Intégrale (2) - Schütz

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3ème partie : Heinricus Schützius : Germaniae Lumen (Lumière de l’Allemagne)

Des itinéraires multiples s’offrent à l’auditeur qui souhaite contempler les diverses facettes de l’impressionnante production musicale léguée par Heinrich Schütz. D’aucuns préfèrent prélever des échantillons dans les différents genres musicaux que son génie créatif a transfiguré. Cette option comporte cependant un risque, celui de soumettre ses choix aux effets de mode ou aux stratégies marketing. En revanche, une intégrale, comme celle que propose le label Carus-Verlag, permet une exploration qui ajoute le plaisir de la libre découverte à la trouvaille de joyaux sonores auxquels les concerts et la discographie accordent souvent peu d’espace d’exposition. Nous avons choisi de parcourir cette intégrale. Démarche certes plus exigeante, mais tellement plus fructueuse.

Dans une première chronique consacrée au premier coffret (publiée le 3 décembre 2017), nous avons savouré les opus composés durant les années heureuses. La seconde (publiée le 2 février 2018) se penchait sur la production musicale d’une âme affligée par une succession de deuils et marquée par les horreurs de la guerre, dite de Trente Ans.

Le second coffret propose un troisième itinéraire à notre désir de mieux connaître ce musicien qui a su concilier la tradition et la modernité. Passeur de la nouvelle musique italienne en terres germaniques, ses Symphoniae sacrae font résonner des sonorités insolites dans les chapelles princières. Fervent luthérien, il tisse des Passions austères mais qui empoignent le cœur des fidèles. Enfin, doté d’une inépuisable capacité d’invention, il ouvre de nouvelles perspectives, comme ses Historiae (de la Nativité ou de la Résurrection) qui préfigurent les Oratorios de la fin du Grand Siècle.

1. Le cycle des Symphoniae Sacrae

A première vue, les Symphoniae Sacrae forment un assemblage singulier. Un peu à l’image (lointaine) de la Tétralogie dans l’œuvre de Richard Wagner. Pour autant, cette perception ne se confirme pas à l’écoute des quatre CD enregistrés sous la direction de Hans-Christoph Rademann. En réalité, l’équivoque résulte de l’évolution de nos langages. Si, d’une façon intemporelle et universelle, le terme sacrae fait référence aux différentes manières de pratiquer une religion, la symphonia désigne des productions musicales qui, au cours des derniers siècles, ont changé de nature et de forme. Alors, comment Schütz  la concevait-elle? La définition qu’en donne Jean-Jacques Rousseau nous paraît correspondre à celle que pouvaient partager Schütz et ses contemporains : « Ce mot… signifie, dans la musique ancienne, cette union des sons qui forment un concert… (La symphonie des Grecs) ne formait pas des accords, mais elle résultait du concours de plusieurs voix ou de plusieurs instruments, ou d’instruments mêlés aux voix chantant ou jouant la même partie » (Dictionnaire de musique – 1767). Héritières lointaines de la mousikè grecque, les Symphoniae sacrae, les Cantiones sacrae (1625) ou autres geistlische Konzerte (concerts spirituels) désignent, en fait, un même genre musical.

En ouvrant le second coffret de l’intégrale des enregistrements, nous voulions comprendre ce qui justifiait la réunion des Opus 6 (Symphoniae sacrae I), Opus 10 (Symphoniae sacrae II) et Opus 12 (Symphoniae sacrae III) sous un même titre. Mais aussi d’entrevoir les grands traits de l’évolution de l’écriture musicale dans ce laps de temps. Car près de vingt ans séparent le premier recueil des deux suivants. A notre grand regret, nous avons constaté que l’Opus 10 n’avait pas été enregistré par le Dresdner Kammerchor et que, de ce fait, il ne pouvait figurer dans cette intégrale. Un troisième coffret nous consolera-t-il de cette absence ?

Symphoniae sacrae I (SWV 257 à 276): l’œcuménisme contre la guerre

Le premier recueil de Symphoniae sacrae parait à Venise, le 1er septembre 1629. Dans son habituelle Vorrede (avant-propos), Schütz explique les raisons qui ont présidé à ce second séjour dans la Sérénissime. D’abord, un retour aux sources. Il rappelle y avoir appris die Anfangsgründe meiner Kunst (les rudiments de son art) auprès d’un maître exceptionnel : Giovanni Gabrieli (1557-1612). La dévotion qu’il lui porte reste entière. N’affirme-t-il pas que wenn die Musen die Ehe liebten, dann hätte sich Melpomene keinen anderen als ihn zum Gatten genommen (si les muses avaient consenti au mariage, Melpomène (la muse du chant) n’aurait choisi personne d’autre que lui pour époux). Sa déclaration de filiation musicale ne s’arrête pas à ces hommages aux accents mythologiques. Pour mieux marcher dans les pas de son professeur, il lui emprunte le titre de ses productions : les Sacrae symphoniae (1597) suivies des Symphoniae sacrae (1615). Enfin, son admiration se lit-elle en creux, dans l’absence de mention à Claudio Monteverdi (1567-1643), successeur de Gabrieli à la basilique San Marco ?

Pour Schütz, Gabrieli constitue un modèle pour avoir adapté la forme concertante à la musique religieuse, libérant les instruments de leur subordination aux voix et leur accordant de plus larges plages d’expression. Schütz s’inscrit donc dans le mouvement de la nuove musiche en expérimentant de nouveaux effets sonores afin d’enrichir le nuancier des combinaisons vocales et instrumentales.

Il reconnaît cependant que, depuis la disparition de Gabrieli, l’écriture musicale s’est profondément transformée. Abandonnant les modes ecclésiastiques traditionnels, elle cherche désormais modernem Geschmack durch einen neuartigen Kitzel zu gefallen (à plaire avec une saveur plus moderne chatouillant d’une façon nouvelle). Sa manière d’évoquer la seconda pratica en termes gustatifs et sensoriels est particulièrement caractéristique de l’approche physique de la musique telle que René Descartes (1596-1650) la développera lui-même dans son Traité de l’Homme (1664). Dans cet ouvrage, le philosophe français utilisera précisément le même terme de « chatouillement » pour évoquer l’effet des sons sur les sens. La musique abandonne donc la recherche de l’harmonie cosmique (prima pratica) pour devenir un langage propre à susciter l’émotion par l’agitation des sens (seconda pratica).

Schütz dédie son ouvrage à un jeune garçon de seize ans, le fils aîné et futur successeur de son protecteur, Johann-Georg I (1585-1656). Il se présente comme son Begleiter durch die gar lieblichen Gefilde der Musik (accompagnateur dans la traversée du plaisant royaume de la musique). Ce garçon, aux talents artistiques précoces, était donc probablement l’un de ses élèves. Il lui dédie ce recueil de « musique moderne » en hommage à son rang, mais aussi en remerciement du financement de son voyage vénitien. Il espère que ses compositions soient reconnues comme exceptionnelles (Aussergewöhnlich) et sehr hübsch (très belles) so dass ich es zum Geschenk machen könnte (pour qu’elles puissent faire office de cadeau).

Lorsqu’il tentera de classer ses œuvres, Schütz apportera à ce premier recueil l’indication suivante : Opus Ecclesiasticum Secundum (Opus 2 des œuvres religieuses). Mais quel est alors le mystérieux Opus Primum ? Schütz ne l’a pas précisé, nous abandonnant à la conjecture. Pour les uns, il s’agirait des Cantiones sacrae (1625), l’autre recueil mettant en musique des textes en latin. Pour d’autres, il ferait référence aux Psalmen Davids (1619) parce qu’ils puisent principalement à la même source biblique, celle des Psaumes. Son biographe, Martin Gregor-Dellin ose une autre hypothèse. Les Cantiones sacrae et les Symphoniae sacrae pourraient avoir été conçues comme des pièces à caractère œcuménique, destinées tant aux offices luthériens (qui n’avaient pas interdit le latin) qu’aux vêpres catholiques (pour lesquelles le latin constituait la langue obligée). Une lettre, datée de 1633, adressée par Friedrich Lebzelter au roi Christian IV du Danemark n’indique-telle pas que le compositeur est apprécié par de nombreux princes, quelle que soit la religion qu’ils pratiquent ?

Ce premier recueil rassemble vingt motets. Huit d’entre eux sont confiés à un soliste, sept mobilisent un duo et cinq s’adressent à un trio. Les voix de ténor sont largement sollicitées (deux parties de solistes, cinq duos dont quatre pour deux ténors et cinq trios) alors que les altos sont nettement sous-représentées (une partie de soliste et deux duos). Cette prédominance du ténor pourrait révéler un attachement particulier de Schütz à la tradition. En effet, dans le Tenorlied médiéval, c’est le ténor qui porte le texte et la mélodie principale (souvent en cantus firmus). D’ailleurs, le duo des ténors Anima mea liquefacta est (Mon âme était hors d’elle) SWV 263 porte la trace de ce modèle. Pour ce qui concerne les textes mis en musique, la moitié est extraite des Psaumes, sept sont puisés dans le Cantique des Cantiques, deux sont empruntés aux Livres de Samuel alors que le dernier reprend un verset de l’Evangile selon saint Mathieu.

Tandis que les chorals accompagnés à l’orgue et le plain-chant a capella résonnent dans la plupart des églises allemandes, les chapelles princières et les banquets de l’élite sociale s’illuminent de nouvelles sonorités. Si la basse continue (l’orgue ou le théorbe) y soutient les voix, les instruments dolci (violons, violes, flûtes) se mêlent aux instruments à la sonorité éclatante (cornets, trombones, dulcianes) pour un « concert » (du latin concertare : rivaliser, dialoguer… pour finir par s’entendre) aux riches coloris. Si Schütz renonce aux chœurs pour privilégier les voix solistes (effets indirects d’une économie de guerre ?), il met ses pas dans ceux de son maître pour l’orchestration de ce premier recueil. Mais il dépasse son modèle en y glissant les pratiques nouvelles dénichées lors de son second voyage vénitien.

