein d’ensembles reconnus tels Pygmalion ou Jupiter.

Dans cet enregistrement, Salomé Gasselin s’est entourée de trois autres jeunes violistes rencontrés au fil de son parcours musical, Mathias Ferré, Andreas Linos et Corinna Metz, du claveciniste Justin Taylor et de l’organiste Emmanuel Arakélian, titulaire des grandes orgues historiques de la basilique du Couvent Royal de Saint-Maximin la Sainte-Baume. Elle en a conçu le programme autour de quatre suites organisées par tonalité comme il était d’usage à cette époque dans les livres d’orgues français. Chacune de ces suites est introduite par une pièce d'orgue accompagnée de la viole seule, à laquelle succèdent diverses pièces de viole dansées ou de caractère signées Marin Marais ou Louis Couperin, ainsi que des transcriptions pour la viole (ou pour plusieurs violes) réalisées à partir de pages qui la touchaient tout particulièrement extraites de l’œuvre d’Henry Du Mont, Louis Marchand, Pierre Du Mage, Jacques Boyvin, Jean-Adam Guilain et Jean-François Dandrieu.

Une osmose parfaite
Et la magie s’installe dès les toutes premières mesures de la première pièce extraite du Second livre d’orgue de Jacques Boyvin… (à écouter ici). Après quelques notes d’introduction dans l’extrême grave, l’orgue est rejoint par la viole. L’osmose est absolument parfaite, dans une mélodie à la fois envoûtante et incantatoire, les deux instruments ne font plus qu’un. Si la volonté de Salomé Gasselin était de surprendre l’auditeur, nul doute que le but est atteint d’emblée. Vient aussitôt après cette fameuse Allemande fuguée d’Henry Du Mont évoquée précédemment, laissant le choix de l’orgue ou du consort de violes par le compositeur. La présence dans le programme de cette pièce étonnante d’originalité était en effet une absolue nécessité afin de satisfaire la curiosité de l’auditeur, car elle constitue le point de départ de la démarche de Salomé Gasselin et démontre la pertinence du projet. S’ensuit une savante alternance de transcriptions de pièces d’orgue interprétées par le consort de violes et de pièces extraites de l’œuvre de Marin Marais. Ainsi, Cloches ou Carillon évoquent le battement et le son des cloches en usant de toute la palette sonore de la viole. Quoi de plus logique que de retrouver juste à la suite les Voix Humaines extraites de son Second Livre de Viole, cette pièce s’inscrivant de toute évidence dans le sujet. Enfin, il convient de mentionner tout particulièrement la dernière pièce de cette première suite, une splendide et majestueuse Pavanne d’Henry Du Mont au style très anglais, interprétée par les quatre violistes accompagnés de Justin Taylor et Emmanuel Arakélian.

Dans la deuxième suite, après un magnifique Récit de Jean-Adam Guilain dans lequel orgue et viole dialoguent avec bonheur, on retrouve à nouveau trois pièces de Marais dont la Plainte, qui compte parmi les plus belles pages de son auteur. Ici, l’intensité dramatique de la douleur exprimée par le compositeur est éminemment bien restituée. De même, l’interprétation savamment nuancée de la Chaconne au caractère enjoué qui suit est irréprochable. Le Dialogue de Jean-Adam Guilain interprété par Emmanuel Arakélian seul permet quant à lui d’apprécier les qualités sonores de l’orgue historique de la Collégiale de Saint-Ursanne (par Joseph Waltrin, 1703, et Jacques Besançon, 1776. Voir la notice). Une Pavane selon le goût des anciens compositeurs de luth tient lieu de conclusion à cette deuxième suite. Témoin avéré du génie de Marin Marais, cette pièce extrêmement intéressante évoque de façon très réaliste le style brisé, un élément clef de l’expression musicale des luthistes français du Grand Siècle.

