Sonates du Rosaire - Biber

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Désaccord parfait

Les Sonates du Rosaire (Rosenkranzsonaten) d’Heinrich Ignaz Franz von Biber comptent indubitablement parmi les monuments de l’histoire de la musique. Connues également sous le titre de Sonates du Mystère, elles forment un cycle de quinze sonates pour violon et basse continue s’achevant en apothéose sur la fameuse Passacaille pour violon seul, l’ensemble constituant l’un des sommets du répertoire baroque pour le violon. Elles furent enregistrée pour la première fois en 1962 par la violoniste américaine Sonya Monosoff, l’une des pionnières du violon baroque qui fut la première à les interpréter sur scène avec un instrument baroque. Composées aux alentours de 1678, ces sonates disposées en trois groupes de cinq (mystères joyeux, douloureux et glorieux) sont originales à deux titres. En premier lieu, il s’agit d’une œuvre d’inspiration religieuse destinée à revivre à travers la musique des épisodes représentatifs de la vie des deux personnages principaux du Rosaire : Jésus et Marie. En effet, chacune de ces sonates fait référence à un épisode de leur vie: l’Annonciation, la Visitation, la Nativité, la Présentation au Temple, Jésus retrouvé au Temple, Jésus Christ au Jardin des Oliviers, la Flagellation, Le Couronnement, le Chemin de Croix, la Crucifixion, la Résurrection, l’Ascension, la Pentecôte, l’Assomption et le Couronnement de la Vierge. Vient en conclusion la Passacaille pour violon seul (sans continuo) couramment dénommée L’Ange gardien en référence à l’illustration qui l’accompagne sur le manuscrit original.

Par ailleurs, elles sont écrites selon le principe de la scordatura, un procédé qui consiste à recourir à un accord inhabituel d'une ou de plusieurs cordes du violon en fonction de la tonalité de la pièce de façon à réaliser des effets sonores particuliers en renforçant la tonique et la dominante (La tonique est la note la plus importante de la gamme à laquelle elle donne son nom en constituant son point de départ, la dominante est la note qui se situe une quinte au dessus de la tonique, tonique et dominante sont les deux notes qui définissent une tonalité). On retrouve donc ces deux notes à vide, ou au minimum la tonique dans l’accord choisi par le compositeur, les tensions inhabituelles sur les cordes permettent de varier le timbre du violon. Lorsque la tension est moindre, le son devient plus doux, au contraire, lorsque les cordes sont plus tendues, le violon devient alors plus sonore.

La scordatura n’est pas un artifice vraiment nouveau, il fut en effet très couramment utilisé par les luthistes en particulier en France au XVIIe siècle (voir ma chronique d’un précédent enregistrement). Antonio Vivaldi, Giuseppe Tartini, Johann Pachelbel vont également recourir à la scordatura dans certaines pièces écrites pour le violon, Johann Sebastian Bach en fait usage dans sa Cinquième suite pour violoncelle seul. Plus tard, au siècle suivant, Niccolo Paganini en fera également usage, Robert Schumann également dans le troisième mouvement Andante cantabile de son Quatuor avec piano en mi bémol majeur op. 47, dans lequel le violoncelle est accordé différemment durant les quarante-deux mesures finales. Et on peut également citer Gustav Mahler qui demande au violon soliste dans sa Quatrième symphonie en sol majeur de monter les quatre cordes d’un ton durant le second mouvement afin de représenter le diable (La Mort qui conduit le bal), Richard Strauss pour l’alto soliste dans le poème symphonique Don Quichotte et Camille Saint-Saëns pour la partition de violon solo dans la Danse macabre. Mais un autre point est particulièrement intéressant et inédit dans ce cycle de sonates : à chacune des quinze sonates est alloué un accord spécifique. Pour la première sonate intitulée L'Annonciation le violon est accordé de façon usuelle : sol/ ré/ la/ mi. Mais dans toutes les autres sonates il est accordé en tierces, quartes et à l’octave ; on ne retrouve l'accord habituel qu'avec la Passacaille finale : « Voici un recueil de pièces de toutes sortes pour lesquelles j'ai réglé les quatre cordes de ma lyre de quinze manière différentes ... » écrit Heinrich Ignaz Franz von Biber dans sa dédicace écrite en latin à Maximilian Gandolph von Künburg, Prince-Archevêque de Salzbourg, qui fut au demeurant dédicataire de toutes les œuvre du compositeur jusqu’à sa mort en 1687.