Certaines pièces relèvent, à nos yeux, d’une logique d’expérimentation. Ainsi, l’esprit concertant joue merveilleusement sur les contrastes entre les timbres des voix et des instruments dans le jubilatoire Paratum cor meum (Mon cœur est prêt) SWV 257. La voix ardente de Dorothee Mields et l’aigu radieux des violons se répondent en écho, donnant à ce motet une touche particulièrement claire. Dans d’étincelants mélismes, la voix et les violons rivalisent de virtuosité pour signifier le bonheur de chanter les louanges de Dieu. Ces contrastes de luminosité marquent également le Veni, dilecte mi (Viens, cher ami) SWV 274. A chaque verset, les combinaisons vocales et instrumentales sont redistribuées. Dans le premier, une voix du dessus affleure entre les sonorités graves et chaleureuses des trombones ; dans le second, un duo de soprano et ténor est emporté par le ruissellement du théorbe. Le concert s’achève en tutti, réunissant l’ensemble des timbres dans un style polychoral tout vénitien. Mais le partenariat des voix et des instruments ne se limite pas au modelage de contrastes. Il produit également de merveilleuses complémentarités. Ainsi, dans le début de l’Exultavit cor meum (Mon cœur exulte) SWV 258, les violons développent leur propre ligne mélodique entre chaque partie vocale avant d’élever le propos dans une tessiture inaccessible à la voix humaine. Ailleurs, les cornets apportent un supplément de solennité, comme dans le splendide Jubilate Deo (Chantez tous Dieu) SWV 276. Ils soutiennent les voix, leur font écho, transportent leur exclamation ascendante jusque dans des aigus impressionnants. Le Venite ad me (Venez à moi) SWV 261 pourrait même constituer un moule dans lequel couler les futures cantates de Johann Sebastian Bach : une sinfonia d’ouverture annonce une succession d’arias suivis par une ritournelle instrumentale préparant le chœur final. En fin de compte, les instruments se libèrent peu à peu de leur rôle d’accompagnateur pour se placer sur un pied d’égalité avec les voix. Dans le Buccinate in neomenia tuba (Sonnez du cor au mois nouveau) SWV 275, les instruments prennent ostensiblement les commandes, déroulant la ligne mélodique sur laquelle les voix déposeront ensuite leurs mots. Bientôt, ils les remplaceront totalement comme dans les futures sonata da chiesa (sonates d’église) dans lesquelles s’illustreront des élèves de Schütz comme Matthias Weckmann (1616-1674) (voir notre chronique consacrée à l'Intégrale Weckmann).

Lors de son nouveau séjour à Venise, il n’a pas échappé à Schütz que l’atmosphère s’était considérablement transformée depuis son premier voyage. Sous l’impulsion de Giulio Caccini (1551-1618), Jacopo Peri (1561-1633) ou Monteverdi, la tragédie lyrique prenait ses quartiers dans la vie culturelle vénitienne. Ce constat imprègne plusieurs de ses concerts, certains pouvant même constituer de véritables extraits d’opéras. Ainsi, Attendite, popule meus (Ecoute, mon peuple) SWV 270 débute sur une tonalité d’ouverture d’un drame lyrique. La conjugaison d’une voix grave et du miroitement des trombones met en scène un Dieu imposant parlant à son peuple en habit de majesté. De même, le sanglotant Fili mi, Absolon (Mon fils, Absolom) SWV 269 exalte, par des contrastes violents, le caractère tragique de la scène dans laquelle David pleure la mort de son fils. Ce lamento funeste s’ouvre sur une courte sinfonia sombre, interprétée avec gravité par des trombones haletants. Avec onze mots seulement, Felix Schwandke déploie une ligne mélodique successivement ascendante, à proportion de la douleur ressentie, puis descendante, sous l’effet de l’émotion qui terrasse le roi d’Israël. Les mouvements chromatiques conjugués au tempo haché des parties de trombone entourent cette longue plainte d’une atmosphère morbide. Ailleurs, c’est par l’utilisation de procédés rhétoriques que se remarque la proximité avec le style lyrique. Ainsi, c’est dans une forme d’incantation que certains mots sont soulignés dans In te, Domine, speravi (En toi, Seigneur, j’espère) SWV 259. Par un chapelet de triples croches, les violons et la dulciane (ancêtre des bassons modernes) imposent le rythme palpitant de la répétition de non confunda (ne me laissez pas) et libera me (me sauver). Mais la musique est également une peinture dans laquelle les sons prennent la place des couleurs. Dans In lectulo per noces (La nuit, j’ai cherché celui que j’aime) SWV 272 suivi du Invenerunt me custodes civitatis (Les gardiens de la cité m’ont trouvé) SWV 273), les dulcianes créent une ambiance de scène nocturne dans une longue sinfonia d’entrée avant d’annoncer l’agitation que va susciter la recherche éperdue de l’être aimé. Dans la seconde partie, les dulcianes marchent au pas des soldats qui veillent sur la ville endormie puis rejoignent les voix pour amplifier les sentiments qui gravissent la longue ligne mélodique ascendante couronnée par des cantate (chantez) libérateurs.

Schütz s’approprie différentes techniques d’écriture dont il livre ici quelques applications pratiques. D’abord, il n’oublie pas c’est le madrigal qui a contribué à sa notoriété, et cela dès 1611 (Il Primo Libro de Madrigali SWV 1 à 19). Entendait-il également adresser un hommage indirect au maître du genre, Monteverdi? En tout état de cause, deux pièces inspirées par le Cantique des Cantiques révèlent une structure madrigalesque remplie de tendresse : Anima mea liquefacta est SWV 263 et Adjuro vos, filiae Jerusalem (Je vous jure, filles de Jérusalem) SWV 264. Sur des textes frisant l’érotisme, deux ténors tremblent de désir devant celle dont labia eius lilia stillantia (les lèvres sont comme des roses) : les mélismes sont agités et les interludes instrumentaux expriment une tendresse languissante. Ailleurs, Schütz développe les différentes variétés de contrepoint en imitation. Ainsi, dans un joyeux Benedicam Dominum in omni tempore (Bénis soit le Seigneur dans tous les temps) SWV 267, l’entrée successive des trois voix ébauche un charmant fugato suivi de séquences en imitation. Dans le Domine, labia mea aperies (Seigneur, ouvre mes lèvres) SWV 271, c’est aux dulcianes et aux cornets que le fugato est confié. Enfin, la forme en rondo structure un sémillant O quam tu pulchra es (Ô comme tu es belle) SWV 265. Chaque verset est salué par ce refrain joyeux et obsédant qui cadence à merveille cet hommage à la beauté féminine.

Symphoniae sacrae III (SWV 398 à 418) : die Kunstvolle Signatur unter ein Lebenswerk (la signature artistique apposée sous l’œuvre d’une vie) (Oliver Geisler)

Près de vingt ans séparent les deux premiers recueils de Symphoniae sacrae. C’est en 1647 qu’il publie la deuxième collection portant le même titre (Opus 10 : SWV 341 à 367). Cette fois, le texte des 27 concerts est en allemand. La partition a également été écrite pour une à trois voix, deux parties instrumentales (de préférence des violons) et basse continue. Dans la préface de son premier recueil, il saluait respectueusement Giovanni Gabrieli. Dans l’adresse Ad benevolum lectorem (Au bien-aimé lecteur) qui accompagne le second volume, il n’a d’yeux que pour Claudio Monteverdi. Il affirme nettement la filiation de ses compositions à la heutige Italianische Manier (la manière italienne actuelle), car selon des scharfsinnigen Herrn Claudii Monteverdens Meynung in des Vorrede des achten Buches seiner Madrigal, die Music nunmehr zu ihrer entlichen Vollkommenheit gelanget seyn soll (l’opinion de l’ingénieux Sieur Claudio Monteverdi, dans la préface de son huitième livre de madrigaux, la musique devrait maintenant avoir atteint à sa perfection).

En 1650, paraît à Dresden son Opus 12, la dernière partie de sa trilogie. La paix étant maintenant installée, l’instrumentation peut désormais escompter des moyens plus consistants. Il détaille ses ambitions sur la page-titre : Diese deutschen geistlischen Konzerte für fünf bis acht obligate Stimmen (Singstimmen und Instrumente), Complementum ad libitum und Basso continuo (Concerts spirituels allemands pour cinq jusqu’à huit voix (chanteurs et instruments), compléments à volonté et basse continue). Mais ces effectifs deviendront réalité quand son protecteur décidera de les financer. Ce n’est sans doute pas sans arrières pensées que Schütz dédie ce dernier volume au prince-électeur de Saxe, Johann Georg I. Celui-ci n’a pas la réputation d’être un grand amateur de musique. En effet, celle-ci ne trouve grâce à ses yeux que si elle contribue à sa propre réputation. Aussi, en fin connaisseur de bonnes manières curiales, Schütz apporte-t-il, dans sa dédicace, un témoignage public et reconnaissant des actions de son mécène en faveur des freyen Künsten also auch von der Edlen Music (arts libéraux comme de la noble musique). Durant cette longue période de guerre, il a fait en sorte que la musique n’ait niemals gäntzlich abgezogen (jamais complètement disparu). En outre, en plein conflit, il n’a pas hésité à financer le second voyage de son Kapellmeister à Venise. Il a même accepté de le prêter au roi du Danemark, Christian IV, ce qui a permis au compositeur dero Gestallt meine wenige Wissenschafft in der Music in steter Ubung halten und in weitere Erfahrun bringen können (de continuer à pratiquer ma modeste science musicale et la soumettre à des expériences plus poussées). Enfin, quoi de plus flatteur que d’être celui grâce auquel se propage la Musica moderna, oder von heutiger Manier der Composition (musique moderne, ou la manière actuelle de composer) ? Mais le dédicataire fut-il sensible à ces compliments ? Probablement pas, si l’on en croit Martin Gregor-Dellin. En effet, « au lieu d’aider enfin au rétablissement de la chapelle de cour et de donner aux activités musicales les moyens nécessaire, le prince-électeur préféra appeler des poètes à la cour… (Car ceux-ci collaboraient à l’organisation) de divertissantes saynètes, des ballets, des allégories et des pastorales… à l’exemple de la cour française que l’on imitait désormais partout».

