Sonatas para clavicordio (vol.2) - Albero

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Second volet des trente sonates de Sebastián de Albero :un opus indissociable

Sebastián Ramón de Albero y Añanos, né à Roncal dans la province espagnole de Navarre, est un compositeur dont on sait assez peu de chose car son existence fut à peu à quelques mois près aussi brève que celle de Purcell, Mozart ou Schubert. Né en 1722, il accède en 1746, à l’âge de vingt quatre ans, au poste prestigieux de second organiste principal de la Chapelle Royale de Madrid jusqu’à son décès prématuré en 1756 (année de naissance de Mozart), quelque mois avant d’atteindre ses trente quatre ans ! Organiste, mais aussi claveciniste attaché à la cour royale du roi Ferdinand VI, il côtoie entre autres Domenico Scarlatti, installé à la cour d’Espagne depuis 1733, et au service à titre privé de la reine Marie-Barbara de Bragance qui était une claveciniste de talent. C'est d’ailleurs principalement à Madrid que Scarlatti composa à son intention ses fameuses sonates pour le clavecin. Mais contrairement à Scarlatti qui en a composé au moins cinq cents cinquante cinq, Sebastián de Albero ne laisse à la postérité que deux opus ; mais il reste probable qu’une bonne partie de son œuvre ait été perdue. Il est en effet inimaginable qu’un organiste de la cour d’Espagne n’ait rien composé pour son instrument ; or aucune partition n’a à ce jour été retrouvée. Les trente sonates sont plus ou moins conçues sur le modèle des Essercizi de Scarlatti, à savoir des pièces assez courtes, en deux parties, chacune étant jouée deux fois. Elles proviennent d'un manuscrit retrouvé à la Bibliothèque Marciana à Venise. Le manuscrit est intitulé Sonatas para clavicordio, étant précisé que clavicordio est le mot espagnol du XVIIe siècle qui désigne le clavecin, le clavicorde étant appelé monacordio. Il a très vraisemblablement été rapporté en Italie par Farinelli qui avait durant plus de vingt ans exercé ses talents à la cour d’Espagne, et à qui la reine Maria Barbara avait légué sa bibliothèque personnelle contenant entre autres les sonates de Domenico Scarlatti… et ce fameux recueil de trente sonates composées par Sebastián de Albero. Cet opus se compose de deux séries de quatorze sonates ponctuée chacune par une fugue. Pourquoi trente ? Peut être une réponse au recueil de trente sonates publiées à Londres en 1738 par Domenico Scarlatti, les seules qu’il publia de son vivant.


Page de garde du recueil des sonates pour clavecin de Sebastián de Albero

Le claveciniste Mario Raskin, dernier élève de Rafael Puyana et disciple de Scott Ross est un musicien reconnu pour ses interprétations à la fois pertinentes et très personnelles de la littérature musicale des XVIIe et XVIIe siècle (voir notre entretien). Depuis longtemps, il propose dans les programmes des ses concerts quelques sonates de Sebastián de Albero et il envisageait aussi de longue date de consacrer un enregistrement entier au compositeur espagnol. Mais lorsque son projet est enfin en voie de concrétisation, il réalise alors qu’une sélection s’avère très compliquée : « Après une étude approfondie de son recueil de trente sonates… afin de sélectionner celles qui me semblaient les plus représentatives de son œuvre pour l'enregistrement, j'ai très vite compris qu'il aurait été impossible d'extraire quelques-unes de ces sonates car le tout faisait un corpus très cohérent, savamment établi, avec une forme très bien étudiée... » (voir la vidéo de présentation). Ne souhaitant pas laisser passer l’opportunité de mener à bien un projet qui lui tenait particulièrement à cœur, Mario Raskin se résout finalement à n’enregistrer que le premier cycle des trente sonates, soit les quatorze premières et la première fugue, comprenant les deux sonates faussement attribuées un temps à Domenico Scarlatti (voir notre compte-rendu), avec toutefois le secret espoir d’enregistrer le second un peu plus tard. Ce sera chose faite en 2024 avec la parution du second volume qui permet désormais d’apprécier cette œuvre dans son ensemble. Il convient avant tout de souligner la structure de l’ensemble de l’opus qui revêt un intérêt tout particulier : trente sonates disposées en deux groupes de quinze, chacun des deux groupes étant lui même composé de sept paires de sonates d’une même tonalité se différenciant par le tempo (lent et rapide) ou le rythme (ternaire et binaire), parfois par les deux, ponctué chacun d’une fugue.


