Sonates et partitas - Bach

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« La musique met l'âme en harmonie avec tout ce qui existe » Oscar Wilde

« J’ai joué les Sonates et Partitas de Bach régulièrement et pendant très longtemps, et il est vrai qu’une fois parvenu à un certain stade de sa carrière on a envie de confier sa vision au disque. Au fond, cela ne m’a pas trop effrayée : je ne me suis pas dit que ce serait la version définitive, car il y a toujours quelqu’un d’autre qui viendra et proposera autre chose ».  Ainsi Leila Schayegh expose-t-elle sa démarche en proposant une version supplémentaire de l’intégrale des Sonates et partitas pour violon solo du Libro Primo de Jean-Sébastien Bach sur instrument baroque. Que de chemin parcouru depuis le tout premier enregistrement intégral des Sonates et partitas dans l’histoire du disque par un certain Yehudi Menuhin dans le milieu des années 30, et la première version baroque au début des années 80 signée Sigiswald Kuijken qui marquera l’histoire du renouveau de la musique baroque. Nombreuses sont les versions intégrales disponibles de ces Sonates et partitas sur instrument au diapason moderne, un peu moins certes sur instrument et diapason baroque interprétées selon les indications de l’époque.

Une œuvre de la période de Köthen


Le château et les jardins de Köthen (gravure)

Les Sonates et Partitas (Partia dans le manuscrit original, il s’agit du terme allemand désignant la partita) pour violon seul répertoriées BWV 1001 à BWV 1006 constituent un ensemble de six œuvres composées en 1720 par Jean-Sébastien Bach alors qu’il occupait les fonctions de maître de chapelle et de directeur de la musique de chambre du prince Leopold d'Anhalt- Köthen. Trois sonates et trois partitas construites selon les canons de l’époque sont réunies dans cet opus dont le titre originel sur le manuscrit est Sei Solo à Violino senza Basso accompagnato-Libro Primo da Joh.Seb. Bach. Chacune des sonates est composée de quatre mouvements avec une alternance de tempos lents et rapides, le second mouvement étant une fugue. Il s’agit là de la forme classique de la sonata da chiesa fixée par Arcangelo Corelli. Et chaque partitas est organisée en quatre ou six mouvements de danse selon la tradition baroque à la française. Ainsi y retrouve-t-on Allemandes ou Préludes, Courantes, Sarabandes, Menuets, Gigues, Sicilienne et Bourrées (Tempo di Borea dans la première Partita, Loure dans la troisième, une danse française proche de la bourrée auvergnate tirant son nom d’une cornemuse normande). Dans la Partita n°1 en quatre mouvements, chaque danse est suivie de son double, une version diminuée de la danse originale, une variation en quelque sorte. Pour rappel, une diminution est en fait une reprise de la pièce originale qui la précède ; elle désigne une technique d'ornementation consistant à réduire la durée de la note de la mélodie d’origine pour placer entre elles des notes d'ornement, provoquant de fait un changement de tempo. La pratique du double était très fréquente au XVIIe siècle, mais paradoxalement très peu utilisée par Bach.

Enfin, en conclusion de la Seconde partita se trouve le monument absolu de l’histoire de la musique qu’est la fameuse Chaconne. Il est intéressant de noter que la combinaison dans un même opus de ces deux formes typiques, sonate et partita, l'une évoquant la musique italienne, l’autre la musique française, laissent à penser que Bach aurait ainsi voulu s’inscrire dans l'héritage de ces deux courants musicaux qui ont fortement influencé toute la musique européenne à cette époque . Enfin, il convient de rappeler que le violon était l’un des instruments favoris de Bach (avec l’alto), ces pièces écrites pour le violon solo permettent à l’évidence de mesurer la parfaite connaissance de Bach pour l’instrument, ce qui est confirmé par son fils Carl Philipp Emanuel dans l’un de ses écrits.

Une violoniste accomplie

Est il encore nécessaire de présenter Leila Schayegh, cette violoniste au talent immense qui a étudié dans un premier temps le violon à la Musikhochschule de Bâle avec Raphaël Oleg, puis à la Schola Cantorum (de Bâle toujours) avec Chiara Bianchini afin de se spécialiser dans le violon baroque. Elle collabore ensuite avec des ensembles de grand renom tels l’Ensemble 415 (dirigé par Chiara Bianchini) ou le Concerto Köln, et surtout avec l’orchestre baroque La Cetra avec lequel elle enregistre une intégrale saluée par la critique des Concertos pour violon de Jean-Marie Leclair. Leila Schayegh a déjà démontré de façon éclatante sa profonde connaissance de la musique de Bach : son enregistrement des Sonates pour violon et clavecin BWV1014 à 1019 aux côtés de Jörg Halubek a en effet remporté de nombreuses récompenses internationales. Enfin, comme beaucoup, elle se consacre également à l’enseignement à la Schola Cantorum ou elle partage la classe de violon baroque avec Amandine Beyer.


