Der blutige und sterbende Jesus - Keiser

Der blutige und sterbende Jesus - Keiser ©Artothek - Mathias Somer : Ecce Homo - Rijksmuseum Amsterdam
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Une découverte miraculeuse, dans une interprétation de tout premier ordre

Redécouverte en 2006, Der blutige und sterbende Jesus, oratorio-passion de Reinhard Keiser (1674 - 1739), a été recréée en 2010, suite au travail de la musicologue Christine Blanken. Elle a été enfin enregistrée en 2018 à Leipzig durant la Bachfest, par le label CPO, sous la direction de Bernhard Klapprott.

Reinhard Keiser, compositeur allemand, a été l'un des plus importants compositeurs d'opéra de son époque (celle de Bach, Haendel et Telemann, pour ne citer que les plus connus). Entre 1699 et 1733, ce ne sont pas moins de 74 opéras que Keiser a composés (seul ou avec d'autres compositeurs, dont nous n'avons pas forcément tous les manuscrits ou partitions), le discophile se souvient avec émotion du Croesus (enregistré par pour Harmonia Mundi en 2000). Un grand nombre de ces opéras a été réalisé pour Hambourg ou Copenhague. Parallèlement, Keiser a écrit des passions et oratorios (10 entre 1705 et 1736). Der blutige und sterbende Jesus (Jésus saignant et mourant) a été écrit en 1705 mais remanié par le compositeur en 1729. Cet oratorio-passion a été l'occasion, pour la première de 1705 d'un immense scandale, dont il reste des traces dans la littérature d'époque. C'est la partition de 1729 qui a été retrouvée en 2006, modifiée et rendue à des dimensions plus raisonnables, mais surtout « assagie » par Keiser lui-même avec notamment insertion de chorals.

Cet oratorio-passion (que certains considèrent comme étant le premier, mais c'est évidemment soumis à polémique dans laquelle nous ne rentrerons pas !) correspond à une évolution de la forme oratorio (on considère que le premier oratorio, créé en Italie, date de la fin du XVIème). En Allemagne à la fin de l'époque baroque, l'introduction de la musique italienne a produit une immense évolution/ révolution musicale de cette forme (merci aux cantates et autres... opéras italiens). Keiser, il faut le noter, est le premier compositeur à avoir écrit une Passion (en 1712) sur le poème allemand, de Brockes (appelée depuis «  les Passions de Brockes ») dont le texte, l'un des plus importants de l'époque baroque, a été pris ensuite comme support par des compositeurs comme Telemann, Haendel, Mattheson ..., montrant ainsi que, non seulement, Keiser avait le goût sûr, mais également était musicalement « à la hauteur ».

Cet oratorio-passion de Keiser, chanté en allemand comme souvent à l'époque, ne correspondait pas, par ailleurs, aux canons usuels du genre : pas d'évangéliste ni de choral, donc très peu de citations des évangiles. Jésus est omniprésent et enfin, «   crime » le plus important pour l'époque, les arias (dont certains sont des da capo) sont en général extrêmement italianisants. Keiser et son librettiste Menantes (pseudonyme de Friedrich Hunold) ont engagé pour la première représentation trois divas de l'opéra de Hambourg. Enfin il semble (mais là aussi il y a discussion) qu'il y ait eu une mise en scène ! Nous renvoyons le lecteur curieux au texte particulièrement bien documenté de présentation du CD, écrit par Christine Blanken, qui a réalisé l'édition de l'actuel matériel, dont il n'y a malheureusement pas de traduction française.

Les troupes réunies pour l'enregistrement de ce CD, sous la direction experte de Bernhard Klapprott, sont extraordinaires. Keiser est un maître des couleurs orchestrales, utilise des textures ornementales constamment changeantes et souvent peu entendues à cette époque. Par moment on a l'impression d'entendre un extrait d'un opéra de Haendel, ou même d'une cantate de Bach. On ne louera donc jamais assez la prestation du Cantus Thuringia & Capella, dont l'une des spécialités est justement la musique allemande baroque du XVIIIème (une dizaine d'enregistrements discographiques de cet ensemble sont déjà au catalogue de CPO).

Tous les solistes sont issus de la Capella Thuringia (qui accueille des membres éminents, comme par exemple le merveilleux ténor Hans Jörk Mammel, qui incarne dans cet enregistrement Judas), hormis le Jésus chanté par la basse Dominik Wörner. Ce choix du chef semble très adéquat pour cette œuvre, et crée une vraie continuité avec les chœurs.

Jésus possède dans la première partie (42 numéros), pas moins de dix récitatifs et deux airs, ce qui lui donne une importance incroyable, du même type que les récitatifs des Evangélistes dans les Passions que l'on a plus l'occasion d'écouter. Ainsi, son troisième récitatif Kommt setzet euch, et la suite (plages 8 à 13), sont parmi les plus extraordinaires moments du CD 1. On peut également citer l'air de la fille de Sion (plage 17) : Besiege diese Nacht, dans lequel Monika Mauch (soprano), est d'une humanité déroutante. Dans la partie 2 (et donc sur le CD 2), on notera les dialogues de Jésus avec Marie, la soprano Anna Kellnhofer (récitatifs et air, plages 28 et 31), très déconcertants, en particulier au moment de la mort de Jésus. Dans cette deuxième partie plus troublante certainement et incroyablement impliquée musicalement par Keiser, est l'occasion d'entendre l'air de désespoir de Judas (Hans Jörk Mammel), avant sa pendaison (sur scène ?): Num versching, ihr Höllenscharen (plage 6 ). Une originalité, encore est Mein Gott Es ist Volbrach (Tout est fini, plage 41) chanté par Marie, alors que, le mélomane a l'habitude (!?) dans la Passion selon Saint Jean de Bach (même si cette passion date de 1724... entre les deux dates de création de cet oratorio passion !), que Jésus lui-même chante cette partie. D'autres originalités, qui toutes tendent vers une version très dramatique, comme par exemple La fille de Sion qui est chantée, selon les cas, par une soprano ou une alto. Il en est ainsi pour l'air de fureur de Petrus (plage 21, CD 1) où l'émotion est à son apogée, et dans lequel le ténor Mirko Ludwig nous fait trembler.

Ces artistes qui maîtrisent parfaitement leur partie instrumentale ou vocale mettent superbement en lumière cette composition bouleversante et dramatiquement très typée d'un auteur souvent dédaigné (en France, même actuellement). Une interprétation qui va sans aucun doute faire date.



Publié le 20 févr. 2020 par Robert Sabatier