Respira Ô Anima - Dulcis Melodia

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Florilège de musique d’inspiration italienne à Strasbourg au 17 ème siècle

Après Les musiciens de Leopold commentés dans ces colonnes, voici un deuxième tome consacré à la musique strasbourgeoise du 17ème siècle. Cette dernière est encore très peu connue et interprétée ; c’est pourquoi l’ensemble Dulcis Melodia, une formation centrée à Wasselonne, s’est employée à la faire renaître et à la diffuser.

Pour comprendre cette musique, il faut tenir compte de la situation particulière de l’Alsace et de Strasbourg dans l’échiquier européen. A partir de 1681, Strasbourg tombe dans l’escarcelle de Louis XIV ; mais auparavant, Strasbourg faisait partie du Saint Empire Romain Germanique ou tout au moins ce qui en restait après la désastreuse guerre de Trente Ans (1618-1648). Dans une ville de Strasbourg très largement acquise à la Réforme, la musique d’alors est essentiellement influencée par l’Italie ce qui peut sembler paradoxal. En fait, les courants artistiques venus d’Italie étaient largement véhiculés par l’Autriche dont les possessions en Alsace étaient nombreuses notamment à Saverne et surtout à Ensisheim, une ville administrée par les Habsbourg. Ces influences italiennes ne sont pas propres à l’Alsace, elles étaient présentes dans toutes les villes du Rhin supérieur et même dans une grande partie de l’Allemagne luthérienne.

Les directeurs artistiques et les musicologues ayant contribué à la création de cet enregistrement se sont appuyés sur trois sources : le manuscrit Sacrarum laudum (Strasbourg, 1643) de David Thoman (1624-1688), le Codex Rost de Franz Rost (1640-1688) et le Tabulatur Buch (Strasbourg, 1607) de Bernhard Schmid le Jeune (1567-1625).

Le manuscrit Sacrarum laudum est éminemment précieux car il représente la seule œuvre de David Thoman conservée. Arrivé à Strasbourg en 1643, Thoman quittera l’Alsace en 1649 et s’installera dans le sud de l’Allemagne notamment à Augsbourg puis à Ratisbonne où il mourra en 1688. Toutes les œuvres composées après son séjour en Alsace sont malheureusement perdues. Ne reste donc que le manuscrit Sacrarum laudum composé à l’âge de 19 ans. Au milieu d’œuvres à plusieurs voix dans l’esprit des madrigalistes du début du 17ème siècle, le motet Domine non sum dignus frappe par sa modernité, c’est une monodie accompagnée très simplement par le continuo. La musique va donner tout son sens au texte de cette déploration très émouvante dans laquelle l’homme pêcheur demande à Dieu le pardon. Les pièces vocales de cet enregistrement proviennent toutes de ce manuscrit et sont d’une rare qualité musicale.

Le Codex Rost de Franz Rost est une riche compilation de cent cinquante pièces de musique instrumentale à trois voix (deux violons et orgue), le plus souvent anonymes. Grâce à des recoupements avec des manuscrits provenant d’autres sources, plusieurs morceaux ont pu être attribués à des compositeurs italiens, autrichiens et à Rost lui-même. Dans l’enregistrement présent, les parties de dessus ont été confiées à deux cornets ou deux flûtes à bec en fonction du caractère du morceau. Les variations pour deux cornets attribuées à Maurizio Cazzati (1616-1678) sont bien caractéristiques de certaines musiques italiennes de l’époque, comme celles de Francesco Cavalli ou d’Antonio Bertali. Cette brillante pièce instrumentale est une enivrante chaconne sur un ostinato de quatre mesures. Autre pièce remarquable, la Sonata LXX attribuée à Franz Rost. Le thème initial très expressif avec sa quarte diminuée donne lieu à de superbes imitations entre les flûtes et est soutenue par une belle partie de doulciane.

Les 90 pièces pour orgue contenues dans le Tabulatur Buch de Bernhard Schmid le Jeune ont été publiées sous forme de tablatures par Lazare Zentner en 1607. Schmid le Jeune était organiste à l’église Saint Thomas et à la cathédrale de Strasbourg. Ces morceaux sont très variés et n’ont pas toujours une destination liturgique ; on y trouve des formes improvisées, des transcriptions de motets ou de madrigaux, des canzonette, des fugues, des variations, des danses. Dans la plupart des cas et tout particulièrement dans les madrigaux, l’inspiration est italienne. Un très bel exemple est Labra amorose e care, une pièce d’orgue d’après un madrigal à quatre voix de Giovanni Gabrieli (1557-1612).

Les pièces chantées choisies sont particulièrement expressives, elles appartiennent à une époque où on s’efforçait avec la musique de donner tout leur sens aux mots. Ces pièces sont écrites pour une, deux ou trois voix. Dans le présent enregistrement, deux voix sont attribuées à des sopranos et la troisième quand elle existe, est confiée au cornet, un instrument qui grâce à son timbre et son volume sonore s’allie parfaitement aux voix. Dans les pièces pour voix seule, les chanteuses purent faire montre de leurs grandes qualités. Dans Domine non sum dignus, Sarah Gendrot-Krauss, soprano, enchante par la pureté de son timbre, l’agilité de sa voix, son intelligence du texte, sa sensibilité à fleur de peau et son art incomparable de l’ornementation. Cécile Foltzer-Lenuzza, soprano, dans Domine exaudi vocem meam, ravit par sa voix au timbre très rond et doux aux superbes inflexions dramatiques et sa diction impeccable. Dans les nombreuses pièces pour deux sopranos, les deux artistes sont parfaitement complémentaires, notamment dans le bouleversant Respira, ô anima. Dans la plupart des morceaux, l’euphonie produite par l’alliage précieux des voix avec les cornets ou les flûtes est délectable.

Si les flûtes montrent à l’évidence leur adéquation parfaite aux musiques qu’elles accompagnent, les cornets nous transportent un cran au dessus dans l’extase. Les cornets de Céline Jacob et de Liselotte Emery sont éclatants mais également souples et agiles comme peut l’être la voix humaine. Ils n’ont pas la dureté de la trompette et on pouvait regretter que ces instruments merveilleux eussent été abandonnés deux siècles et demi auparavant. Mais c’est un instrument très difficile à jouer et la performance des deux artistes n’en est que plus significative : elle est l’expression d’un art poussé à son aboutissement. Michèle Ruch à la doulciane donnait au continuo une couleur très séduisante. On pouvait regretter que cet instrument si délicat, ancêtre du basson, fût parfois un peu couvert par l’orgue. On pourrait faire la même remarque pour la basse de viole de Geneviève Sandrin mais cette dernière disposait de quelques parties concertantes notamment dans l’Arista LXXV de Tarquinio Merula où elle pouvait faire preuve d’une belle virtuosité dans de superbes imitations avec le cornet de Céline Jacob. Enfin l’assise harmonique de l’ensemble et la direction musicale étaient assurées par Jean-François Haberer qui dirigeait à l’orgue l’ensemble avec l’autorité et la maestria qu’on lui connaît. L’orgue de l’église protestante de Balbronn, une ravissante église romane, est basiquement un orgue de Johann-Andreas Silbermann auquel ont été rajoutés des tuyaux anciens d’Allemagne du sud. Cet instrument a été restauré en 2013 par Jean-Christian Guerrier et Marianna Bucher.

Un disque précieux par son intérêt musicologique, la beauté des pièces enregistrées et la perfection de leur exécution.



Publié le 07 nov. 2024 par Pierre Benveniste