Dédicace des sonates au prince-archevêque de Salzbourg

(Traduction de la dédicace en latin à Maximilian Gandolph von Künburg, Prince-Archevêque de Salzbourg :
Très éminent et vénérable Prince,
Seigneur, sage d'entre les sages,
C'est avec la plus humble soumission que je dédie cette harmonie consacrée au Soleil de Justice et à la Lune Immaculée, à vous, le troisième luminaire, éclairé par ces deux corps célestes. Comme un fils, brillant avec dignité sacrée, vous protégerez l'honneur de notre Vierge Mère ; recevez en remerciement la manne céleste des mains du fils, Jésus-Christ, librement allaité par sa mère, Marie ; c'est elle, qui a fait don de l'initiale de son saint Nom et l'a placé à la tête de votre auguste nom. Ainsi Marie vient orner Maximilien.Voici un recueil de pièces de toutes sortes pour lesquelles j'ai réglé les quatre cordes de ma lyre de quinze manière différentes : sonates, préludes, allemandes, courantes, sarabandes, airs, une chaconne, des variations, etc. avec basse continue, travaillées avec le plus grand soin et la plus grande recherche que mes dispositions ont permis. Si vous voulez connaître la clé de ce nombre, la voici : j'ai consacré le tout à la gloire des XV Mystères Sacrés que vous honorez avec tant d'ardeur. Pour Vous, Noble Altesse, je dédie à genoux, votre fidèle serviteur,
Heinrich Ignaz Franz Biber)

Il convient également de préciser que pour l’interprète, le résultat sonore ne correspond absolument pas aux notes lues sur la partition ce qui peut être extrêmement déstabilisant. Mais cette particularité renforce le caractère mystérieux de cette musique qui est en quelque sorte codée. Jouer ces sonates nécessite de la part du violoniste une certaine gymnastique mentale qui rend les rend particulièrement difficile à jouer. On notera tout particulièrement l’accord le plus inattendu choisi pour la sonate XI intitulée La Résurrection. Les deux cordes centrales (ré/ la) sont croisées l’une sur l’autre entre le cordier et le chevalet du violon ainsi que dans le chevillier entre le sillet et les chevilles, symbolisant à la fois la croix du Christ ainsi que le renversement du cycle de la vie et de la mort représenté par le mystère de la Résurrection.


Accord du violon pour la sonate XI

Ce procédé est unique dans l’histoire de la musique. Inutile de préciser que pour les musiciens, l’interprétation en concert de ces sonates dans leur intégralité nécessite deux violons. Changer l’accord sur un instrument monté en cordes boyaux est en effet loin d’être aisé, les risques de casser des cordes lors du changement d’accord est élevé et stabiliser la tension d’une corde neuve prend plusieurs minutes. Dans cet enregistrement, deux violons ont été utilisés : l’un pour la seule sonate n°11 qui nécessite d’inverser les deux cordes centrales, l’autre pour toutes les autres pièces. Deux instruments d’époque signés Jacobus Stainer construits tous deux en 1659, ont été prêtés par le Musikkollegium Winterthur pour réaliser ce projet. A titre de précision, Jacobus Stainer était un luthier autrichien extrêmement renommé en son temps. Ses instruments comptaient parmi les meilleurs d’Europe et rivalisaient en qualité avec ceux des plus grands maîtres italiens.

Enfin, les Sonates du Rosaire n'ont survécu que par un seul et unique manuscrit conservé à la Bibliothèque de Munich (Bayerische Staatsbibliothek), aucune copie n’a été retrouvée à ce jour, hormis la transcription pour le luth de la Passacaille probablement réalisée par le luthiste Johann Joachim Sautschek, laquelle se trouve dans un manuscrit de tablatures pour luth conservé à l’abbaye de Kremsmünster (à écouter ici). Le manuscrit original se distingue par la beauté de sa calligraphie, mais aussi par la quinzaine de gravures qui accompagnent chacune des sonates, que l’on doit à Paul Seel, médailliste et facteur de sceaux princiers attaché à la cour de Salzbourg. Soigneusement collées en tête de chaque sonate, elles illustrent le thème de chacune des scènes des quinze mystères du Rosaire. Une seizième illustration dessinée à la plume se trouvant en tête de la Passacaille représente un ange gardien tenant la main d'un enfant. Le portrait de Biber illustrant un autre cycle de sonates plus tardif est également signé Paul Seel.