Mario Raskin et le clavecin de Christian Kroll

L’écoute du premier enregistrement avait été particulièrement convaincante. Le jeu de Mario Raskin faisait littéralement merveille dans ces sonates à la fois originales et novatrices pour l’époque. Certes, il est difficile à la première écoute de ne pas déceler une certaine proximité esthétique avec celui de Scarlatti. Rappelons que les sonates n°11 et 12 que l’on retrouve dans le manuscrit de Ignacia de Ayerbe à la Bibliothèque du Conservatoire de Madrid (à consulter ici ) ont été dans un premier temps faussement attribuées à Scarlatti... avant que l’on ne découvre par la suite dans le manuscrit conservé à Venise qu’il s’agissait en réalité des sonates n°1 et 2 du recueil de Sebastián de Albero ! Mais l’ensemble de ces sonates renferment des idées mélodiques et des éléments de style qui leur confèrent une grande originalité. Il ne s’agit nullement de plagiat ou de composition « à la manière de », leur forme correspond en fait à un standard de l’époque, mais elles renferment une touche très personnelle, très espagnole aussi, et sont très en avance stylistiquement parlant.

La sonate n°16 qui tient lieu d’introduction à ce second volet confirme d’emblée que la qualité d’écriture est bel et bien toujours au rendez-vous. Chose surprenante,la sonate n°17 qui suit, écrite dans la même tonalité de sol mineur avec indication de tempo Allegro moderato semble cependant plus lente à l’écoute, sans doute un moyen pour Mario Raskin d’en accentuer l’expressivité. Le son d’une grande richesse harmonique et les graves profonds du clavecin historique Christian Kroll construit en 1776 et appartenant au facteur Marc Ducornet (voir notre compte-rendu précédent) produit un véritable enchantement. Il est servi par une prise de son très équilibrée, à parfaite distance de l’instrument, assortie d’un soupçon de réverbération assurant un rendu très naturel et une présence très réaliste.

Au fil de l’écoute, ces sonates dévoilent au grand jour une forme d’écriture très novatrice et d’une grande sensibilité. Un style très inspiré, plein de surprises, usant à loisir de changements de modes, de chromatismes et de tempos. La paire de sonates n°24 et 25 l’illustre admirablement. En effet, les deux sonates suivent le même tempo Allegro mais le contraste s’opère à travers les rythmes choisis, binaire pour la première en 3/4 et ternaire pour la seconde en 3/8. Dans la sonate n°24 en mi bémol majeur, on relève une musique d’une belle originalité renfermant quelques brèves et très élégantes incursions dans le mode mineur formant contraste avec une sonate n°25 flamboyante, écrite sur un rythme ternaire à 3/8 avec ses montées d’accords plaqués dans son second mouvement. De surcroît, toutes deux renferment à l’évidence des éléments de style pouvant s’apparenter au Sturm und Drang initié par Carl Philip Emanuel Bach. La paire de sonates n°18 et 19 est assurément la paire la plus étonnante, Albero jouant le contraste total à la fois sur le tempo Andante et Allegro, et le rythme 4/4 pour la première et 3/8 pour la seconde. La première met à jour une écriture des plus subtile jouant sur les changements d’atmosphères et les contrastes, la seconde se distingue quant à elle par une utilisation judicieuse de dissonances et de chromatismes. La douce sérénité qui se dégage au début de la de la sonate n°22 pour laisser place ensuite à une fougueuse tempête musicale témoigne à elle seule de l’inventivité de Sebastián de Albero. En poursuivant l’écoute, on pourra relever également la profonde expressivité qui se dégage des sonates n°26 et 28 à travers lesquelles le compositeur s’inscrit résolument dans le courant musical de l’expression des sentiments par la musique (Sturm und Drang). La fugue finale constitue un modèle du genre venant d’un compositeur maîtrisant de toute évidence le sujet. Cette sonate n°30 offre de beaux développements et conclut en beauté ce second volet des trente sonates. Écrite en mode majeur (ré majeur) sur un tempo Allegro, elle s’oppose en quelque sorte à la fugue en sol mineur sur un tempo Andante qui tient lieu de conclusion au premier volet.


