Le Salon de la rue du Hasard - Mugot

Le Salon de la rue du Hasard - Mugot © Alain Chudeau
Afficher les détails
Le doux salon de Mathilde

D’emblée, l’heureux oxymore du « hasard » et du « certain » figurant sur la pochette suscite l’intérêt et le questionnement. Mais si le titre de cet objet discographique peut évoquer l’univers romanesque – Le Salon de la Rue du Hasard (cette rue, qui tenait son nom de la présence d’une maison de jeu, n’existe plus aujourd’hui, ayant été réunie avec la rue Thérèse – en hommage à la reine, Marie-Thérèse d’Autriche, épouse de Louis XIV – en 1880) -, le sous-titre – Mlle Certain, claveciniste du Grand Siècle – s’ancre dans une réalité historique passionnante. En effet, Marie-Françoise Certain, née aux alentours du 15 avril 1662, après avoir mené sa vie avec beaucoup d’indépendance, s’éteint en son logement de la rue du Hasard le 1er février 1711, louée par ses contemporains pour sa remarquable maîtrise de l’instrument à cordes pincées sur lequel elle donna maints concerts, recevant chez elle d’illustres personnages. Son salon était orné des portraits de Lully et La Fontaine, deux forts caractères qui avaient fini par se réconcilier, le fabuliste gratifiant le Florentin de deux belles préfaces pour Amadis et Roland. Tous deux avaient vanté les mérites de claveciniste de Marie-Françoise et sans doute éprouvé une sincère affection pour cette jeune fille, dotée à coup sûr d’un sacré tempérament. Il était donc tentant de se pencher sur le cas de cette personnalité peu commune, célèbre en son temps puis tombée dans un oubli quasi total après sa mort.

La période étrange du confinement s’est avérée propice à la créativité et la recherche dans bien des domaines. La jeune Mathilde Mugot, claveciniste mais aussi violoncelliste (je reviendrai à ce titre sur la vocalité de son jeu), relate dans un avant-propos plein de sensibilité sa démarche. Explorant maints recueils, nourrissant ses réflexions d’apports musicologiques essentiels grâce à Bertrand Porot (auteur d’une notice érudite, qu’on aura soin de compléter par un article en ligne encore plus riche) – le projet « Faire Salon » éclot (belle image que ce salon « chrysalide ») patiemment mais sûrement. Faire revivre un concert de La Certain, tel est l’enjeu ambitieux ici poursuivi et atteint avec une maîtrise confondante tant on est saisi par la double facette de l’interprète : une juvénilité qui confère une ardeur à nombre de pièces mais aussi une maturité qui donne corps et profondeur à chacune des pages ici convoquées, évitant toute superficialité. Fort au contraire, c’est leur sens même qui en est révélé avec un à-propos qui laisse l’auditeur admiratif de bout en bout.

Un autre enjeu réside dans la place accordée aux femmes dans ce programme. Si l’on n’a malheureusement conservé aucune pièce de Marie-Françoise (il est peu probable qu’elle n’ait absolument rien composé), certaines de ses contemporaines ou jeunes émules viennent apporter leur contribution au concert. C’est naturellement le cas avec Élisabeth Jacquet de La Guerre, qui connut une destinée assez différente de celle de la Certain : une vie rangée et bien remplie, une production abondante et de très grande qualité embrassant tous les genres de l’époque (pièces de clavecin, sonates, cantates, tragédie en musique avec Céphale et Procris, et même un Te Deum, malheureusement disparu, pour la convalescence de Louis XV). Mais c’est aussi la première fois que Mademoiselle de Ménetou fait son apparition sous ses propres « traits ». Amusant le roi, dès l’âge de neuf ans, en jouant déjà remarquablement du clavecin chez la Dauphine, celle-ci se fit également un nom comme compositrice, en laissant notamment de délicieux Airs sérieux, parus chez Ballard, en 1691 (Le recueil compte 15 airs, dont certains sont dédiés au roi, un autre à Monseigneur (le Dauphin). Mademoiselle de Ménetou n’avait alors que douze ans ! ).