Le troisième volume des Symphoniae sacrae réunit 21 concerts. Si le second volume puisait encore prioritairement ses matériaux littéraires dans l’Ancien Testament, le suivant marque une préférence pour le Nouveau Testament. Parvenu à un âge vénérable, Schütz se tournerait-il de plus en plus vers les récits évoquant la vie du Christ ? Il est vrai qu’il consacrera de plus en plus de temps à l’étude du Nouveau Testament, tant pour célébrer la Nativité (Weinachtshistorie) que pour produire ses trois Passions.

Pour l’essentiel, ces concerts sacrés nous paraissent converger vers une même finalité : « que les œuvres de Dieu soient proclamées par la prédication et par le chant » (Martin Luther). Certains motets constituent de véritables leçons de catéchisme. En pédagogue accompli, Schütz emploie deux techniques. Son Lasset uns doch den Herren, unsern Gott loben (Laissez-nous donc louer notre Dieu) SWV 407 se présente sous la forme d’une séance de catéchèse par la parole. Une courte introduction instrumentale conduite par les violons appelle le fidèle à se préparer à l’enseignement. Celui-ci est dispensé par une succession de solistes-catéchistes, intervenant seuls ou en duo. A mi-parcours, une séquence collective se réjouit autour d’un jauchzen (exultent) transporté par des violons aériens avant la reprise de l’exposé par les solistes. La leçon s’achève dans un tutti rassurant car Dieu so gnädig ist (est si bienveillant). Mais la leçon peut également être dispensée dans le cadre d’une pédagogie plus participative. Ainsi, Seid barmherzig, wie auch euer Vater barmherzig ist (Soyez miséricordieux, comme votre père est miséricordieux) SWV 409 débute sur le mode des chants en répons. Chaque phrase est découpée en deux parties. L’intonation est confiée à un soliste ; le reste de la phrase est porté par le chœur ou d’autres solistes. Une manière subtile de mettre en valeur le principe de réciprocité dans le comportement individuel : Vergebet/ Pardonnez, so wird euch vergeben/ ainsi vous pardonnera-t-on. Le tutti se rejoint sur quelques phrases-clés, comme pour mieux souligner leur importance pour le fidèle. Au-delà du processus catéchétique, parce que les frontières sont alors ténues entre la religion et le comportement social, un motet peut faire office de leçon d’éducation morale. Reconsidérant le texte de saint Luc évoquant une catastrophe cosmique imminente (22, 34-36), le Hütet euch, dass eure Herzen nicht beschweret werden (Prenez garde à ce que vos cœurs ne s’alourdissent pas) SWV 413 entend inviter les fidèles à ne pas céder aux vices de la vie quotidienne. La sinfonia d’ouverture, plutôt apaisante, cède la parole aux solistes, plutôt bienveillants. Seuls les vices énumérés (Fressen und Saufen und mit Sorgen der Nahrung/ dévorer, s’enivrer et s’abandonner aux soucis de la vie) sont traduits musicalement dans un style figuratif. Peut-être un cruel clin d’œil à destination de son protecteur qui noie sa fin de vie dans la débauche ?

Certaines pièces s’ajustent à la liturgie, comme Vater unser, der du bist im Himmel (Notre Père, qui êtes aux cieux) SWV 411. Sans préparation instrumentale, une voix de soprano appelle le Père, rejointe aussitôt par le chœur. Les solistes énoncent le texte sur le mode de l’imitation jusqu’au majestueux chœur final se concluant sur un puissant Vater suivi d’un Amen homophone éclatant. Mais Schütz n’oublie pas que la foi se nourrit également de la méditation. L’ars meditandi est couramment pratiqué aux XVIème et XVIIème siècle. Pour permettre au fidèle de trouver son épanouissement spirituel, Schütz lui soumets deux textes extraits du Jubilus de nomine Jesu (1518) attribué à saint Bernard de Clairvaux. O süsser Jesu Christ, wer an dich recht gedenket (O doux Jésus Christ, qui pense réellement à toi) SWV 405 exhale une sérénité propice à cet exercice d’introspection. Préparée par une sinfonia apaisante, l’intonation suave des soprani annonce un commentaire posé des différentes strophes choisies. Des ritournelles instrumentales, animées par des violons aériens, cadencent le texte et relient l’âme du fidèle à l’univers céleste dont ils se veulent l’émanation. A la sérénité d’une méditation, Schütz oppose la violence de l’interpellation du Saul, Saul, was verfolgst du mich (Saul, Saul, pourquoi me persécutes-tu ?) SWV 415. Ce motet est le plus court (moins de trois minutes). Mais il est saturé d’émotion. Dans un crescendo aérien, Dieu interpelle le persécuteur des chrétiens qui deviendra saint Paul. Sur le ton posé du détenteur de l’autorité, il le prévient qu’il lui sera difficile de l’atteindre. De toutes parts, des nuées obsédantes de Saul surgissent de tous les pupitres vocaux. Dans le finale, affleurent quelques mesures évoquant le célébrissime Alleluia du Messie de Georg Friedrich Haendel (1685-1759). Dieu y assène un was verfolgst du mich de plus en plus puissant avant de s’éteindre dans le lointain. Musique dérangeante, si l’on en croit l’accueil médusé réservé par le public viennois lors de son interprétation, le 6 janvier 1864, par le Wiener Singverein, sous la direction d’un Johannes Brahms (1833-1897) féru de cette « musique ancienne ».

L’esprit créatif trouve dans l’expérience accumulée par le compositeur soixantenaire un terrain favorable pour façonner des pièces d’une remarquable variété, à l’image, explique Oliver Geisler, de ces farbigen Steinen ein Mosaïk gebildet wird (comme ces pierres colorées qui forment une mosaïque). Pour constituer son opus, il rappelle parfois des motets déjà publiées. Ainsi retravaille-t-il une pièce (SWV 297) contenue dans les Kleine geistlische Konzerte I (1636) pour la transformer en un O Herr hilf,o Herr, lass wohl gelingen (O Seigneur, donne-nous la victoire) SWV 402 galvanisé dans ses Hosanna in der Höhe. Tout comme il puisera dans le présent volume pour intégrer Siehe, es erschien der Engel des Herren (Regarde, l’ange du Seigneur apparaît) SWV 403 dans sa Weihnachtshistorie de 1664.

Lorsqu’il crée de nouveaux motets, Schütz mobilise évidemment les outils qu’il a perfectionnés durant ses années d’apprentissage. Ardent défenseur du contrepoint, il façonne un Feget den alten Sauerteig aus (Retirez le vieux levain) SWV 404 éblouissant de complexité, de légèreté et d’élégance. Sur un tempo alerte, les instruments et les voix entrecroisent leurs lignes mélodiques, les superposent et les délient pour entonner un Alleluia flamboyant. Adepte du madrigalisme (ou figuralisme) depuis son premier séjour vénitien, la musique du Ich hebe meine Augen auf zu den Bergen (Je lève mes yeux vers les montagnes) SWV 399 transforme littéralement les mots en image. Dès le début, la ligne mélodique ascendante du ténor figure le mouvement des yeux qui se dirigent vers le sommet des montagnes. A la vue des cieux, des violons virtuoses établissent le contact avec le monde céleste tandis que les ténors reviennent sur terre, portés par une ligne mélodique descendante rappelant que le Dieu du ciel a créé la terre (Himmel und Erde gemacht hat). Si le chœur salue la majesté du Hüter Israel (tuteur d’Israël), le rythme est retenu sur schläfet (il dort) tandis que les sonorités deviennent acérées à l’évocation des steche (piqûres). Le motet s’achève sur un chant de louange et un Amen souligné à grands renforts de trombones. Schütz excelle, enfin, dans le style polychoral, dont il a acquis les « secrets de fabrication » à la meilleure source qui soit : celle de Giovanni Gabrieli. Les sonorités vénitiennes transportent les paroles allemandes de son admirable Nun danket alle Gott (Maintenant, remercions tous Dieu) SWV 418. Ouvert sur une sinfonia menée par les cornets et les trombones, le chœur danse littéralement sur un refrain particulièrement stimulant. Chaque strophe est livrée aux solistes qui dialoguent avec les instruments, les cornets pour les ténors, le continuo pour les soprani. Il est couronné par un Alleluia majestueux.

Mais Schütz est aussi un innovateur infatigable, sans cesse à l’affût de nouveautés. Il accorde de plus en plus de place dans ses compositions au violon, instrument parmi les plus modernes dans cette première moitié du XVIIème siècle. Dans Mein Sohn, warum hast du uns das getan (Mon fils, pourquoi nous as-tu fait cela) SWV 401, le violon est associé à la voix du Christ, exactement comme le fera Johann Sebastian Bach dans sa Matthaüspassion (BWV 244). Flottant dans les aigus, cet instrument évoque, dans les deux cas, l’origine surnaturelle du Christ. D’ailleurs, dès l’ouverture, ce sont les violons qui donnaient le ton. Ils dialoguent en solistes avec la voix de Marie et de Joseph et accompagnent celle de Jésus. Ailleurs, Schütz continue à expérimenter des combinaisons sonores, vocales et instrumentales nouvelles. C’est d’un véritable laboratoire des sonorités que sort Wo der Herr nicht das Haus bauet (Là où le Seigneur ne bâtit pas sa maison) SWV 400. L’orchestration révèle un subtil dosage de sons, faisant varier, à chaque ligne, l’ajustement des timbres et la consistance des pupitres. Ainsi, les trombones amplifient les contrastes sonores lorsqu’ils accompagnent les voix de soprano. Tout comme les cornets associés aux voix de basse. Quant à l’écriture musicale, elle multiplie les figures de style. Ici, des effets d’écho ; là, des superpositions de textes ; là encore des mélismes appuyés pour reproduire le sifflement de la flèche (Pfeile). Parfois, ce sont de superbes miniatures qui résonnent à nos oreilles. Son Meister, wir wissen, dass du wahrhaftig bist (Maître, nous savons que tu existes réellement) SWV 414 se présente sous la forme d’une Historia en réduction. D’une manière quasi théâtrale, une sinfonia installe le décor dans lequel se déroulera le dialogue avec Jésus à propos de l’impôt dû à César. La question est exposée dans une forme en imitation, soulignant ainsi la diversité des personnes qui s’interrogent sur le sujet. Une ritournelle instrumentale annonce le début du récit qui sera assuré par un trio de solistes. Jésus, par la voix d’un ténor, expose sa solution, accompagné par le continuo. La conclusion est reprise par le tutti, comme pour mieux fixer le message essentiel à retenir au terme de ce dialogue.