Un son incomparable
Dans la tonalité de la (majeur/ mineur), la troisième suite en la s’ouvre sur un splendide Récit de Tierce en Taille de Henry Du Mont. A la fois plainte et incantation, ce récit d’une beauté sombre révèle une fois de plus une parfaite complémentarité entre orgue et viole. L’Allemande du même compositeur qui vient juste à la suite n’est pas sans rappeler les consorts de violes anglais et renvoie à la première Allemande de Du Mont. Le style de ces deux pièces est d’ailleurs identique et et l’interprétation par un consort de viole est totalement à propos. On retrouve ensuite une pièces de Louis Couperin faite de contrastes et de nuances, La Piemontoise. Juste accompagnée par le clavecin de Justin Taylor, elle permet de prendre la mesure du potentiel et de la richesse sonore de la viole de Salomé Gasselin.

La dernière suite en ré est introduite par un Récit de Louis Marchand, de la même intensité émotionnelle que les trois précédents. Le son de la viole est à la fois ample et d’une grande douceur, l’accompagnement à l’orgue d’une grande subtilité. Voilà qui ne fait aucun doute, les quatre pièces à retenir en priorité sur cet enregistrement sont bel et bien les quatre introductions de chacune des quatre suites. La Basse de Trompette de Pierre Du Mage qui s’inscrit pleinement dans la tradition de l’orgue français et dans la continuité de la pièce précédente permet elle aussi d’apprécier les qualités sonores de la basse de viole de Salomé Gasselin : de l’extrême grave aux aigus hors frettes, en passant par les doubles et triples cordes, le son est réellement envoûtant !

Vient une Sarabande de Louis Couperin au style contemplatif, méditatif presque, interprétée à la perfection par trois violes, agrémenté d’un accompagnement discret, tout en subtilité de Justin Taylor. Une transcription parfaitement réussie d’un Plein jeu de Pierre Du Mage réunissant tous les musiciens ayant participé à ce projet musical tient lieu de conclusion magistrale au programme.

Un coup de maître
Ce premier album de Salomé Gasselin s’affirme donc comme une réussite absolue, un coup de maître même ! En effet, ce projet très personnel, d’une grande originalité qu’il convient de saluer, met en exergue le lien possible, probable même, entre les répertoires de l’orgue et de la viole de gambe. Et voilà qui nous conduit à une véritable redécouverte des pièces de Marais et d’autres, servies dans un contexte inhabituel mais parfaitement judicieux. Le travail sur les couleurs sonores est totalement réussi et l’association de l’orgue et de la viole est ressenti comme une évidence. L’orgue sublime la richesse de la palette sonore de la viole et l’ensemble est servi par une prise de son absolument parfaite.

On regrettera juste un livret un peu succinct dans lequel manquent la liste des interprètes pour chacune des pièces, ainsi que le détail des instruments pour chacune d’elle. On relève en effet dans les instruments utilisés pour cet enregistrement un ténor de viole et un alto de viole sans pouvoir les identifier de façon formelle durant l’écoute. Cette précision manquante ne nuit pas à l’écoute mais satisferait la curiosité des mélomanes avertis. La composition de l’orgue est également absente du livret, et à l’instar de la plage 11 (Dialogue de J.A Guilain) qui permet d’entendre l’orgue de Saint-Ursanne seul, il aurait de même été intéressant de pouvoir entendre ne serait-ce qu’une pièce de viole sans accompagnement. « Récit est un album que j’ai conçu, réfléchi, rêvé, pensé pendant quelques années en fait, je voulais un album qui me ressemble vraiment et j’ai pris toute la musique que j’aime. » On retiendra également la totale cohérence de l’ensemble des pièces composant les quatre suites proposées, pourtant toutes issues de compositeurs différents, sans oublier bien sur le talent d’interprète de Salomé Gasselin qui produit un jeu tout en subtilité et en profondeur. Nul doute qu’à travers ce programme dans lequel elle revisite avec bonheur la musique française, et dans lequel elle « parle avec et à travers son instrument », Salomé Gasselin conduira l’auditeur à partager sa passion. Laissons la conclusion à une citation de circonstance d’Hannah Arendt, chère à Salomé Gasselin, extraite d’Entre passé et futur : « Il se pourrait qu’aujourd’hui seulement que le passé s’ouvre à nous avec une fraîcheur inattendue et nous dise des choses pour lesquelles personne n’a eu d’oreille ».



Publié le 27 mars 2023 par Eric Lambert