Dialoghi Amorosi -Sances

Dialoghi Amorosi -Sances ©akg-images. Annibal Carache : Vénus, Adonis et Cupidon - Madrid, musée du Prado
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Et Mourir de Plaisir...

Ce fut le titre d'un film à succès et cela pourrait être celui de plusieurs œuvres inscrites dans ce programme et notamment la dernière cantate, Tirsi morir volea...

Lorsque lors d'un concert, j'entendis une aria de Giovanni Felice Sances (Rome, circa 1600-Vienne, 1679), je fus séduit par la beauté mélodique de cette musique et son aptitude à exprimer des sentiments amoureux. Je cherchai donc à mieux connaître ce compositeur. La vie de Sances est relativement mal connue mais on sait toutefois qu'il passa une bonne partie de son existence à la cour de Vienne où il obtint d'abord en 1647, le titre de vice Kapellmeister puis vingt ans plus tard celui, envié, de Kapellmeister à la Chapelle Impériale au service des empereurs Ferdinand II, Ferdinand III et Leopold I. Il est surtout connu pour sa musique religieuse (Dulcis Amor Iesu, par le même ensemble Scherzi Musicali RIC 292). Sa musique profane, composée principalement en Italie avant son séjour à Vienne est moins connue et le présent CD, Dialoghi amorosi vient combler cette lacune.

Le présent enregistrement comporte principalement des cantade, composés dans les années 1640, avant le séjour viennois du compositeur. Dans la cantade, contrairement à la future cantate, les récitatifs et les airs ne sont pas dissociés, on a plutôt affaire à une composition continue. Ces cantade comportent des airs à une voix et d'autres à deux ou plusieurs voix, certains parmi ces derniers sont nommés dialoghi amorosi et mettent en scène les ébats amoureux de nymphes et bergers. On notera l'importance de basses obstinées associées à la structure chaconne ou passacaille. Misera, hor si ch'il pianto est particulièrement passionnante, c'est un lamento avec une basse obstinée lancinante jouée par une basse de viole, d'une grande richesse harmonique, dans laquelle la voix et les broderies des instruments entretiennent une étrange ambiguïté tonale très représentative de la hardiesse de l'écriture de Sances. Presso l'onde tranquille... ressemble beaucoup à certaines chaconnes d'Antonio Bertali (1605-1669), prédécesseur de Sances à la cour de Vienne. Si la musique de Sances comporte des aspects étonnamment modernes, j'ai été frappé aussi par le caractère archaïque de certains chants ou pièces instrumentales dont la saveur modale m'évoquait souvent des temps plus anciens.

Par ses dimensions, l'Infortunio di Angelica (environ 20 minutes) est le plat de résistance du CD. C'est une vaste scène dramatique, voire un mini-opéra, à trois personnages (Ruggiero, Angelica, un récitant appelé Testo) et le choeur. Ce dernier ne participe pas aux dialoghi amorosi mais commente l'action selon la tradition séculaire, en usage dans le théâtre antique et au cours des âges, jusqu'aux aux opéras contemporains. Le sarrasin Ruggiero libère Angelica, enchaînée, nue sur un rocher, des griffes d'un monstre marin. Pour ne pas avoir à donner sa récompense au vaillant guerrier, Angelica, devenant invisible grâce à un anneau magique, disparaît, laissant Ruggiero fort dépité. La vigueur de la musique et sa force dramatique font regretter amèrement que l'unique opéra de Sances, Ermione, soit perdu.

A mon avis, cet enregistrement atteint un sommet avec Tirsi morir volea. Ce dialogo amoroso qui comporte deux personnages Tirsi et Phyllis et un narrateur Festauro, décrit sans détours les ébats amoureux de Tirsi et Phyllis. Ainsi moururent les amants fortunés, d'une mort si suave et si plaisante, que pour mourir encore une fois, ils revinrent à la vie. Ces vers d'un érotisme délicat, sont magnifiés par une musique délicieuse et sensuelle qui culmine avec le sublime chœur polyphonique final.