Ce troisième volume des Symphoniae sacrae constitue une forme de bilan de l’activité artistique d’un Schütz qui réclame, vainement, sa mise à la retraite. Mais de nombreuses années lui offriront encore la possibilité de pousser toujours plus loin les frontières musicales qui résistent sur un terrain culturel en ébullition. Les œuvres suivantes en témoignent à merveille.

2. Musiques pour le temps de Noël

Schütz : « l’immuabilité d’un regard de sphinx sous de lourdes paupières, une ombre de mélancolie et de renoncement, l’amertume de la bouche qui vient adoucir la bonté ». Voici quelques traits de caractère que son biographe, Martin Gregor-Dellin, déduit des rares portraits actuellement connus du musicien. Pourtant, tout intimidant fut-il, sa musique d’accompagnement des festivités de la Nativité scintille, pétille, brille de mille feux. Une démonstration magistrale de sa capacité à transcender le réel pour s’élever spirituellement.

Le CD 13 propose judicieusement deux types de récits des événements de la Nativité : une suite de pièces isolées prépare à l’écoute d’une œuvre magistrale, la Weihnachtshistorie SWV 435.

Pièces isolées destinées aux vêpres

Pour satisfaire aux besoins liturgiques de la chapelle de la Cour de Dresden, Schütz compose de courts motets interprétés lors de l’office des vêpres. Deux événements-clés structurent alors le récit : la Visitation et la naissance du Christ.

Après l’Annonciation, Marie chante un Magnificat qui, dans la littérature luthérienne, est dénommé Canticum der Vesper. Entre 1647 et 1671, Schütz a mis six fois l’ouvrage sur le métier. Le premier est intégré dans les Symphoniae sacrae II (SWV 344) ; le dernier date de l’année précédant celle de son décès (SWV 494). Trois textes sont en langue vernaculaire, les trois autres en latin. De ces derniers, seule la version codifiée SWV 468 a traversé le temps. Appelée Magnificat d’Uppsala, elle provient de la collection Düben conservée par l’Université suédoise d’Uppsala. Composé en 1665, la partition s’adresse à trois chœurs : le Favoritchor constitué par les chanteurs solistes et deux capella (chœurs dont chaque partie est plus fournie). Trois trombones, deux violons, l’orgue et la basse continue donnent à cette pièce une couleur vive et un éclat puissant. Dans certains passages, les instruments s’émancipent, se plaçant sur un pied d’égalité avec les voix. Trois exemples : une ritournelle instrumentale répond à l’intonation de départ ; le duo engagé par la voix de basse avec un violon sur Quia respexit (Car il a jeté les yeux) ; le violon associé au ténor dans le Sicut loctus est (Ainsi avait-il parlé).

Schütz démontre, une fois encore, sa compréhension pénétrante du texte sacré. En effet, il veille à mettre en valeur la couleur particulière de chaque verset par un traitement musical différencié guidé par le sens du texte. Comme dans son Magnificat allemand SWV 426 intégré dans les Zwölf geistlische Gesänge (1657), les lignes mélodiques épousent intimement le texte. Adoptant les intonations naturelles du langage parlé, elles en suivent les courbes et les inflexions, s’effondrant dans le Deposuit potentes (A renversé les puissants) et se relevant avec l’exaltavit humiles (a élevé les humbles). Pour libérer l’émotion contenue dans certains mots-clés, le compositeur emploie différents procédés d’écriture tels que la répétition (le vigoureux dispersit), la superposition des voix (l’émouvant beatam emporté par un chromatisme) ou les changements soudains de tempo et de tonalité (le révérencieux et sanctum nomen ejus en notes longues et sur le mode mineur). Plus que dans le Magnificat de 1657, il multiplie les effets d’amplification, comme dans le premier verset. Les deux capella, renforcées par le tutti instrumental, y reprennent systématiquement chacun des mots prononcés par le ténor et remplissent l’espace sonore de toute leur puissance expressive. Enfin, les madrigalismes foisonnent comme le et exultavit auquel le continuo impulse une allure dansante, le omnes generationes répété de manière saccadée pour renforcer l’effet de nombre ou l’allure batailleuse du Fecit potentiam. Ce cantique enflammé par de nombreux contrastes dynamiques et rythmiques s’achève dans une majestueuse doxologie et un Amen œcuménique. Une magnifique fête sonore.

Le génie créatif de Schütz se déploie de façon magistrale dans deux motets partageant le même texte, l’un en latin (Hodie Christus natus est SWV 456) et l’autre en allemand (Heute ist Christus, der Herr, geboren SWV 439). Le premier est composé en 1664 en forme de rondo. Un Alleluia tourbillonnant y remplit la fonction de refrain. Quant aux versets, chacun d’eux fait l’objet d’un traitement singulier. Un tutti homophone énonce le titre de la pièce, suivi d’un duo (ténor-alto) qui esquisse un mouvement en imitation affermi dans le tutti qui lui succède. Le dernier verset déploie une écriture d’un grand raffinement. Des entrées en strettes projettent quatre lignes mélodiques qui vont se croiser puis se superposer de façon à souligner, par une répétition obsédante, le terme exultant. La doxologie réalise une synthèse des styles d’écritures employés pour s’achever sur un Alleluia qui, à son tour, se prend à déployer de riches rubans sonores. Composé en 1638, le second motet appartient à la génération des geistlische Koncerte. Il est destiné à trois voix du dessus. Son écriture conserve la forme en rondo, l’écriture en imitation et l’alternance entre un chœur et un tutti. En revanche, le choix des timbres contraste avec la distribution choisie pour le motet précédent. En effet, le chœur est composé de trois voix du dessus et les voix du chœur principal sont remplacées par des instruments renforcés par les trombones. En outre, les lignes mélodiques confiées aux voix sont somptueusement ornées, particulièrement lors de l’évocation du chant des anges (Heute singen die heilgen Engel) saluant la naissance du Christ.

Pour chanter Noël, Schütz convoque également le répertoire italien. Ainsi, son Ach Herr, du Schöpfer aller Ding (Toi Seigneur, créateur de toutes choses) SWV 450 n’est jamais qu’un arrangement du madrigal Doh poi ch’era ne’fati ch’io dovessi (Alors, c’est dans les choses que je devais faire) extrait d’Il settimo libro de madrigali a cinque voci publié en 1595 par Luca Marenzio (1553 ?-1599). Cette composition pour trois voix (SSB) est plus méditative qu’expressive. Elle offre un temps de réflexion sur le mystère de l’Incarnation : pourquoi le créateur de toute chose repose-t-il aujourd’hui auf dürrem Gras davon ein Rind und Esel sass ! (sur du foin sur lequel un bœuf et un âne sont assis !) ? L’écriture est austère. Les paroles sont portées par des lignes mélodiques parsemées de notes de valeur longue. Le tempo s’accélère à peine sur l’interrogation finale, comme sous l’effet d’une constante perplexité.

Weinachtshistorie (Histoire de la Nativité) SWV 435 : puissant et poétique

En soi, son titre complet recèle une masse d’informations sur lesquelles il convient de s’arrêter un instant : Historia der freuden und gnadenreichen geburt Gottes und Marien Sohnes, Jesu Christi, unsers einigen Mitlers, Erlösers und Seeligmachers. Wie dieselbige auff gnädigste Anordnung Kurfüst Durchlaucht zu Sachsen Johann Georg des andern, vocaliter und instrumentaliter in die Music versetzt worden ist von Henrico Schützen.

En classant son ouvrage dans la catégorie des Historiae, Schütz choisit d’inscrire sa composition dans un genre musical qu’il va lui-même contribuer à enrichir. Durant la période médiévale, ce terme désignait plus particulièrement les antiennes et répons racontant la vie des saints. A la fin du XVIème siècle, le genre se développe et se diversifie dans toute l’Europe. A la vie ses saints, s’ajoutent désormais des scènes bibliques et des tableaux inspirés des Evangiles. Ainsi, avec son Historia di Jephte (vers 1648) et ses oratorios successifs, Giacomo Carrissimi (1605-1674) empruntera à la Bible la substance littéraire dont se nourrira sa musique. Pour sa part, lorsqu’il compose ses Histoires sacrées, son élève, Marc Antoine Charpentier (1643-1704) s’ouvrira aux sources évangéliques, liturgiques et même populaires (In nativitatem Domini Nostri Jesu Christi canticum H 414) ainsi qu’aux martyrologes (Caecilia, Virgo et martyr H 413 puis H 415). L’un et l’autre partageaient alors un même but : « par le moyen de l’art, à rendre le culte plus accessible aux fidèles grâce à l’extériorisation d’une dévotion qui témoigne d’une grande piété humaine » (Federico Ghisi in Histoire de la Musique I- Encyclopédie de la Pléiade – 1960). Un programme auquel Schütz ne pouvait que souscrire.

C’est en 1623 qu’il s’intéressera plus particulièrement à ce genre musical. Son employeur, Johann-Georg I, lui demande d’accorder aux goûts de son temps Die Auferstehungshistorie nach den vier Evangeslisten (Histoire de la Résurrection d’après les quatre évangélistes) de l’un de ses prédécesseurs à la cour électorale de Dresden, Antonio Scandello (1517-1580). Nous nous sommes imprégnés de cette composition dans notre chronique publiée le 3 décembre 2017. Près de trente ans plus tard suivra l’Histoire de la Nativité. Cette fois encore, Schütz compose sur commande, celle que lui adresse le prince électeur saxon Johann-Georg des andern (« l’autre », fils et successeur du premier). La première version, créée à Dresden le 25 décembre 1660, porte un titre sobre : Die Geburth Christi, in stilo recitativo/ La Naissance du Christ en style récitatif. Une version remaniée animera les festivités du 25 décembre 1664 avant de subir quelques retouches en 1671.

