Sonate a quattro - Diderot

Sonate a quattro - Diderot ©
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La genèse du quatuor à cordes

L'Ensemble Diderot enrichit sa discographie déjà conséquente en proposant un nouvel enregistrement intitulé Sonate a quattro. Il s’agit là d’un répertoire baroque tardif, une évolution de la sonate à trois qui annonce l’avènement du quatuor à cordes introduit par Joseph Haydn, Luigi Boccherini, et Mozart. Le principe de cette formation à quatre est basé sur l'équilibre de quatre voix indépendantes, deux violons, un alto et un violoncelle, toutes d’importance égale, et fortement imbriquées entre elles. Enfin, comme le souligne très justement Johannes Pramsohler dans le livret d’accompagnement, « il n’en reste pas moins que le grand prestige dont jouit à ce moment précis de l’histoire de la musique l’écriture à quatre voix retient l’attention au regard de la symbolique des nombres : quatre éléments, quatre points cardinaux, quatre saisons, quatre continents (notion du XVIIIe siècle NDLR), quatre tempéraments. La sonate en trio, représentation du 3, chiffre divin, évolue lentement vers le quatuor à cordes, le 4… et vers les Lumières. ».

Le programme proposé comprend cinq sonates provenant de cinq compositeurs différents. Si les noms de Georg Philipp Telemann et George Frideric Handel (orthographe anglaise adoptée dans le livret) sont familiers des mélomanes, les noms de Johann Gottlieb Goldberg, Johann Friedrich Fasch et Johann Gottlieb Janitsch sont beaucoup plus confidentiels et vont immanquablement susciter la curiosité de l’auditeur. Enfin, comme l’explique Johannes Pramsohler dans le livret, « pour cet enregistrement, nous nous sommes concentrés sur des pièces présentant l’homogénéité sonore de l’instrumentation purement cordes...toutes les sonates de ce programme illustrent le mélange de style franco-italo-allemand à la polyphonie érudite et recherchée... ».


Portrait de Johann Gottlieb Goldberg

C’est une sonate en do mineur de Johann Gottlieb Goldberg qui tient lieu d’introduction au programme. Né en 1727 à Dantzig (l’actuelle Gdansk en Pologne), il fut l’élève de Jean Sébastien Bach, puis de son fils Wilhelm Friedemann. Organiste et claveciniste virtuose, son nom est resté célèbre dans l’histoire de la musique grâce aux fameuses Variations Goldberg de Jean-Sébastien Bach dont il fut sans doute l’un des premiers interprètes. Mais cette célébrité à travers une œuvre de Bach a hélas largement contribué à occulter le fait que Goldberg était également un excellent compositeur. Il décède précocement de la tuberculose à Dresde en 1756, à l'âge de 29 ans. Et cette sonate constitue d’entrée une fort belle surprise. Le Largo laisse apparaître une écriture très novatrice, notamment par un subtil emploi de dissonances (à écouter ici). On ressent à travers cette pièce particulièrement intéressante à la fois la fin d’une époque et la volonté d’explorer des voies nouvelles d’expression musicale. La Fugue dévoile une belle maîtrise d’écriture, et n’est pas sans rappeler que Johann Gottlieb Goldberg étudia la musique auprès de la famille Bach. Le Grave dégage une puissance dramatique intense, fort bien restituée par l’Ensemble Diderot. La sonate s’achève sur une Gigue foisonnante, pleine d’entrain et de légèreté, qui contraste avec le mouvement qui la précède et témoigne d’un grand sens de la composition. On relèvera au passage que seul ce dernier mouvement porte le nom d’une danse, une pratique qui tend peu à peu à disparaître à cette époque. Enfin, le choix judicieux de cette œuvre contribue indéniablement à rendre justice à un compositeur trop tôt disparu et quelque peu délaissé, la qualité de composition de cette sonate méritait assurément un nouvel enregistrement. Il est utile de préciser qu’il est possible d’entendre l’intégralité de ces sonates de Goldberg par le Ludus Instrumentalis dirigé par Evgeni Sviridov, premier violon du Concerto Köln, mais dans ce dernier enregistrement non dénué d’intérêt, ou pourra regretter un excès de réverbération contrairement à l’enregistrement de l’Ensemble Diderot dans lequel elle est parfaitement maîtrisée.