Le portrait de Biber par Paul Seel

On pourra lire ici une remarquable étude des Sonates du Rosaire par le violoniste Fabien Roussel.

Le présent enregistrement est proposé par un ensemble suisse basé à Berne qui tire son nom du tout dernier traité philosophique de René Descartes publié de son vivant : Les Passions de l'Âme. Il est dirigé par la violoniste Meret Lüthi, une musicienne talentueuse mais aussi une éminente spécialiste dans la recherche sur la musique ancienne qui enseigne le violon baroque et la pratique d'interprétation historiquement informée à la Haute Ecole des Arts de Berne. Après avoir enregistré un autre cycle de sonates de Biber salué par la critique, les Harmonia artificioso-ariosa, elle se devait également de proposer sa propre version de l’œuvre qui a fait la renommée du compositeur et demeure à jamais attachée à son nom. Pour l’accompagner, un continuo constitué de six musiciens jouant d’ instruments variés : viole de gambe, clavecin et orgue positif, basse de violon (un instrument de la famille des violons un peu plus grand qu'un violoncelle), théorbe et guitare baroque, archiluth, et, point original, un psaltérion (instrument ressemblant à un tympanon. Dans cet enregistrement, Margit Übellacker joue un instrument italien d’époque du XVIIIe siècle, à regarder ici).

La première sonate intitulée L’Annonciation (à écouter ici) annonce d’emblée la qualité d’interprétation proposée par Meret Lüthi et son ensemble. Le son du violon est d’une grande clarté, presque aérien. Le continuo est absolument splendide, la sonorité chaude de l’ensemble fait littéralement merveille et séduit dès les premières mesures. Meret Lüthi maîtrise avec brio l’art de moduler, de nuancer, de varier les couleurs sonores. Cette première sonate témoigne également de la qualité de la composition de Biber, les variations sur une basse obstinée de l’Aria du second mouvement sont particulièrement réussies. Mais la scordatura ne commence réellement qu’avec la seconde sonate intitulée La Visitation. On perçoit immédiatement un rendu différent avec le violon notamment à travers les harmoniques. Le Presto final offre de beaux développements, le tempo peut sembler un peu lent (plus lent que celui adopté par Reinhard Goebel ou Fabien Roussel), mais il s’agit probablement d’un choix destiné à gagner en intensité. La quatrième sonate illustrant la Présentation au Temple est la seule à ne compter d’un seul mouvement. Il s’agit d’une Chaconne écrite en mode mineur dans laquelle les variations se succèdent, alternant virtuosité et quiétude.

Chacune des quinze sonates propose une ambiance différente en fonction des scènes qu’elle suggère. Elle résulte à la fois de la composition du continuo qui varie pour chacune d’elles, mais surtout de l’accord choisi pour le violon qui produit une résonance sonore inhabituelle. L’accord le plus dissonant du cycle a été choisi par le compositeur dans sa sonate VI pour évoquer Le Christ au Jardin des Oliviers : la bémol/ mi bémol/ sol et do. Cette combinaison confère à cette sonate écrite en tonalité de do mineur un caractère mélancolique, presque lugubre. L’Aria qui suit est d’une beauté à la fois profonde et sombre, presque incantatoire. Dans la sonate VII illustrant La Flagellation, les coups de fouet sont matérialisés dans la sarabande finale les par des accords plaqués par le continuo, ainsi que l'évanouissement du Christ au milieu des coups figurés par quelques mesures pianissimo.


Manuscrit de la sonate VII

L’aria intitulée Sonata qui tient lieu de premier mouvement de la sonate IX dégage une atmosphère dramatique, tragique presque, elle figure la lente montée du Christ portant la croix, ponctuée par des triples croches rappelant les larmes. La sonate IX en la mineur illustre à merveille les étapes du chemin de croix parcourues par le Christ portant sa croix de Jérusalem au mont Golgotha. Le court mouvement Finale d’une grande intensité dramatique tient lieu de conclusion et constitue le point d’orgue de cette sonate. La sonate X en sol mineur intitulée La Crucifixion se décompose en deux mouvements : le Praeludium, très court, évoque le moment ou le Christ est placé sur la Croix, le second mouvement qui est l’un des plus longs du cycle est une Aria d’une grande intensité émotionnelle suivi de variations, suggérant un temps de recueillement.

