Reinas - Airs en espagnol à la cour de Louis XIII

Reinas - Airs en espagnol à la cour de Louis XIII ©Ensemble El Sol/ Elli Ioannou
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Dans les lueurs du soleil ibérique …

Bien que n’ayant aucune inclination particulière à l’égard de la musique baroque espagnole, le disque Reinas, enregistré par l’Ensemble El Sol (fondé en 2016 par la claveciniste Chloé Sévère), retient tout notre intérêt et ce à différents titres. Ce premier opus met en lumière la musique ibérique des XVIIème et XVIIIème siècles. Répertoire qui demeure encore bien méconnu !
De multiples perspectives, aussi vastes les unes que les autres, ouvrent le champ de notre vision étroite du patrimoine musical espagnol.

La première qui se dessine, est celle posée par le nom Reinas (Reines, en français). L’emploi du pluriel suscite notre interrogation et attise, bien évidemment, notre curiosité… La lecture du livret, accompagnant le CD, apporte une réponse claire et documentée. Argumentaire précis développé par Chloé Sévère.
Deux reines délimitent les frontières historiques et musicales de l’enregistrement. En France, l’infante d’Espagne, Anne d’Autriche (1601-1666) épouse en 1615 Louis XIII (1601-1643). Alors qu’en Espagne, une jeune princesse d’origine française, Maria Louisa Gabriella de Savoie (1688-1714) épouse en 1701 Philippe V (1683-1746). Des influences musicales entre l’Espagne et la France découlent de ces deux unions. Les compositeurs français et espagnols se nourrissent respectivement de celles-ci et développent un nouveau langage. Les premiers écrivent des airs de cour en espagnol en dupliquant l’inspiration française et/ou en calquant leur mélodie sur des thèmes de danses espagnoles, dont le modèle est fondé sur les Tonos Humanos, forme de chanson séculière au XVIIème siècle adoptant la structure strophes (coplas) – refrain (estribillo). Quant aux seconds, ils s’essaient à des pièces à la française ou s’abreuvent de musiques populaires et indigènes des colonies d’Amérique du Sud.
Ainsi est mis en valeur l’héritage musical d’Etienne Moulinié (1599-1676), de Gabriel Bataille (1574/75-1630) et Henri de Bailly ou Le Bailly (158 ?-1637) pour la France, de Gaspar Sanz (1640-1710) et de Santiago de Murcia (1673-1739) pour l’Espagne.

Le second aspect qui cimente notre attention, est lié au travail conséquent fourni par Chloé Sévère et son ensemble. Démonstration irréfutable de leur virtuosité musicale ! Joignant leur talent, les musiciens ont su tirer parti des manuscrits d’origine en les enrichissant d’harmonisations, de transcriptions et d’instrumentations tout en préservant le caractère authentique des pièces.
Les airs en espagnol de Moulinié, gravés aux pistes 9, 12, 14 et 15 ont été composés à l’origine sur une mélodie chantée sans accompagnement. A cette mélodie dépouillée s’ajoute une ligne de basse, ossature de l’accompagnement. Ce « périlleux » exercice d’harmonisation (ajout d’accords et/ou de polyphonie) est dû à la claveciniste. Relevons le soin particulier que Chloé développe quant aux règles d’harmonie. Respect des règles horizontales (tessiture, tonalité, intervalles mélodiques et harmoniques, …) et des règles verticales (doublures, renversements, espacement des voix, …) ou bien encore celles d’enchaînement (intervalles directs). La ligne de basse n’en est que plus mélodique, intéressante à écouter et à étudier. L’ayant entendu à plusieurs reprises (disques, concerts), elle révèle ici au grand jour sa parfaite maîtrise de l’art musical.
Quant aux pièces de Bataille, de Murcia et de Sanz, elles ont été transcrites par Victorien Disse, théorbiste et guitariste de l’Ensemble. Sa tâche est tout autant réussie et accomplie que celle de sa consœur.

Troisième embrasure : la « liberté » de mouvement qui transparaît derrière les lignes musicales si harmonieuses. L’esprit total de liberté pousse les musiciens à donner le meilleur d’eux-mêmes. Ils s’investissent entièrement et sincèrement, ce qui est pour nous la plus belle des qualités d’un musicien/artiste… En musique, l’art le plus difficile est celui d’éveiller par son jeu de l’émoi, de narrer et partager une histoire, d’établir des correspondances émotionnelles et réactives. Liens parfaitement établis malgré notre prime réticence pour la musique baroque espagnole. Comme quoi la Musique est bel et bien un dialogue implicite entre le compositeur, l’interprète et l’auditeur (aussi revêche soit-il !).
Les instrumentistes donnent des formes à cette musique festive et populaire. Tantôt plaintive, tantôt contemplative voire amoureuse, la mélodie s’enrichit de couleurs rayonnantes à l’image de l’Ensemble qui emprunte son nom à l’astre solaire…