D’autres termes composant le titre livrent, selon nous, des indices sur la spiritualité de Schütz. Limitons-nous à deux exemples. C’est dans un langage d’état civil qu’il énonce la filiation du nouveau-né : « le fils de Dieu et de Marie, Jésus-Christ ». Peut-être une manière d’humaniser le nourrisson, de le rendre plus proche de l’humaine condition tout en soulignant sa double nature, divine et humaine. Par ailleurs, son projet ne se limite pas à la simple célébration d’une naissance, comme il le fait dans les motets destinés aux vêpres du jour de Noël. Il met en regard deux séquences extrêmes : la « naissance joyeuse et miséricordieuse » et sa finalité, celle qu’assume « notre unique médiateur, rédempteur et sauveur ». Cette double perspective est particulièrement soulignée dans le déchirant Auf dem Gebirge hat man ein Geschrei gehört (On a entendu un cri provenant de la montagne) du septième intermède. La violence du massacre des Innocents et l’ombre tragique de la croix y sont mis en parallèle. Cette association est d’ailleurs assez fréquente dans un siècle où la vision doloriste de L’imitation de Jésus Christ continue à se diffuser largement. Ainsi, le Ho che tempo di dormire (Maintenant, il est temps de dormir) publié en 1636 par Tarquinio Merula (1595-1665) peignait, lui aussi, une atmosphère mêlant la tendresse maternelle de la Vierge au sombre pressentiment de l’issue tragique de sa vie sur terre (voir notre chronique The Heritage of Monteverdi ).

Si l’on en croit la Vorrede (préface) ouvrant le recueil (1664), l’auteur témoigne des hésitations de Schütz quant à la publication de la partition. Deux raisons à cela. D’abord, le récit confié à l’Evangéliste est écrit im Stylo Recitativo neue, und bisshero in Teutschland seines Wissens, im Druck noch nie herfür gekommene Aufsatz (en style récitatif qui est encore nouveau et constitue à sa connaissance une impression sur papier sans précédent en Allemagne). Cette nouveauté lui faisait craindre des interprétations susceptibles de dénaturer son ouvrage. Ensuite, pour ce qui concerne les chœurs, er vermercket dass ausser Fürstlichen wohhlbestälten Capellen, solche seine Inventionen schwerlich ihren gebühenden effect anderswo erreichen würden (il observe que, en dehors des chapelles princières correctement dotées, toutes ses inventions n’atteindraient ailleurs que difficilement l’effet attendu). En somme, une présentation festive des Evangiles lors des grandes fêtes de l’année liturgique ne doit pas être livrée à l’inexpérience des amateurs. Finalement, il se résout à publier la monodie de l’Evangéliste, réservant les parties polyphoniques aux demandes ponctuelles, avec son accord et moyennant eine billiche Gebühr (une faible participation), assure-t-il ! Ces parties ont longtemps sommeillé dans les cartons de l’Université d’Uppsalla avant d’être découvertes, en 1908, par le musicologue Arnold Schering (1877-1941).

Cet avant-propos contient également plusieurs consignes sur la façon d’interpréter la partition. D’abord, la narration étant d’une grande exigence en termes de diction, elle doit être confiée à eine gute, helle Tenor-Stimme (une bonne et claire voix de ténor). Celui-ci veillera à chanter son texte sur le mode einer vernehmlichen Rede (d’un discours naturel). Il précise enfin que le chanteur ne devra pas battre la mesure avec ses mains (ohne einige Tactgebung mit der Hand). Indication insolite, sauf à se souvenir de cette prescription inscrite par Monteverdi dans le huitième livre de ses madrigaux : Qual va cantato a tempo de l’affetto del animo e non quello de la mano (Cette pièce est chantée au tempo de l’émotion de l’âme et non celui de la main battant la mesure). Il précise enfin la distribution instrumentale et vocale pour chacune des dix parties de l’ouvrage.

S’il disposait d’un modèle de référence pour la composition de sa première Historia (1623), celle qu’il consacre au récit des événements entourant la naissance de Jésus (1664) semble sans précédent. De ce fait, il s’agit probablement de l’une de ses œuvres dans lesquelles son génie créatif a pu se déployer en toute liberté. Même si son architecture est construite avec une particulière rigueur : deux chœurs (entrée et conclusion) enchâssent huit Intermedii (intermèdes) tramés sur le récit de l’Evangéliste. Aux yeux de l’auditeur du XXIème siècle, l’originalité de cette construction réside dans l’emploi de la formule des intermèdes. Pourtant, dans cette première moitié du XVIIème siècle, l’usage en était courant. Le terme désigne alors ces spectacles (souvent musicaux) donnés entre les actes d’une pièce de théâtre pour distraire les spectateurs pendant que les acteurs se préparent pour l’acte suivant. Certains intermèdes sont restés célèbres, notamment ceux donnés à la cour florentine des Médicis. Pensons à La Pellegrina (1589) dont Raphaël Pichon s’est inspiré pour produire ses Stravaganza d’Amore (voir notre chronique). L’emploi de cette formule fournirait-il une indication sur l’ordonnancement de la cérémonie au cours de laquelle a résonné la partition de Schütz ? Loin de notre écoute linéaire, faut-il imaginer que, entre chaque partie, la célébration s’est poursuivie par des lectures, sermons et autres rites ? Ou plutôt une musique accompagnant la mise en place progressive d’une crèche en forme de tableaux vivants mimant les principaux épisodes de la Nativité? Simples conjectures, bien entendu.

Une sinfonia instrumentale entraînée par les trombones et emportée par les violes prépare avec allégresse l’entrée du chœur. Dans ses Specification, Schütz prescrit 2 starcke Chore (deux solides chœurs), un chœur « vocal » à 4 voix et des InstrumentalStimmen (« voix instrumentales ») à 5 parties. Cette précision est intéressante dans la mesure où elle souligne une constante dans la plupart des productions de Schütz : les voix et les instruments cheminent sur un pied d’égalité. En toute simplicité mais avec solennité, le chœur énonce le titre de l’Historia : la naissance du Christ racontée par les saints Evangélistes. La phrase est découpée en courtes sections ponctuées par de brèves ritournelles instrumentales. Chaque séquence est construite sur le mode de l’imitation. Comme dans ses futures Passions, le terme beschrieben (écrit) est souligné par un mélisme imitant le geste appliqué du calligraphe. D’une façon mesurée et sur le mode d’un pseudo plain-chant, l’Evangéliste (la voix pure de Georg Poplutz) relate l’arrivée de Joseph et Marie à Bethlehem. Ici ou là, il souligne quelques mots par des notes tenues ou de sobres mélismes. Un sage continuo soutient la voix et, par de minuscules ritournelles, signale les différentes sections du schéma narratif. La cadence s’accélère soudain pour figurer la surprise des bergers illuminés par l’approche rayonnante des anges.

Dans le premier Intermedium, un ange s’adresse aux bergers. Cette intervention soliste est préparée puis suivie par deux violons qui font écho à la voix. La mélodie se veut apaisante (Fürchtet euch nicht) avant de laisser libre cours à une grosse Freude (grande joie) au tempo alerte. La répétition du ich verkündige euch grosse Freude (je vous annonce une grande joie) s’adresse manifestement à toute l’assemblée des fidèles invitée à se réjouir avec les bergers. Dans cette séquence expressive, comme dans bien d’autres, le musicien enclenche un processus de contagion émotive. La qualité esthétique de l’interprétation se mesure alors à sa capacité à frapper les sens de l’auditeur. Il renforce d’ailleurs l’effet produit par sa musique par un élément de mise en scène. Dans ses Specification, il indique que c’est à ce moment-là que des ChristKindleins Wiege bissweilen mit eingeführt (le berceau de l’Enfant Jésus fait parfois son entrée). Après une courte intervention de l’Evangéliste, la cohorte des anges entonne un hymne à la louange de Dieu le Père (Ehre sei Gott in der Höhe). Ce second intermède est confié à un chœur à six voix (voix de soprani et ténors étant doublées). Même à sept voix si l’on compte les violes qui répètent la ligne mélodique en surimpression des voix. Les entrées en imitation matérialisent la multitude des anges tandis que les passages homophones soulignent les parties de texte destinés à l’édification des fidèles (Friede auf Erden/ Paix sur la terre).

Ce chœur clos le premier épisode de l’Historia, celui de l’annonce de l’événement aux bergers. Dans les quatre intermèdes suivants, défilent plusieurs personnages ou groupes de personnages : les Bergers, les Mages, les Grands-Prêtres et Hérode. L’épisode est systématiquement introduit par l’Evangéliste qui replace chacun des motets dans le fil de l’histoire. Le chant des Bergers est précédé d’une joyeuse pastorale menée par des flûtes exubérantes. Les trois altus (ténors aigus) lancent ensuite un canon aux rythmes bondissants. Il se conclut sur un mode homophone, par un révérencieux und der Herr uns kund getan hat (et le Seigneur nous a fait connaître) en forme de génuflexion. Dans un long chapitre, l’Evangéliste raconte l’adoration des bergers, la circoncision et l’attribution d’un nom au nourrisson. L’évocation de Marie sur un tempo ralenti illuminé par le scintillement du luth témoigne d’une ferveur mariale inhabituelle en terre luthérienne. Un trio de ténors représente les Rois Mages. Ils interrogent les Grands-Prêtres sur le lieu où ils pourront trouver le neugeborne König der Juden (le nouveau-né roi de Juifs) sur un rythme de marche ponctué par le basson et aiguillonné par le violon. Ce passage en imitation est ravissant, presque obsédant et le mélisme illuminant le mot Stern (étoile) figure joliment le rayonnement de l’astre. Dans le cinquième intermède, les Grands-Prêtres sont annoncés par deux trombones, marquant ainsi la dignité de leur fonction. Représentés par quatre voix de basse, ils énoncent, avec gravité, les termes inscrits dans les Ecritures dans un style musical rigoureux. D’austères mélismes soulignent particulièrement les termes reflétant la Religion du Livre (geschrieben, Propheten) dont ils sont les servants. Hérode finit par interroger les mages, cherchant à localiser nouveau-né. Son propos est précédé d’un concert de trompettes, soulignant la majesté de son statut politique. Ce passage soliste confié à une basse est particulièrement intéressant du point de vue de l’écriture musicale. Schütz devait traduire la duplicité du roi : bienveillant à l’égard des Mages qu’il charge de trouver Jésus et inquiet de la menace potentielle que représente le nouveau-né pour son pouvoir. Il figure cet état d’esprit par différents jeux de contrastes : de la répétition impérieuse (forschet fleissig/ recherchez promptement) aux reprises douceâtres (dem Kindlein/ le petit enfant), le ton affirmatif du commandement (so saget mir es/ alors dites-le moi), l’impatience d’un mélisme agité (dass ich auch komme/ pour que je vienne également) et l’intention de se prosterner figuré par des notes longues (und es anbete/ pour l’honorer). Un long récitatif de l’Evangéliste conclut ce second chapitre.

