Sonate à doi - Dietrich Buxtehude - Les Timbres

Sonate à doi - Dietrich Buxtehude - Les Timbres ©Das Vogelkonzert (1670) - Melchior de Hondecœter (1636-1695)
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Un exercice de haute voltige !


Lors de la sélection d’un disque, nous arrêtons généralement notre choix soit sur le nom du compositeur auquel est dédié l’enregistrement, soit sur celui de l’ensemble interprétant les œuvres. La couverture joue le plus souvent un rôle mineur. En l’occurrence, c’est elle qui a attiré notre regard. Elle reprend en majeure partie le tableau Das Vogelkonzert (1670) du peintre néerlandais Melchior de Hondecoeter (1636-1695). Son nom demeure, encore de nos jours, comme étant l’un des maîtres de la peinture animalière et de natures mortes.

En étroite collaboration avec le label Flora, les artistes de l’ensemble Les Timbres ont choisi la couverture du coffret intitulé Sonate à doi, Violine & Viola da gamba con Cembalo de Dietrich Buxtehude (c.1637-1707). Soulignons la rareté du fait qui rompt avec le principe usuel selon lequel les artistes n’ont guère mot à dire en la matière…
Ayant le souci du détail, les musiciens souhaitaient un tableau, en rapport avec la musique de Buxtehude, où figuraient à la fois animaux et partitions, selon la confidence du claveciniste Julien Wolfs. Le tableau de Hondecoeter s’est imposé, tout naturellement. Signalons que leurs trois premiers opus (Intégrale des Pièces de clavecin en concerts de Rameau, La suave melodiaMusique instrumentale de l’Italie et Les Concerts royaux de Couperin) reprenaient déjà l’iconographie animalière.

Les sonates, issues des opus (I & II) de Buxtehude, sont gravées sur deux disques. Chaque support contient sept sonates a due pour violon, viole de gambe et clavecin. Le terme accepte pour traduction « sonates en trio ». Elles constituent d’authentiques « duos à trois », bien que cette dénomination soit quelque peu paradoxale… Les sonates en trio jouissent, à cette époque, d’un certain succès en Allemagne. Aucun des trois instruments ne se voit confier un rôle secondaire que ce soit les deux dessus (violon et viole de gambe) ou la basse continue (clavecin). Le continuo n’est à réaliser que par le clavecin seul d’après la mention manuscrite de Buxtehude sur les partitions.

Les œuvres empruntent le style dominant au cours de la deuxième moitié du XVIIème siècle en Allemagne et en Italie : le Stylus phantasticus. Défini pour la première fois par Athanasius Kircher (1602-1680), « le stylus phantasticus, propre aux instruments, est la plus libre, et la moins contrainte des méthodes de composition. Il n'est soumis à rien, ni aux mots, ni aux sujets harmoniques ; elle a été créée pour montrer son habileté, et pour révéler les règles secrètes de l'harmonie, l'ingéniosité des conclusions harmoniques, et l'assemblage fugué. Il est divisé en ces formes qu'on appelle fantaisie, ricercar, toccata, sonate. », in Musurgia universalis, sive Ars magna consoni et dissoni, vaste traité sur la musique publié en 1650.
Une définition qui sera reprise et complétée en 1739 par Johann Mattheson (1681-1764) dans son ouvrage Der vollkommene Capellmeister, I, 10, § 93. « Dans ce style, la manière de composer, de chanter et d'exécuter est la plus libre, la moins contrainte qui se puisse imaginer, pour qui y découvre d'abord telle idée et ensuite telle autre, du fait qu'on n'y est lié ni par les mots, ni par la mélodie, seulement par l'harmonie, de sorte que le chanteur ou l'exécutant peut en jouer avec habileté. Toutes sortes de progressions par ailleurs inaccoutumées, d'ornements cachés, de tours et de colorations ingénieux sont amenés sans souci d'observer la mesure ou la tonalité, sans considération pour ce qui est placé sur la page, sans thème ni ostinato formel, sans thème ou sujet à mener à bien ; ici rapide et là hésitant, tantôt à une voix, tantôt à plusieurs et de temps à autre en retard sur la battue, sans mesure du son, mais non sans se montrer tout entier résolu à plaire, à surprendre et à étonner. »

Le jeu qui découle du Stylus phantasticus est surtout « frappé » par une grande liberté rythmique et tonale. Cette latitude puise, elle-même, sa richesse dans la manifestation d’affects, aux coloris extrêmement nuancés. Musique tantôt bigarrée, tantôt chamarrée !
A l’écoute des disques, nous remarquons une pléthore de mouvements aussi contrastés les uns que les autres, ne laissant nullement libre cour à la monotonie. Nous pourrions aisément nous perdre dans une telle profusion sonore. Mais l’Harmonie, dans le sens le plus strict, écarte les branchages mélodiques luxuriants, dont la première sonate (Sonata I Opus I en fa majeur BuxWV 252) est la parfaite illustration. Dans le premier mouvement vivace, le claveciniste Julien Wolfs possède son clavier jusqu’au bout des doigts. Il porte un soin attentif à son jeu de couleurs tout en soutenant le violon. Ne se fiant qu’à notre oreille, nous imaginons toute la qualité de son phrasé. Le lento se charge de chromatismes du violon de Yoko Kawakubo. Ecoutons la proposition gracile de la violoniste. Bref instant de plénitude ! Le glissé d’archet répond à une souplesse malléable à volonté. Délectons-nous également de l’avant-dernier mouvement, le grave. Entrée majestueuse de la pièce, le violon se lance dans un motif chromatique ascendant tandis que la viole de gambe, tenue par Myriam Rignol, lui répond conjointement par un motif chromatique descendant. Cette série de motifs constitue une marche harmonique. La viole sonne comme la voix humaine reprenant les intonations de cette dernière. Elle s’exhale parfaitement dans le discours. Quant au clavecin, il joue un rôle majeur en préservant l’harmonie sans en prendre le dessus.