Un compositeur prolifique
Vient ensuite la sonate en la mineur TWV 43:a5 de Georg Philipp Telemann. Né en 1681 à Magdebourg et décédé en 1767 à Hambourg, il fut durant de nombreuses années l’un des plus célèbres compositeurs allemands de l’époque baroque, et surtout l'un des plus prolifiques de tous les temps, on estime sa production à quelque six mille œuvres dont trois mille sept cent sont parvenues jusqu’à nos jours. Sans doute le compositeur le plus célèbre en son temps, il tomba assez rapidement dans l’oubli après son décès, et ce n’est qu’au début des années soixante-dix qu’il fût progressivement remis à l’honneur. Cette sonate en la mineur qui comprend quatre mouvements est écrite dans un style somme toute assez conventionnel, très italianisant. Le Grave à l’atmosphère sombre qui tient lieu d’ouverture et fait penser à une Sinfonia (ouverture d’opéra italien) est aussitôt suivi d’un Allegro fugué dans lequel on discerne une étonnante atmosphère de chasse avec évocation du son du cor. Ce second mouvement se poursuit et s’achève sur un court Adagio qui instaure une atmosphère de douceur et d’apaisement. Un second Allegro tout en légèreté laisse la place à un Largo e staccato à la fois inattendu et surprenant. Cette sonate originale, de fort belle facture, joue sur le contraste des couleurs sonores et des ambiances, son interprétation par l’ensemble Diderot est absolument irréprochable.

Le programme se poursuit avec la sonata en sol majeur opus 5 n°4 de George Frideric Handel. Il convient de souligner que Haendel compte parmi les compositeurs majeurs de l’ère baroque, et nombre de musicologues considèrent que l'ère de la musique baroque européenne prend fin avec l'achèvement de son œuvre. La sonate en sol majeur opus 5 n°4 révèle un compositeur au sommet de son art. Les influences italiennes restent très marquées, et les trois mouvements de danse (Passacaille, Gigue, Menuet) sur les cinq mouvements que compte la sonate lui donnent des allures de suite. Le premier mouvement Allegro développe de fort beaux duos de violons assez virtuoses ; la Passacaille qui tient lieu de troisième mouvement déroule un superbe éventail de variations sur une basse obstinée, sans qu’aucune monotonie ne s’installe. On a là probablement le meilleur de ce que Haendel a produit en musique de chambre et l’Ensemble Diderot signe une interprétation particulièrement soignée dans laquelle l’ensemble des musiciens fait corps, aucun instrument ne prenant le dessus.

Johann Friedrich Fasch, à la fois compositeur, violoniste et organiste allemand, est un quasi contemporain de Haendel. Né en 1688 près de Weimar, il commence son apprentissage musical dans un chœur d’enfants dans une église avant d’être engagé par Johann Kuhnau dans le chœur de la célèbre Thomasschule de Leipzig. Compositeur de renom en son temps, il décède à Zerbst, résidence des princes d’Anhalt-Zebst, en 1758. L’œuvre de Fasch s’inscrit dans la transition entre les styles baroque et classique. Son langage musical est novateur bien que les structures de base demeurent assez traditionnelles. Cette sonate se présente selon le modèle de la sonata da chiesa en quatre mouvements comme celle de Goldberg. Dès le premier mouvement Largo, on ressent d’emblée la volonté du compositeur de sortir du carcan baroque pour explorer de nouvelles voies. A travers un style très méditatif, on discerne indiscutablement une pointe de classicisme, confirmée par le second Largo du quatrième mouvement. Un Allegro des plus jubilatoire tient lieu de conclusion à cette sonate particulièrement étonnante par le langage musical qu’elle déploie.