L’atmosphère quasi théâtrale des intermèdes précédents s’alourdit, le récit revêtant désormais une teinte tragique. En effet, les trois derniers tableaux évoquent la fuite en Egypte, le massacre des Innocents et le retour d’Egypte. Par des répétitions insistantes (Stehe auf, Jospeh/ Lève-toi, Joseph), l’ange du premier intermède réapparaît pour presser Joseph à s’enfuir avec sa famille. Dans cette nouvelle partie soliste, l’inquiétude qui entoure le sort du nouveau-né est traduite par plusieurs procédés expressifs : l’angoisse diffusée par un violon plaintif, le long mélismes nerveux qui emporte le mot fleuch (fuis), les dissonances qui déchirent le mouvement descendant sur umzubringen (tuer) ou le chromatisme qui dramatise l’intention d’Hérode à la recherche de l’enfant (dass Herodes dass Kindlein suche). Particulièrement lorsqu’il relate le massacre des Innocents, l’Evangéliste déroge à l’austérité du plain-chant pour adopter brièvement une tonalité lyrique proche des récitatifs d’opéra. Le rappel de la prophétie de Jérémie (Auf dem Gebirge/Sur la colline) est d’une exceptionnelle expressivité, mêlant l’ancien et le moderne, la psalmodie déchirée par d’âcres dissonances. Dans le huitième et dernier intermède, l’ange-soliste s’adresse à nouveau à Joseph. En forme d’antithèse, le Stehe auf, Joseph est maintenant baigné dans le bonheur du retour de l’exil. Cette fois, deux violons s’interpellent joyeusement alors que l’ange annonce la mort d’Hérode dans une belle ligne mélodique ascendante. L’Evangéliste achève également son récit sur une longue ligne ascendante figurant la croissance du jeune enfant : das Kind wuchs und war stark im Geist (l’enfant grandit et croît en sagesse).

La fin de l’Historia est saluée par un chœur triomphal mobilisant le tutti vocal et instrumental. L’écriture musicale présente toutes les caractéristiques de la polychoralité vénitienne. Ici, le « concert » instrumental répond au « concert » vocal porté par le continuo. Sur un texte d’un compagnon de Luther, Johann Spangenberg (1484-1550), le chœur final tend vers un double objectif : remercier Dieu (Dank sagen wir alle Gott) et se joindre aux anges pour le louer à grand renfort de cuivres (mit seinen Engel loben mit Schallen). Le tempo est alerte et les notes lancent des feux d’artifices sonores qui ont très probablement magnifiquement résonné dans la chapelle princière reconstruite peu de temps auparavant (1662). Une bien magnifique partition que le Dresdner Kammerchor et le Dresdner Barockorchester de Hans-Christophe Rademann revêt de ses habits de lumière.

3. Musiques pour le temps de la Passion : entre innovation et tradition

En madrigaliste féru, Schütz a travaillé longtemps sur des textes poétiques. La Bible en général et plus particulièrement les Psaumes, constituait pour lui une source d’inspiration et d’invention privilégiée. Jusqu’à l’âge de 60 ans, il semble avoir eu peu recours aux textes relatant la Passion du Christ. Or, dans le courant de l’année 1645, il met en forme une première version de Die sieben Worte Jesu am Kreuz (Les sept paroles du Christ en croix) SWV 478. Est-ce Thomas Selle (1599-1663), ancien élève de son ami Johann Hermann Schein, qui a attiré son attention sur le potentiel dramatique contenu dans les récits des Evangélistes ? En effet, lorsqu’il le rencontre à Hamburg, sur le chemin du retour de Copenhaguen, le jeune musicien venait de publier successivement trois Passions : une Johannespassion sine intermediis (Passion selon saint Jean sans intermèdes instrumentaux) en 1641, une Matthäuspassion (Passion selon saint Mathieu) en 1642 et une nouvelle Johannespassion, cette fois avec intermèdes, en 1642. Ses partitions marquent une rupture avec la tradition car elles incorporent des instruments et font appel à un double chœur. Ces compositions non académiques ouvrent le champ à ce qu’il est d’usage d’appeler les Passions-oratorios, genre musical qui trouvera son point d’aboutissement dans les Passions de Johann Sebastian Bach.

Die sieben Worte Jesu am Kreuz (Les sept paroles du Christ en croix) SWV 478 : incursion en terre d’innovation

Schütz n’aborde pas d’emblée le genre musical des Passions. Dans les Psalmen Davids (1619), nous discernions déjà quelques embryons d’oratorios, particulièrement dans le motet Herr sprach zu meinem Herrn SWV 22. Quatre ans plus tard, dans son Historia des fröhlichen und siegreichen Auferstehung SWV 50, il se consacre plus spécifiquement à cette forme lyrique aux contours encore imprécis. Die sieben Worte Jesu am Kreuz SWV 478 en constitue cependant la forme la plus aboutie. Ecrite en 1645 puis remaniée dans les années 1650, cette partition correspond le mieux à l’esprit des origines de ce genre musical né dans les oratoires de Philippe de Néri (1515-1595). En effet, le fondateur de la congrégation de l’Oratoire avait coutume de réunir de jeunes croyants (parmi lesquels Giovanni Pierluigi da Palestrina) pour de libres méditations chantées, première forme du genre des oratorios.

C’est précisément à une méditation que nous convie Schütz. Une méditation dirigée dont il fixe le sens dès la page-titre de sa publication : Lebstu der Welt, so bist du todt/und kränckst Christum mit schmertzen ; Stirbst’aber in seinen Wunden roth, so lebt erin deim Hertzen (Vis-tu dans le monde, alors tu es mort et inflige au Christ de nouvelles douleurs ; meurs-tu dans ses plaies sanglantes, alors il vit dans ton cœur). Pour guider cette méditation, il emprunte aux quatre Evangélistes les sept dernières paroles prononcées par le Christ avant de mourir sur la croix. D’un point de vue liturgique, cette composition entre dans la catégorie des Lesungmusik zur Begehung der Todesstunde Jesu am Karfreitag (prières en musique pour la célébration de l’heure de la mort de Jésus le Vendredi saint).

A l’opposé des Passions marquées par l’austère interprétation a cappella, Schütz déploie ici des airs vocaux et instrumentaux chatoyants. Sa partition s’adresse à un chœur à cinq voix : cantus (soprano), altus (ténor aigu), deux ténors et une basse. Hormis le continuo de l’orgue, la composition de l’ensemble instrumental correspond exactement à la même distribution. Sans préciser les instruments proprement dit, il peut résulter de l’assemblage de cordes et d’instruments à vent tels que le cornet ou le trombone. Cependant, Hans-Christoph Rademann a opté pour les cinq violes de gambe de l’ensemble The Sirius Viols ainsi qu’un théorbe associé à l’orgue pour constituer la basse continue.

Cette forme primitive d’oratorio est rigoureusement structurée. Deux chœurs ouvrent et concluent la pièce. Une sinfonia instrumentale prolonge le chœur introductif, une autre annonce le chœur conclusif. Ces deux blocs vocaux et instrumentaux enserrent une suite d’airs déclinant, une à une, les sept paroles du Christ.

Le chœur d’entrée (Da Jesu an dem Kreuze stund/ Quand Jésus fut mis en croix) et le chœur final (Wer Gottes Marter in Ehren hat/ Celui que Dieu honore comme martyr) sont des adaptations musicales de deux strophes d’un choral antérieur à la Réforme (1515). Schütz en conserve le texte mais leur applique une nouvelle mélodie. Un premier chœur contemplatif forme un ensemble richement habillé de motifs en imitation. Ce procédé d’écriture rhétorique permet au compositeur de souligner, dans une forme de pédagogie de la répétition, les passages les plus marquants. Toute sa philosophie y est martelée successivement par les cinq parties vocales : la vue du corps mutilé du Christ, l’écoute de ses dernières paroles et l’interpellation du croyant qui doit les accueillir dans son cœur. La première sinfonia offre un court temps de réflexion sur les paroles qui viennent d’être prononcées. Le tempo est grave. Les violes de gambe enveloppent la méditation d’un voile sombre sur lequel scintillent quelques notes du théorbe. Les sept strophes constituant le noyau de l’oratorio battent maintenant au rythme d’un dialogue entre un Evangéliste et Jésus. Si le rôle de Jésus est tenu par une seule voix, l’impérieux ténor Jan Kobow, Schütz attribue une couleur sonore différente à chacun des quatre Evangélistes auxquels il emprunte les paroles du Christ. Sur le plan vocal, leur rôle passe successivement d’un altus à un ténor puis à une soprane avant de constituer un quatuor avec la voix de basse. Sur le plan instrumental, les Evangélistes sont accompagnés par la basse continue (l’orgue et le théorbe) alors que les propos de Jésus sont emmenés par ce même continuo auquel s’ajoutent des violes de gambe.