Un autre acteur essentiel de ce projet et de sa réussite, c’est le magnifique instrument d’Émile Jobin sur lequel on aurait aimé en savoir davantage. Une chose est sûre : la sonorité en est absolument somptueuse : graves profonds, ronds et charnus, aigus cristallins sans aucun cliquant, ce qui arrive parfois lors des accouplements de claviers. Le choix de cet instrument se montre parfait tant pour servir le répertoire ici retenu que pour illustrer ce que pouvaient être les clavecins de Marie-Françoise. Celle-ci disposait en effet d’un luxueux Jean Ruckers décoré par Rubens et d’un Nicolas Dumont, facteur parisien particulièrement renommé à l’époque. Elle avait en outre un curieux instrument, un clavecin « brisé » de Marius, qui lui permettait, par son agencement ingénieux se refermant dans une boîte, de s’adonner à l’enseignement.

Très intelligemment conçu, le programme permet de retracer toute une vie, au gré des évolution de style et de goût, en croisant d’illustres personnages, comme si chacun d’entre eux entrait dans le salon de Marie-Françoise, pour y faire entendre ses œuvres sous les doigts experts de celle-ci. Préambule incontournable pour vérifier l’accord de l’instrument, un Prélude non mesuré donne lieu à une improvisation remarquable. Même si sa brièveté évoque plus un Gaspard Leroux qu’un Louis Couperin, voilà un prélude plus vrai que nature, Mathilde Mugot adoptant à la perfection les tournures harmoniques de ce style. Une altière Suite de Jacques Hardel (déjà présente dans le remarquable album de Fabien Armengaud consacré à Étienne Richard, voir notre chronique) offre une entrée en matière pleine de gravité. Lors de la Gavotte, le passage à la dominante (la mineur) intensifie le propos, effet renforcé par le Double virtuose de Couperin (Louis) d’une vivacité peu commune. Nous est livrée ici une première facette du tempérament de Mathilde Mugot, une personnalité bien affirmée, à l’image de celle à qui l’hommage est rendu.

Mais d’Anglebert (quel merveilleux Tombeau de Chambonnières, le père fondateur !) et Lully (voisin tout proche) sont annoncés par quelque serviteur. On sait les liens d’affection liant ces deux compositeurs, le premier assurant régulièrement la basse continue dans les ballets puis les tragédies du deuxième, lequel est aussi parrain du fils de Jean Henry. Marie-Françoise a dû trouver en Baptiste une figure paternelle, celui-ci lui faisant jouer au clavecin ses ouvertures et simphonies. Le choix des transcriptions de d’Anglebert s’avère donc particulièrement bienvenu : une lumineuse ouverture de Cadmus, ensoleillée comme jamais et une chaconne de Phaëton parée de ses plus beaux atours. Contrairement à la tournure simplifiée – allégée – du Manuscrit Lapierre, sans doute envisagée pour une élève moins expérimentée, Mathilde Mugot a choisi fort opportunément la version la plus proche de l’original lullyste, avec une riche texture, ce qui ne l’empêche guère d’animer cette pièce célèbre d’un élan chorégraphique irrésistible.

Cadette de quelques années, Élisabeth Jacquet de La Guerre fait également son entrée, se glissant malicieusement dans le sol majeur du surintendant pour enchaîner avec la Deuxième suite extraite de ses Pièces de Clavecin pouvant se jouer sur le violon. Raffinement et élégance parent les danses de la compositrice d’une grâce innée qui correspond si bien aux traits qu’en a donnés François de Troy dans le portrait qu’il a laissé de cette femme hors du commun. Délicieuses Allemande et Courante, tendre Sarabande, robustes Gigue et Menuet : on imagine sans peine l’estime réciproque qui pouvait s’exprimer entre Élisabeth et Marie-Françoise.