Un précurseur
C’est à Johann Gottlieb Janitsch que revient la conclusion de ce programme. Né à Schweidnitz en Silésie, alors province austro-hongroise, il est à l’origine contrebassiste. En 1736, il rejoint le prince héritier de Prusse Frédéric (futur Frédéric II le Grand) qui engage des musiciens de renom afin de fonder en sa résidence de Ruppin une petite chapelle de cour qui deviendra plus tard le noyau de l’orchestre qu’il installera à Berlin après son couronnement. Cette chapelle de cour qui réunissait les musiciens tels Johann Gottlieb Graun, Franz Benda, Johann Georg Benda, Johann Joachim Quantz, Carl Heinrich Graun et Johann Gottlieb Janitsch donnera naissance à l’École de Berlin qui contribuera progressivement à faire évoluer la musique baroque vers le classicisme. Johann Gottlieb Janitsch décédera à Berlin en 1762, une bonne partie de ses partitions originales furent perdues lors de la seconde guerre mondiale lorsque la bibliothèque de la Singakademie de Berlin fut pillée par l'Armée Rouge en 1945. Mais fort heureusement, une grande partie de ses œuvres avaient déjà été imprimées de son vivant par l'éditeur Breitkopf & Hartel, assurant ainsi leur pérennité. Cette fois, il ne s’agit plus d’une sonate… mais, comme l’indique le titre, d’un Quatuor en ré majeur disposé en trois mouvements, lent-vif-vif, « à la manière de l’Ecole de Berlin ».

La partition manuscrite a été découverte par Johannes Pramsohler dans un recueil comprenant en tout cinq quatuors conservé à la Bibliothèque Royale de Copenhague. Il s’agit d’une partition manuscrite non autographe, une copie probablement réalisée à l’époque par un musicien et hélas non datée. Enregistré en première mondiale, ce quatuor dévoile une atmosphère très différente des pièces précédentes (à écouter ici ) en combinant le style galant avec l’expression de sentiments. Dans cette pièce, aucun instrument ne domine, les voix s’entrecroisent dans la plus parfaite égalité. De toute évidence, il s’agit de l’œuvre la plus novatrice du programme, elle s’apparente d’assez près au quatuor à cordes de l’ère pré-classique. Comme le précise Johannes Pramsohler dans le livret accompagnant le CD, « elle est la plus tournée vers l’avenir » et des sources concordantes rapportent que ses quatuors considérés à leur époque comme des modèles du genre étaient encore joués à la fin du XVIIIe siècle en Allemagne, ce qui explique probablement la présence d’une copie dans la Bibliothèque Royale de Copenhague. L’emploi très judicieux de dissonances ainsi que l’utilisation des registres aigus donnent une couleur très originale à cette pièce dont le style est à la fois raffiné et expressif. Le dernier mouvement Allegro assai composé sur une fugue très élaborée se révèle très intéressant et d’une grande originalité. Par ses accents de modernité, le changement d’époque musicale se fait totalement ressentir à l’écoute de cette pièce. Les premiers quatuors à cordes de Joseph Haydn ont été composés en 1757, ceux de Luigi Boccherini en 1761, Johann Gottlieb Janitsch est décédé en 1762… A-t’il eu l’occasion de les entendre ? Ou simplement d’en entendre parler ? Qui sait, mais à travers ce quatuor, Janitsch se pose en précurseur. Une date ou un commentaire sur le manuscrit aurait toutefois donné quelques indications précieuses.

Ce tout dernier enregistrement de l’Ensemble Diderot témoigne une fois de plus de la qualité du travail accompli par cette formation connue pour sa propension à enregistrer des pièces inédites. L’originalité et l’homogénéité des pièces choisies, la qualité de l’interprétation, le travail sur le son ainsi que la cohésion entre les musiciens, élément indispensable pour mener à bien le présent projet discographique, sont indubitablement les ingrédients de sa réussite. La sonate à quatre, un genre somme toute assez peu usité apparu à la fin de l’ère baroque, a joué un rôle déterminant dans la transition entre l’ère baroque finissante et la musique pré-classique naissante. Et ce répertoire pourtant assez réduit revêt une importance toute particulière car il annonce en filigrane l’émergence du quatuor à corde, le genre musical le plus en vogue du répertoire de musique de chambre qui va perdurer jusqu’à nos jours. Outre le bonheur de découvrir une nouvelle fois des trésors méconnus, ce programme particulièrement cohérent et du plus grand intérêt constitue en quelque sorte une démonstration par l’écoute matérialisant la transition entre la sonate d’ensemble baroque et l’émergence du quatuor à cordes dans la période pré-classique.



Publié le 27 juin 2023 par Eric Lambert