La dynamique dramaturgique est également pensée de façon à amplifier le potentiel émotionnel à chaque parole prononcée. Elle débute par le pardon accordé à ses bourreaux et la présentation de Jean à la Vierge (1ère et 2ème parole) avant de s’achever par l’agonie du corps terrestre du Christ (4ème, 5ème et 6ème parole) et la remise de son âme entre les mains de Dieu (7ème parole). Un tableau central bien plus étoffé que dans le choral d’origine, met en scène les échanges entre Jésus et les deux larrons sur le Golgotha. Une manière d’opposer les sceptiques aux croyants sincères, ces derniers étant appelés à s’identifier au bon larron accueilli sans délai au Paradis (3ème parole). Si le plain-chant inspire en partie l’écriture des interventions des Evangélistes, les paroles de Jésus sont ornées de multiples effets expressifs. S’il fallait ne retenir qu’un seul exemple, nous mentionnerions le poignant Mein Gott, warum hast du mich verlassen (Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ?). Il exprime une forme de désespoir par les notes longues qui gravissent une ligne mélodique tourmentée et s’achève sur un cinglant verlassen suivi d’un silence pesant. Cette simple phrase est un concentré de rhétorique participative aux épreuves du Christ. Elle peut également s’adresser indirectement à son protecteur, Johann Georg I, dont la musique de la cour a « totalement sombré, en ces temps défavorables », comme l’écrit Schütz dans un mémorandum daté du 21 mai 1645 (Martin Gregor-Dellin). Une nouvelle sinfonia offre un second temps de méditation. Les violes de gambe pleurent sur le dernier souffle rendu par le Christ et le théorbe répand des larmes glacées sur son cadavre. Cette suave « symphonie funèbre » entraîne l’esprit de l’auditeur dans une profonde affliction. Par effet de contraste, le lumineux chœur final exhorte le croyant à retrouver l’espoir, auf Erd mit seiner Gnad, und dort in dem ewigen Leben (sur terre avec la grâce de Dieu et là-haut, dans la vie éternelle). Lancé sur le mode du choral luthérien, la strophe s’abandonne au style fleuri de l’imitation. Le compositeur entend ne pas conclure sur une note funèbre. Si la sinfonia figure une ambiance de mort, le chœur final proclame une foi résolue en une vie nouvelle.

Cette pièce annonce les oratorios de la période baroque, notamment Die sieben letzten Worte unseres Erlösers am Kreuz (Les sept dernières paroles de notre Sauveur en croix) composé par Joseph Haydn (1732-1809) sur le texte non remanié de 1515. En complément, le Dresdner Kammerchor propose de prolonger la réflexion sur un court motet : Erbarm dich mein, O Herre Gott (Ai pitié de moi, O Seigneur Dieu) SWV 447. Dans les années 1660, Schütz a mis en musique ce texte d’Erhard Hegenwald. Ce compagnon de Martin Luther avait paraphrasé le Psaume 51 (également appelé Miserere, selon le premier mot de sa traduction latine). Il l’a publié en 1524 à Wittenberg, sept ans à peine après l’affichage des 95 thèses du réformateur. Depuis ce moment, elle fait partie du répertoire des chants luthériens, plus particulièrement de ceux qui sont destinés à la dévotion domestique. Ce concert pour quatre violes de gambe, basse continue (ici, un orgue et un théorbe) et une voix de soprano débute par une longue introduction instrumentale. Elle se présente sous la forme arrangée de la seconde sinfonia des Sieben Worten que nous venons d’évoquer. D’une voix ferme et pénétrante, Ulrike Hofbauer s’adresse à Dieu dans une plainte plusieurs fois répétée : Erbarme (Aie pitié). Par la suite, les effets de répétition foisonnent, comme pour marteler le texte et en faciliter la mémorisation. D’autant que le thème d’un choral luthérien sert de support mélodique à cette leçon de catéchisme chargée d’émotion, facilitant ainsi son appropriation. Johann Sebastian Bach y trouvera également une source d’inspiration pour un aria de sa Matthäuspassion (BWV 244) ou sa musique pour orgue (BWV 721).

« Les Passions de Weissenfels » (Martin Gregor-Dellin) : le choix de l’austère tradition

A première vue, les trois Passions composées par Schütz paraissent être l’œuvre d’un octogénaire. Coiffant plus de soixante années de carrière musicale, elles sont exécutées à la Cour du grand-électeur de Saxe dans un intervalle de trois ans seulement : la Lukaspassion en 1663 ou 1664, la première version de la Johannespassion en 1665 et la seconde en 1666, concomitamment avec la Matthäuspassion. Mais cette concentration ne signifie pas pour autant qu’elles sont le fruit d’une inspiration tardive. Sans doute griffonnées bien des années auparavant, elles ont été finalisées à Weissenfels, la ville de sa prime jeunesse, par un compositeur qui entendait, depuis son grand mémorandum adressé le 14 janvier 1651 au prince-électeur, « réunir, compléter et faire imprimer les œuvres commencées dans sa jeunesse » (Martin Gregor-Dellin).

Lorsqu’il aborde le genre musical des Passions, il n’entre pas en terrain vierge. Bien au contraire, il est confronté à plusieurs options d’écriture. Il choisit celle qui correspondait le mieux à sa foi exigeante et son expérience de l’âpreté de la vie.

Au moins depuis une centaine d’années, la mise en musique des textes relatant le sacrifice ultime du Christ s’est nettement diversifiée. Sans revenir aux origines lointaines, rappelons néanmoins la forme traditionnelle sur laquelle prendront appui toutes les évolutions futures. Celle-ci partage les rôles entre trois chantres : une voix de ténor remplit la fonction de narrateur (l’Evangéliste ou historicus), une basse prête sa voix à Jésus et un alto représente l’ensemble des autres personnages (soliloquentes) tels que Pierre, Judas ou Pilate. Quant à la foule (turba), elle est interprétée par les trois chantres à l’unisson. Au cours du XVème siècle, la polyphonie envahit la musique religieuse en général. La Passion est alors entièrement livrée au chœur. Le XVIème siècle réalise la synthèse de ces deux mouvements pour donner naissance à une nouvelle branche de ce genre musical : la Passion-motet. Antoine de Longueval (1550-1597), maître de chapelle de Louis XII et de François Ier en est l’un des initiateurs. En Allemagne, il sera notamment suivi par Leonhard Lechner (1553-1606). Le tout jeune Schütz a probablement participé à l’exécution, à Kassel, de son Historia der Passion und Leidens unser einige Erlösers und Seligmachers Jesu Christi (Histoire de la Passion et des souffrances endurées par notre unique Sauveur et Bienheureux Jésus Christ) publié en 1593. Outre les chœurs à quatre voix, Lechner y multiplie les procédés expressifs et figuratifs.

Mais une autre ramification avait fait son apparition lorsque Johann Walter (1496-1570), un proche de Martin Luther, avait rendu publique sa Johannespassion (1530). Cette Passion-répons en allemand limite la polyphonie aux interventions de la foule alors que les paroles de l’Evangéliste et de Jésus sont simplement psalmodiées. En outre, l’usage des instruments est prohibé en cette période d’évocation des souffrances du Christ. La raison en est simple : l’église considère la musique comme un ornement de la liturgie. Cet ornement doit donc être proportionné au degré de joie propre à chaque temps liturgique. En l’occurrence, c’est l’absence totale de joie qui justifie l’emploi du seul instrument dont Dieu a doté l’homme : la voix humaine.

Les Passions de Schütz se situent à l’intersection de ces deux esthétiques. S’il met délibérément ses pas dans ceux de Johann Walter, il retient de Leonhard Lechner le pouvoir du langage expressif sur la dévotion des fidèles. En revanche, ses textes restent scrupuleusement conformes aux textes évangéliques, au contraire de Johann Sebastian Bach qui les enrichira à souhait. A ce titre, les Passions de Schütz sont plus proches du plain-chant que du style flamboyant ultérieur. Ses partitions nous sont parvenues grâce à une copie tardive réalisée par Johann Zacharias Grundig (1669-1720), maître de chant de la Kreuzschule de Dresden.

Lukaspassion (Passion selon saint Luc) SWV 480 (Box I, CD 8)

L’introïtus se limite à la lecture chantée du titre complet de cette première Passion : Das Leiden unsers Herren Jesu Christi, wie uns das beschreibet der heilige Evangelist Lukas (Les souffrances de notre Seigneur Jésus-Christ, comme nous l’a décrit le saint évangéliste Luc). La musique épouse scrupuleusement la courbe de la phrase littéraire. D’abord porté par des notes longuement tenues, le texte glisse respectueusement sur une ligne mélodique à deux dimensions. Voix terrestres (les voix d’hommes) et célestes (les soprani) se suivent et se superposent pour couvrir de larmes d’émotion les blessures infligées au Christ (Leiden). Ensuite, à l’évocation du rédacteur du récit, la substance sonore s’éclaircit et le dessin mélodique est orné d’aimables imitations. Dans ce simple énoncé, Schütz affirme sa filiation au mouvement de la nuove musiche pour lequel la musique se doit d’exprimer par des sons l’émotion tapie derrière les mots. Le chœur final est extrait de la même veine expressive. Ouvert sur un Wer Gottes Marter in Ehren hat (Qui honore le martyre de Dieu) contemplatif, il s’achève sur und dort in dem ewigen Leben (et là-bas, dans la vie éternelle) enjoué. Une fois encore, Schütz réaffirme sa théologie de la mort : en dépit des souffrances endurées, elle n’est pas une fatalité mais la condition de l’accès à la vie éternelle.

En treize tableaux, il retrace les événements marquants de la Passion du Christ, du projet de trahison de Judas à la mise au tombeau. Trois d’entre eux sont exclusivement consacrés au récit de l’Evangéliste (le projet de Judas, la confrontation avec Hérode et la mise au tombeau) tandis qu’un autre donne successivement la parole à l’Evangéliste puis à Jésus (sur le chemin du Golgotha). Tous les autres passages constituent des oratorios miniaturisés associant plusieurs personnages. Sur ces neufs tableaux, sept d’entre eux font intervenir le chœur. Celui-ci prête sa voix aux disciples réunis pour le repas pascal ou témoins de l’arrestation du Christ. Il s’emporte également avec les grands-prêtres et la foule qui réclament la mise à mort. Comme pour le fougueux Herr, sollen wir mit dem Schwert dreinschlagen (Seigneur, devons-nous les frapper de nos épées), Schütz pourrait avoir trempé sa plume dans le stile concitato (style agité) conçu par Claudio Monteverdi pour l’écriture de plusieurs de ces chœurs. Ces brèves interventions s’affirment comme des véritables bijoux d’écriture en imitation. Certains constituent même des canons parfaitement construits, véhéments et ensorcelants. Leur finesse et leur éclat fournissent des intermèdes étincelants glissés à l’intérieur de longs récitatifs.