Partition de la sonate n°30

Dans cet enregistrement, Mario Raskin interprète avec passion et de façon magistrale une musique qui lui tient particulièrement à cœur et démontre de manière éclatante que cet ensemble de trente sonates est bel et bien indissociable. Jouant avec finesse sur les Ralentendo et les Accelerando, il s’attache avec réussite à mettre en exergue l’audace et la modernité contenues dans ce joyau de la musique espagnole de l’ère baroque. Parfois mélancolique, parfois exubérante, souvent audacieuse, cette musique séduisante ne cesse de surprendre. Au même titre que les variations Goldberg de Jean-Sébastien Bach (au nombre de trente elles aussi), il apparaît clairement après l’écoute de ces sonates qu’il est primordial d’apprécier ces pages dans leur ensemble. Se limiter à une sélection et sortir quelques sonates de leur contexte relève effectivement de l’hérésie car ces trente sonates, toutes différentes, forment un ensemble cohérent qui n’a de sens que présenté dans son intégralité.

Il serait toutefois intéressant de pouvoir les entendre au piano-forte, ce qui permettrai d’en accentuer le côté expressif par l’usage de nuances, ce que ne permet pas le clavecin. On doit la conception du piano-forte qui permettait enfin à l'instrumentiste de varier l'intensité des sons selon la force exercée sur les touches à Bartolomeo Cristofori, facteur de clavecin à Florence, son premier instrument a été construit en 1698. Deux autres piano-forte parvenu jusqu’à nos jours sont datés des années 1720, donc antérieurs à la naissance de Sebastián de Albero, né en 1722. Certes, le clavicorde le permettait déjà, mais il émettait un son trop faible par rapport au clavecin. Le premier piano-forte de forme rectangulaire avec, comme le clavicorde, les cordes disposées parallèlement au clavier, fut construit à Gera en Thuringe (Allemagne) par Christian Ernst Friederici en 1758 soit deux années après le décès d’Albero. Carl Philipp Emanuel Bach, décédé en 1788, jouait sur un clavicorde à cinq octaves construit par ce dernier. Par conséquent, jouer ces trente sonates sur un piano-forte ne serait certainement pas un absurdité historique car leur auteur l’a très probablement imaginé lui aussi. Et l’aspect novateur apparaît de manière encore plus marquante lorsqu’elles sont jouées au piano, comme cette sonate n°26 (à écouter ici) dans laquelle on retrouve des éléments mélodiques qui préfigurent à la fois Erik Satie et Frédéric Chopin !

Enfin, Sebastián de Albero laisse une seconde œuvre qui revêt elle aussi le plus grand intérêt. Conservée à la bibliothèque du Conservatoire de Madrid, elle a pour titre, Obras, para clavicordio, o piano-forte, ce qui confirme l’hypothèse qu’Albero connaissait bel et bien le piano-forte. Il s'agit cette fois de dix-huit pièces disposées en six groupes de structure tripartite, à savoir un ricercare non mesuré (sans indication de tempo), suivi d’une fugue et d’une sonate. Un autre ensemble cohérent et indissociable à l’instar des trente sonates ! Interrogé sur le sujet, Mario Raskin n’envisage pas de l’enregistrer… pour l’instant. Mais il peut changer d’avis… qui sait ! Un enregistrement de ces pièces est toutefois disponible par Alejandro Casal chez Brillant Classics. Quoiqu’il en soit, Mario Raskin signe une intégrale très réussie des Sonatas para clavicordio ... qui demeure la seule disponible actuellement !



Publié le 30 sept. 2024 par Eric Lambert