L’ambiance heureuse laisse place à la nostalgie avec la brunette J’avais crû qui vient évoquer à point nommé les amours contrariées de Marie-Françoise avec Louis de Mailly, marquis de Nesles, son amant, mourant à 36 ans, blessé au champ de bataille. Voilà un air dont la popularité de ne cesse de grandir de jours : versions chantées ou instrumentales se succèdent, celle de Mathilde Mugot transpose en la mineur la mélodie originale (en sol mineur) et l’enrichit à double titre : d’une part grâce à une délicieuse contrepartie intermédiaire, qui nourrit l’harmonie et lui apporte un moelleux incomparable puis d’autre part au prix d’un double d’une ornementation digne d’un Michel Lambert (ou du Premier Livre de François Couperin, qu’on se souvienne des reprises ornées du Ier Ordre !). C’est dire encore une fois le goût exquis de la jeune claveciniste et sa connaissance parfaite des usages d’alors. Les personnes considérant le clavecin comme un instrument inexpressif seraient inspirées d’écouter cet air pénétrant, traversé autant de mélancolie que de grâce, où les cordes pincées acquièrent ici une vocalité indéniable sous les doigts inspirés de la musicienne.

Les années passent mais le salon de Marie-Françoise se veut toujours aussi accueillant pour y convier d’autres grandes figures. François Couperin et sa jeune élève Mademoiselle de Ménetou viennent y témoigner de leur « art de toucher le clavecin », d’abord dans le Rondeau ouvrant le 7e Ordre du Second Livre de Pièces de Clavecin, dédicace explicite à Françoise Charlotte de Saint-Nectaire ou de la Ferté-Senneterre, dame de Menetou, puis dans des transcriptions très réussies d’airs sérieux consacrés aux peines causées par l’Amour. On s’étonnera d’un inhabituel do dièse (11e mesure du 2e couplet, ligne du dessus) dans la Ménetou qui, loin de nous choquer, nous interroge sur l’origine de cette variante.

Réminiscence des années de jeunesse, c’est une suite de transcriptions réalisées par d’Anglebert rendant hommage aux vieux maîtres du luth qui vient rappeler un « avant » à ce nouveau style apporté par François Couperin. Le vieux Gautier s’y voit servi magnifiquement, notamment dans une splendide Chaconne au rondeau enivrante où les graves du clavecin font merveille. On relèvera également une somptueuse Sarabande de Germain Pinel très bien sentie. Mais le Rigaudon d’Acis et Galatée vient rappeler que Lully n’est plus de ce monde. Lors de sa mort, on parodiait cette danse en chantant en effet dessus les paroles suivantes : « Baptiste est mort, adieu la symphonie, la musique est finie, déplorons son sort ». L’italianisme opère alors quelques assauts dont témoigne la Toccade de Jacquet de la Guerre, pleine de virtuosité digitale avec ses arpèges et ses grands traits en doubles croches que vient interrompre en son cœur un passage plus contrapuntique. Puis avec François Couperin, un nouvel âge commence véritablement : les pièces de caractère et les portraits vont incarner les danses tout en en abandonnant le moule pour lui préférer celui-ci du rondeau ou de formes plus libres… L’inestimable Séduisante ne permet pas un instant de douter du caractère idoine de son titre. Pourrait-elle en porter un autre ? Assurément non ! Mathilde Mugot la nimbe d’une grâce attendrissante à laquelle on ne peut que rendre les armes. Puis d’alertes Papillons (une gigue déguisée) viennent clôturer ce concert intime, à la manière d’une « boîte à souvenirs » (j’emprunte à dessein cette formule à l’ami Brice Sailly, formidable claveciniste) que l’on referme en se promettant d’y revenir sous peu. Relevons à ce titre la note de l’éditeur qui annonce : « Telle une voûte céleste dont les étoiles forment un agencement appelant la contemplation, Seulétoile se propose de diffuser des formes appelant à la rêverie et l’ouverture vers une découverte sensorielle de notre monde ». Eh bien, voilà un objectif pleinement atteint. Marie-Françoise Certain peut être heureuse, son salon revit pour nous de la plus belle des manières. Avec ce florilège aussi intelligent qu’envoûtant, Mathilde Mugot fait non seulement une entrée remarquée dans le cénacle des grands clavecinistes, mais pièce après pièce, elle sait nous faire rêver.



Publié le 21 mai 2024 par Stefan Wandriesse