Un mot d'abord sur le diapason, ce dernier était fixé à 440 Hz ce qui peut étonner pour un ensemble baroque mais il faut savoir que le choix du diapason répond à des contraintes multiples dans un groupe comportant des instruments anciens. A 415 Hz, diapason fréquent en musique baroque, certaines notes graves ne sont plus atteignables par les chanteurs. D'autre part certains instruments rares sont au départ accordés à 440 Hz et comme ils ne sont pas facilement accordables, les autres instruments sont bien obligés de se conformer au même diapason.

Nicolas Achten, baryton et Reinoud van Mechelen, ténor et deux sopranos (Hanna Al-Bender et Deborah Cachet) sont intervenus dans les airs en solo, les duettos et le chœur. Le terme de chœur peut paraître ambitieux pour un ensemble comportant seulement trois ou quatre chanteurs, pourtant ce petit ensemble sonne comme un chœur et non pas comme un terzetto ou un quatuor vocal car les chanteurs adoptent l'attitude typique du choriste dont la voix ne cherche jamais à prendre le dessus sur les autres.

Nicolas Achten a une voix au timbre très plaisant et à la large tessiture, le baryton descend au mi 1 et, en même temps, sa voix possède une agilité impressionnante, notamment dans l'air n° 3 Presso l'onde tranquille. Reinoud van Mechelen est bien connu dans le monde baroque où sa voix claire de ténor fait merveille. Il nous enchante particulièrement dans l'air n° 5 Pietosi, allontanatevi... où sa voix est très émouvante sur les paroles Va cercando la morte... Il nous ravit de ses vocalises impeccables dans Lilla bell' e crudele. Deux sopranos interprétaient les rôles féminins mais leur typologie vocale était bien différente. Hanna Al-Bender chante dans le registre le plus élevé de sa tessiture avec une voix blanche, sans vibrato. J'avoue que j'adore ce type de voix pour la musique du premier baroque, tout particulièrement dans les choeurs où cette voix donnait l'impression de planer. Même sensation dans l'aria, Filli mirando il ciel, particulièrement séduisant et poétique. La tessiture de Deborah Cachet est plus grave et son timbre plus dramatique. La soprano était souveraine dans les rôles de Lilla et Phyllis ainsi que dans les chœurs à trois voix où son elle formait avec le ténor et la basse un ensemble particulièrement envoûtant.

Tandis qu'avec les chanteurs on n'était pas loin de la perfection, on touchait avec les instrumentistes une autre forme de plénitude. Les partitions de Sances enregistrées ici comportaient des parties de théorbe, instrument appelé ici chitarrone, de harpe et de clavecin. Nicolas Achten, directeur musical, a tenu à étoffer cet accompagnement en le renforçant avec les instruments généralement utilisés à cette époque et dans les mêmes circonstances. Tenant compte de certaines indications du compositeur, il a ainsi ajouté deux guitares baroques (attestées par l'alfabeto, une notation spécifique pour la guitare sur les manuscrits), deux basses de viole, utilisées dans presque tous les morceaux car elles ont l'avantage de fournir des lignes de chant en complément des accords, un lirone, autre instrument à archet, muni de treize cordes, une harpe, un clavecin, une épinette cordée en boyau, un chitarrino (petite guitare) et un orgue à tuyaux en bois. Un même schéma est appliqué à tous les morceaux, ces derniers débutent très simplement, puis l'accompagnement se complexifie et on termine avec tous les instruments, parfois, toutes forces déployées. On sent bien que cet accompagnement instrumental a été l'objet de toutes les recherches et tous les soins de l'ensemble Scherzi Musicali. En tous cas le résultat est là, cet ensemble instrumental est somptueux.

Si on ajoute que la prise de son est impeccable, alors, que l'on soit un spécialiste de la musique du premier baroque ou bien, comme moi, un simple amateur, ce disque sera un enchantement.



Publié le 15 avr. 2018 par Pierre Benveniste