Restituant la musique buxtehudienne où culminent virtuosité et inventivité, les trois musiciens des Timbres accomplissent un travail de haute voltige. Les différents mouvements, allant jusqu’à treize parties pour la Sonata VI Opus I, en ré mineur BuxWV 257, exposent ici la dextérité musicale du compositeur et celle (bien entendu) des musiciens. Nous sommes atteints droit au cœur par la qualité de l’écriture tant dans les parties solos (en particulier le mouvement Violino solo, Sonata V Opus I, en do majeur BuxWV 256 et le solo de viole de gambe dans l'adagio, Sonata V opus II, en la majeur BuxWV 263) que dans les tutti instrumentaux, utilisés à maintes reprises dans les deux enregistrements. Laissons-nous surprendre par les ruptures « brutales » de ton d’un mouvement à l’autre comme celles du second allegro et du grave ou le final du grave et le vivace, Sonata I Opus II, en si bémol majeur BuxWV 259. Au-delà de toutes considérations liées à la technique musicale, saisissons le dialogue qui se noue entre la viole de gambe et le violon. Myriam Rignol colore le chant de son instrument d’un timbre chaud et enveloppant. Elle flatte l’oreille par la profondeur des propos. Dans le mouvement éponyme, les graves sont velouteux. Nous ne pouvons, d’autant plus, qu’apprécier la voix du violon. Yoko Kawakubo y développe tout l’art de jouer du violon : doubles cordes, fluidité du jeu, bariolages, … Saluons la performance de Julien Wolfs. Sur un instrument fabriqué par Jean-Luc Wolfs-Dachy en 2009 (une copie de Johannes Ruckers datée de 1624), le claveciniste apporte un jeu sémillant, bien qu’il ne soit souvent cantonné à celui de basse continue (continuo). Arpèges, accords, …, rien ne lui résiste ! Tout l’art de toucher le clavecin si cher à François Couperin (1668-1733), dans son ouvrage pédagogique publié en 1716.

Appréhendons également les progressions d’accords qui s’enracinent sur une tonique et son accord. Permettez une comparaison : la musique est comme une recette de cuisine. Il existe des ingrédients de base : gamme majeure ou mineure, accords de tonique, accords primaires, …, progressions, tierce, quinte, enchaînements de degrés, … Munis de ces ingrédients, la recette accepte des assemblages différents au gré du compositeur. Ce dernier peut, entre autre, prendre soin de respecter la structure et les altérations inhérentes à la gamme, l’harmonisation de celle-ci. Il peut modifier le type d’accord pour transformer l’émotion que véhicule la pièce. Il peut également recourir à des types d’accord plus complexes (accords augmentés ou diminués, accords de 7ème, de 7ème majeur, 9ème, …). Mais toutes ces « règles » ne sont nullement immuables. A loisir, leur violation entraîne justement à la découverte de sonorités des plus intéressantes. Tel est le cas avec le coffret double CD, sujet de notre commentaire.
Les phrases, ainsi composées, ouvrent le champ de vision notamment sur les influences du compositeur. Elles révèlent une musicalité où le langage s’abreuve des impulsions italiennes et françaises.

L’estampille italienne est palpable. En témoigne l’italianisation du prénom du compositeur : de Dietrich en Dieterico. Nous pouvons lire la mention suivante sur les deux manuscrits : Suonate à due, Violino et Violadagamba con Cembalo, dà Dieterico Buxtehude, Direttore dell’ organo del gloriofo Tempio Santa Maria in LUBECA. Cette italianisation se retrouve dans bon nombre de mouvements des deux opus, comme ceux de l’allegro à 6/8 de la Sonata V Opus I, en do majeur BuxWV 256 et du vivace de la Sonata VI Opus I, en ré mineur BuxWV 257 ou ceux du vivace final de la Sonata II opus II, en ré majeur BuxWV 260 ou encore dans le mouvement concitato (sur une basse obstinée, dite ostinato) de la Sonata V Opus II, en la majeur BuxWV 263. Dans ce dernier mouvement, l’empreinte de Monteverdi est facilement reconnaissable. Les autres mouvements répondent mieux à l’inspiration corellienne dans lesquels règnent l’harmonie et l’homophonie.
L’essence française, aux parfums de suites dites à la française ou d’airs de cour à la lullyste, embaume l’arioso de la Sonata II Opus I, en sol majeur BuxWV 253, le solo de violon (violino solo) de la Sonata V Opus I, en do majeur BuxWV 256, la mélodie chantante dans l’allegro initial de la Sonata II Opus II, en ré majeur BuxWV 260 pour ne citer que ceux-ci. Buxtehude teinte le mouvement con discretione de la Sonata VI Opus I, en ré mineur BuxWV 257 de fragrances tudesques du Stylus phantasticus, dans lesquelles les musiciens répandent un bouquet d’effluves suaves.

Livrée par l’ensemble Les Timbres, l’interprétation est purement et simplement inspirée voire poétique. La recherche du son juste, des intentions du compositeur illuminent les deux opus tout en ne perdant pas de leur quintessence, substrat de l’Ensemble. Sans préjudicier à la musique, nous ressentons tout le travail de traduction, de révision et de planification (esquisse, organisation et restitution). Les Timbres nous offrent généreusement leurs talents. Puristes et amateurs de musique instrumentale seront entièrement comblés par leur lecture et leur jeu incarné. Un bel exercice de haute voltige !



Publié le 18 déc. 2020 par Jean-Stéphane Sourd Durand