Cette liberté radieuse ne saurait flamboyer sans la grande aptitude musicale des six interprètes : une voix et cinq instruments.
La Voix de l’album n’est autre que celle prêtée par la sublime mezzo-soprano Dagmar Šašková. Une farandole de sons soyeux se libère de son organe. Le timbre est velouté. Nous nous laissons emporter sans aucune résistance. La chanteuse contrôle précisément son souffle tout en préservant le naturel du geste. Il est aisé d’imaginer l’ouverture de ses côtes flottantes (respiration intercostale diaphragmatique). Le débit d’air constant favorise ainsi l’ouverture du pharynx et l’assouplissement des cordes vocales. Ces gestes concourent à la joliesse de la voix. Malgré son origine slave, la mezzo-soprano accentue parfaitement les phrases musicales, aucune altération à la compréhension du texte n’est à constater. Son ambitus étendu lui permet d’atteindre aisément les aigus de la partition, même si ces derniers se teintent d’une couleur plus sombre que ceux d’une soprano dramatique. Chose bien normale, pourrions-nous dire ! Le choix d’une telle voix ne relève pas du hasard. La tessiture de mezzo-soprano arbore un avantage non négligeable pour le commun des mortels. Son répertoire « médium » peut être chanté par tout le monde.

Soulignons également la prestation magnifique de Laurent Sauron aux percussions baroques. Il manie avec art différents types de percussion. Le tambour et le tambour de basque (ou tambourin, instrument de forme cylindrique, généralement en bois, avec une peau tendue. Il peut contenir des petites cymbalettes autour du cadre). Le pandero cuadrado (tambourin de forme carrée). Les castagnettes et le triangle avec de petits anneaux qui vibrent pour accompagner la danse. Le tambour est l’instrument de base de la musique de danse. Relevons les roulements au tambour qui épousent la ligne rythmique. Cet élan cadencé confère un caractère noble et élégant à la frappe. L’énergie qui en découle est communicative, nous battons le rythme. Le percussionniste dispose d’un haut niveau artistique, celui de battre la caisse. Nous essayons d’imaginer le rapport au touché lorsque sa main frôle la peau de l’instrument. En vain, car nous ne devons nous fier qu’à notre oreille !

A la harpe baroque (ici, une grande harpe triple à trois rangées de cordes), Caroline Lieby déploie un jeu souple et léger. Son toucher subtil, empreint de délicatesse, s’empare avec aisance des différents modes de jeu. La harpiste réalise des sons pincés ou fluides qui résonnent de la manière la plus suave. L’articulation nuancée révèle la maîtrise technique de son instrument. Imprégnons-nous des harmoniques dont le timbre pur semble venir des sphères célestes. Elle est quête permanente de l’expressivité.
D’autres instruments à cordes pincées s’immiscent dans le discours musical. Les mains de Victorien Disse se voient confier deux instruments : le théorbe et la guitare baroque. Au premier, il nous étonne. Au second, il nous séduit ! Il tire parti des ressources du théorbe en parfait accord avec le style de l’époque baroque. Les effets, ainsi produits, sont de grande qualité. Tout est pensé intelligemment. La virtuosité ennoblit son chant. Les mêmes compliments peuvent être transposés pour sa technique à la guitare baroque qui joue un rôle majeur dans l’exécution de la basse continue (continuo). Nous apprécions particulièrement les notes conjointes, jouées avec le pouce et l’index alternés, sur plusieurs cordes, dits effet de campanella (notamment chez Gaspar Sanz). Chaque note continue à vibrer lorsque la suivante est jouée. Impacts sonores garantis...
Et que dire du phrasé délicat et élégant du clavecin… Il sonne sous les doigts de Chloé Sévère qui n’a plus à prouver sa dextérité dans « l’art de toucher le clavier ». Le phrasé volubile s’affranchit des contraintes en proposant une ligne mélodique dans le mouvement grâce aux variations, aux articulations, ... Elle se place au cœur même de la déclamation baroque. Une palette infinie de couleurs sonores égaie les lignes harmoniques.

Un seul et unique instrument à cordes frottées (la viole de gambe) répond au pupitre des cordes pincées. Il est confié au gambiste Ronald Martin Alonso. Son phrasé est très élaboré dans les passages mélodiques. Savourons les riches harmoniques des jeux en accords, qu’ils soient pleins (deux ou trois cordes jouées en même temps) ou arpégés (chaque note étant jouée successivement). En jeu arpégé, la résonnance naturelle de l’instrument permet presqu’à l’accord de sonner comme un accord plein. Le gambiste tire profit de la résonance sympathique des autres cordes. Sa parfaite technique évite les sons parasites liés à une mauvaise tenue de l’instrument et/ou de l’archet. La principale difficulté technique réside dans la force et la tension. La main gauche (cordes) n’implique pas la même « force » que la main droite (archet). Les gestes naturels et non contraints confèrent aux mouvements des couleurs brillantes, un langage expressif relevant ainsi la majesté du timbre de l’instrument.

L’engagement entier de l’Ensemble a su, en un seul enregistrement, ouvrir nos frontières fermées à la musique baroque espagnole. Nous y avons découvert un langage riche, un jeu libre et incarné. La palette de sonorités a ensoleillé l’espace. Les artistes ont peaufiné les moindres détails. La somme de toutes ces marques d’attention n’engendre que notre indéfectible soutien envers les artistes, et nous espérons, le vôtre… Eclairons notre quotidien grâce à ce disque. Et souhaitons à El Sol un rayonnement planétaire…



Publié le 25 mars 2020 par Jean-Stéphane Sourd Durand