Ces récitatifs ont pour vocation de raconter aux fidèles les différentes étapes du chemin de croix. Essentiellement portés par l’Evangéliste (Jan Kobow) et Jésus (Felix Rumpf), leur forme est dépouillée. Mais Schütz a glissé dans l’écriture musicale des nuances qui permettent de différencier les protagonistes. Ainsi, les psalmodies attribuées à Jésus rappellent le mode grégorien. En revanche, celles de l’Evangéliste sont de nature plus expressive. Si les premières énoncent respectueusement les paroles du Christ, les secondes veillent à maintenir en permanence une tension dramatique dans le récit. Elles sont même discrètement parsemées de quelques figuralismes, comme ces mélismes suggérant le cri du coq (krähet der Hahn) qui solde les reniements de Pierre.

C’est en conteur adroit qu’il combine les récitatifs et les chœurs. La forme épurée des premiers a pour fonction d’imprimer le récit dans l’esprit des auditeurs au moyen d’une diction rigoureuse. L’énergie qui anime les seconds insuffle de la vie au récit par quelques instantanés suggestifs. L’ensemble est construit avec adresse pour échapper à l’ennui que pouvaient provoquer les longues psalmodies d’antan et, de cette façon, de mettre le fidèle en condition pour poser mentalement ses pas dans ceux du Christ souffrant.

Johannespassion (Passion selon saint Jean) SWV 481

Sur le modèle de la précédente, le chœur prononce d’abord le titre complet de l’opus. L’écriture est cependant plus fournie et les entrées en imitation se rapprochent davantage de la forme d’une fugue. Des mélismes soulignent le mot beschreibet (écrite), imitant au moyen des sons le geste de l’écriture.

Si Luc réalise une forme de « reportage » circonstancié des événements, Jean se concentre davantage sur les épisodes compris entre l’arrestation de Jésus et sa mort sur la croix. Schütz exploite cette différence de nature lorsqu’il compose les récitatifs. Dans le premier, il mettait en valeur l’action par des variations de rythme et d’intensité ; dans le second, de savantes modulations privilégient la spiritualité. Pour encourager à l’introspection, il développe l’usage d’un style pseudo-grégorien. Tout particulièrement dans l’épisode final et jusque dans le chœur conclusif aux accents doloristes.

Cette Passion se décline en six tableaux. Dans chacun d’eux, toutes les formes musicales sont réunies: les psalmodies de l’Evangéliste et de Jésus, des dialogues entre différents acteurs et plusieurs chœurs brefs mais incisifs. Ces séquences polyphoniques paraissent plus élaborées, moins strictement contraintes par les règles du canon ou de la fugue. En revanche, elles sont davantage émaillées de procédés figuratifs. Ainsi, lorsque les gardes s’apprêtent à se partager les vêtements du Christ, Schütz illustre l’expression Da sprachen sie untereinnader (Alors ils se dirent entre eux) par des entrées en imitation projetant l’image d’une conversation animée.

La spécificité de cette Passion tient moins à sa structure qu’à la mise en scène de situations dans lesquelles un groupe s’en prend à un individu. Cette constante traverse tous les tableaux : Jésus interpellé par les Juifs venant l’arrêter (1), Pierre interrogé par les serviteurs des grands-prêtres (2), mais surtout Pilate soumis à la pression de la foule ou des corps constitués (3,4, 5,6). D’ailleurs, cette caractéristique constitue l’âme de l’ouvrage. Dans ces différentes situations, l’individu se trouve presque toujours en situation d’infériorité, préférant la fuite (Pierre, Pilate) à la confrontation. Dans tous les tableaux, le chœur s’impose avec détermination, pèse de toute son énergie sur un individu isolé. Schütz décrit musicalement différents degrés de postures d’une foule : des strettes interpellent Jesum von Nazareth dans une forme de confusion collective, des inflexions harmoniques abruptes tentent de faire avouer Pierre, des dissonances grinçantes se moquent du prétendu roi des juifs tandis que des pulsations menaçantes révèlent le caractère mortifère d’une foule déchaînée, comme dans ce pressant Weg, weg mit dem ! Kreuzige ihm (A mort ! Crucifie-le). Une vision hautement pessimiste de la fragilité de l’individu face au groupe. Le fruit amer d’une observation attentive de la rudesse des rapports sociaux de son temps ?

Matthäuspassion (Passion selon saint Mathieu) SWV 479

Des trois Passions, celles-ci est à la fois la plus longue, la plus sombre et la plus ascétique. L’absence d’accompagnement instrumental (pour les trois) et les lignes mélodiques épurées (particulièrement dans celle-ci) favorisent grandement la concentration de l’attention de l’auditeur sur le texte. Les récitatifs non accompagnés et non mesurés ne laissent qu’une place relativement modeste aux chœurs. Davantage encore que dans les Passions précédentes, Schütz y révèle sa sensibilité pour la déclamation naturelle des mots. La qualité de son exécution repose donc largement sur la concentration et la performance des chanteurs solistes. La consigne donnée par Schütz dans la préface de son Historia der fröhlichen und siegreichen Anfersthung SWV 50 (1623) garde toute son actualité pour l’interprétation de ce type de partition : einen rechtmessigen langsamen approppriirten takt-darinnen gleichsam die Seel und das Leben aller Music besteht (un débit raisonnablement et pertinemment lent – dans lequel réside l’âme et la vie de toute musique).

De fait, les récitatifs solistes puisent leur inspiration dans la polyphonie vocale traditionnelle pour être aussitôt façonnée selon les règles du stile recitativo. En 1619, dans sa préface aux Psalmen Davids (Psaumes de David) SWV 22 à 57 (1619), Schütz déclarait cette forme d’écriture bis Dato in Teutschland fast unbekannt (presque inconnu à ce jour en Allemagne). Près de cinquante ans plus tard, il excelle dans l’art de la monodie. Les passages narratifs les plus longs offrent à l’auditeur attentif une palette de couleurs vocales subtiles et raffinées. Chaque séquence mélodique est réglée sur le texte et en suit les moindres courbes. Le texte guide le son et le son mène au sens. Ensemble, sans la moindre surcharge ornementale, ils appellent à la réflexion et à l’introspection.

Tout se joue ici dans les nuances. Ainsi, les récits de l’Evangéliste (l’imposant Georg Poplutz) sont portés par une dynamique, celle du conteur qui insuffle la vie au texte. En revanche, les interventions de Jésus (Felix Rumpf) paraissent plus mesurées, comme nimbées de majesté. Leurs phrasés précis et l’énonciation soignée des mots révèlent les moindres détails du récit. Ces nuances peuvent également résulter de procédés expressifs tel que, parmi bien d’autres exemples, ces ondulations imitant les pleurs et ces dissonances soulignant le caractère amer des larmes (weinete bitterlich). La mise en scène peut également y contribuer. Ainsi, lors de l’épisode de la Cène, l’alternance du récitant et du Christ reconstitue de façon réaliste la séquence liturgique correspondante. Par ailleurs, elles surgissent quelquefois du ruissellement psalmodique, tel ce pathétique Ely, lama sabatani délicatement orné. Par ailleurs, des contrastes rythmiques réveillent l’émotion dissimulée derrière les mots. Soulignons ce und verschied (et il mourut) qui s’éteint dans un râle suivi d’un silence pesant. En outre, cette œuvre contient un passage inhabituel: un duo en forme de canon pour souligner la solidarité dans la duplicité des deux faux-témoins comparaissant devant Pilate. Notons également cette caractéristique musicale de tous les personnages douteux, traîtres ou menteurs : ils sont affublés de voix criardes, par opposition aux voix pleines et rondes qui représentent la communauté des fidèles.

Ici, les chœurs sont moins présents que dans les Passions précédentes. Certes, comme dans celles-ci, Schütz emploie fréquemment les techniques d’écriture propres à suggérer les effets de nombre par des répétitions, superpositions et autres formes en imitation. Toutefois, certains d’entre eux constituent de véritables motets en miniature, tels ce Herr, wir haben gedacht (Seigneur, nous avons pensé) dans lequel les grands-prêtres et les Pharisiens sollicitent Pilate après la mort du Christ. Par leur forme, taillée sur le patron de bien des Symphoniae Sacrae, ils semblent s’extraire du récit pour accorder à l’auditeur un temps de réflexion. Enfin, le style singulier du chœur final Ehre sei dir, Christe (Honneur à toi, Christ) a soulevé une interrogation sur son véritable auteur. Son style détonnant conduit certains à le considérer comme apocryphe ou ajouté ultérieurement. D’autres décèlent le style propre de Schütz dans le hilf uns armen Sündern (aide-nous, pauvres pécheurs). En effet, dans ce passage, la voix céleste des soprani aspire l’âme des pécheurs repentants vers le ciel, comme dans le chant de Siméon des Musikalische Exequien SWV 281.

C’est dans le clair-obscur des Passions que nous achevons notre seconde pérégrination dans l’univers musical de Heinrich Schütz. Compositeur incandescent dans les heures sombres comme dans les moments heureux, ses partitions exhalent une ferveur lumineuse qui a impressionné ses contemporains. Pour preuve, sur sa pierre tombale, ils ont tenu à l’honorer d’un troisième titre de gloire, celui de Germaniae Lumen, Lumière de l’Allemagne.

Grâce aux talents mobilisés par Hans-Christoph Rademann, le Dresdner Kammerchor ravive admirablement cette flamme. Il nous illumine des reflets chatoyants que renvoie l’œuvre polymorphe de celui que l’on a coutume de vénérer, aujourd’hui encore, comme Der Vater der deutschen Musik, le Père de la musique allemande. Une musique qui parle au cœur et à l’esprit, qui séduit et qui bouleverse. Une musique qui, aujourd’hui encore, apaise ou stimule. Une œuvre dont nous pouvons cueillir les fruits selon l’humeur du moment, en puisant dans une intégrale encore incomplète, mais que nous avons hâte de découvrir dans sa plénitude.



Publié le 15 mars 2018 par Michel Boesch