Partition autographe de l’Adagio de la sonate BWV 1001

D’entrée, l’Adagio de la première sonate donne le ton. Le son en premier lieu, d’une pureté stupéfiante, mais il est vrai que Leila Schayegh joue un violon d’exception signé Guarnerius daté de 1675 (Andrea Guarneri, élève de Niccolo Amati dont les violons sont réputés équivalents à ceux de Stradivarius ou d’Amati). Son jeu d’une grande fluidité magnifie littéralement cet Adagio dans lequel les respirations sont admirablement restituées. La Fugue qui vient immédiatement après est fulgurante. Doubles, triples et quadruple cordes s’enchaînent dans un tempo parfait, Les ornementations sont impeccables, de mêmes les staccatos et la justesse, on atteint là le zénith ! (à écouter ici). Le Presto final est un feu d’artifice, un monument de virtuosité qui magnifie la musique de Jean-Sébastien Bach. L’Allemande de la première partita, empreinte de délicatesse, est particulièrement réussie, servie par une virtuosité discrète mais des plus efficace. Difficile de mentionner chaque pièce, chacune constituant un petit trésor de raffinement et d’élégance à travers lesquelles Leila Schayegh transcende la musique du Cantor.

Un monument de l’histoire de la musique

A la fin de la Seconde partita arrive la pièce la plus attendue de l’enregistrement… la fameuse Chaconne (à écouter ici). Il s’agit de la pièce la plus longue de cet opus. Elle développe dans une tonalité de ré mineur un contrepoint particulièrement élaboré dans lequel se superposent plusieurs mélodies différentes, savamment variées à l’infini ou presque ! L’histoire de cette Chaconne est faite de peines et de douleur : en effet, de retour d’un voyage à Karlsbad (Karlovy Vary en république Tchèque) où il accompagne le prince Leopold parti prendre les bains, Bach apprend que sa femme Maria Barbara est décédée en son absence et inhumée depuis dix jours, lui laissant quatre jeunes enfants âgés de 5 à 11 ans. Dans la douleur, il remanie cette Chaconne en y introduisant dans les voix de basse et de médium deux mélodies de chorals : Dein Will gescheh, Herr Gott, zugleich (Que ta volonté soit faite, Seigneur – à écouter ici) et le choral de Martin Luther Christ lag in Todesbanden (Christ gisait dans les liens de la mort - à écouter ici). Cette Chaconne envoûtante, d’une grande puissance à la fois dramatique et spirituelle invite quelque peu à la méditation. Et Leila Schayegh restitue avec bonheur et ferveur cette plainte incantatoire d’un Bach blessé au plus profond de lui même. On touche alors au sublime ! (pour en savoir plus sur la Chaconne, on pourra consulter cet article , ainsi que cette belle analyse musicale, en anglais).

Au fil de l’écoute, on relèvera aussi l’Adagio de la Troisième sonate de la même puissance émotionnelle que la Chaconne à laquelle il succède, et la Fugue de cette même sonate, plus introvertie que les précédentes mais qui rappelle si besoin était que Bach excellait dans cet art, la construction de ses fugues demeurant encore des modèles d’école. L’Allegro Assai ébouriffant qui tient lieu de conclusion à cette troisième sonate est une démonstration de virtuosité pure. De la Troisième partita, on retiendra tout particulièrement le célèbre Preludio d’une rare perfection et la Gigue finale pleine d’entrain et de vivacité.

Une version de référence

Enfin, la qualité de l’acoustique de la salle choisie pour l’enregistrement a hautement contribué à offrir une prise de son à la mesure de l’interprétation de Leila Schayegh. En effet, la Salle de Musique de La Chauds de Fonds dans la canton suisse de Neuchâtel, construite dans les années 50, est devenue depuis une référence mondiale grâce à son extraordinaire acoustique.

En conclusion, en apportant son propre éclairage au Sei Solo, Leila Shayegh démontre avec un talent impressionnant et une musicalité exceptionnelle qu’il reste toujours quelque chose de nouveau à apporter à ces œuvres majeures. Elle livre une interprétation magistrale, d’une rare perfection, et signe une version qui figurera sans le moindre doute parmi les versions de référence.



Publié le 19 oct. 2022 par Eric Lambert