La sonate XI La Résurrection qui nécessite l’inversion des deux cordes centrales est probablement la plus étonnante du cycle. Écrite en mode majeur (sol majeur), elle apporte une touche d’optimisme par la réalisation de la prophétie de la Résurrection annoncée dans les Psaumes de l’Ancien Testament. La sonate XIV L’Assomption de la Sainte Vierge est la plus jouée du cycle. Écrite en tonalité de ré majeur, elle succède à La Descente de l’Esprit Saint (Pentecôte) en créant un contraste voulu par le compositeur. Biber a volontairement créé cette opposition en utilisant cette tonalité rattachée symboliquement à la première syllabe de l’antienne mariale Regina Coeli dans laquelle Marie est est invitée à se réjouir de la résurrection de son fils.

Au fil des sonates, Meret Lüthi s’attache avec bonheur à varier les coups d’archet, les tempi , les nuances, l’ornementation, tout en ajoutant parfois avec subtilité une petite touche de fantaisie. Le dialogue entre la violoniste et le continuo traduit une belle complicité entre les musiciens qui se ressent à l’écoute. Mais les Sonates du Rosaire atteignent leur point culminant avec la Passacaille finale. Cette Passacaille dite de l’Ange Gardien écrite pour le violon seul est d’une intensité émotionnelle comparable à la Chaconne BWV 1004 de Bach (chaconne et passacaille, deux formes tellement proches qu’on ne les distingue pas vraiment). Meret Lüthi, à la fois très inspirée et impressionnante par sa précision technique, par sa finesse dans l'articulation, livre une interprétation très personnelle de cette pièce au caractère quasi hypnotique… Le temps est comme suspendu, on se prend à respirer avec la musique qui étrangement se prolonge dans le silence après la dernière note ! (à écouter ici)

De toute évidence, cette nouvelle version des Sonates du Rosaire fera date et peut déjà être considérée comme une version de référence. Elle est servie par une prise de son exemplaire dans laquelle il est aisé de distinguer chaque instrument du continuo. Elle est assortie d’une légère réverbération probablement destinée à rappeler qu’il s’agit avant tout d’une œuvre d’inspiration religieuse. Cette œuvre de musique de chambre qui fut jouée dans la cathédrale de Salzbourg n’est pas sans rappeler dans l’esprit les Sept dernières Paroles du Christ de Joseph Haydn. La musique de Biber est riche d'inventivité et dotée d’une évidente force mystique, voire ésotérique. Le cycle des sonates du Rosaire n’a probablement pas encore livré tous ses secrets. « Si vous voulez connaître la clé de ce nombre, la voici : j'ai consacré le tout à la gloire des XV Mystères Sacrés que vous honorez avec tant d'ardeur » précise Biber à la fin de sa dédicace au Prince-Archevêque de Salzbourg.

Il ne s’agit pas encore d’une musique exprimant des sentiments au sens ou l’entendait Carl Philipp Emanuel Bach mais plutôt d’allégories visant à favoriser la méditation et la prière. La démarche musicale du compositeur s’inscrit dans le courant général de la Contre-Réforme et de la pensée jésuite, comme en témoignent les prénoms d’Ignace de Loyola et de Saint François-Xavier que le compositeur a lui-même adjoint à son propre prénom. Dans une version antérieure proposée par Christina Day-Martinson, chacune des sonates était précédée de l’accord du violon à vide afin de mieux faire comprendre à l’auditeur les effets de la scordatura. Cette idée pour le moins intéressante n’a pas été reprise pour cet enregistrement, c’est dommage mais il s’agit là d’un infime détail. Quoiqu’il en soit, l’interprétation inspirée de Meret Lüthi et de son ensemble Les Passions de l’Âme est à la fois lumineuse et passionnante. Se jouant de toutes les difficultés techniques, elle a su trouver le ton juste de façon à dévoiler au grand jour toutes les richesses contenues dans cette œuvre originale et énigmatique. Une réussite totale !



Publié le 01 août 2023 par Eric Lambert