Suite d’un goût étranger - Marais

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Un mini-traité de l’art de la viole par l’exemple

Proposer un nouvel enregistrement de la Suite d’un goût étranger de Marin Marais quinze ans après celui réalisé par Jordi Savall en 2006 constituait un véritable pari pour Robin Pharo et son ensemble Près de votre oreille. En effet, le maître catalan laisse une version de référence au premier abord difficilement surpassable et qui n’a pas pris une ride ! En 1977, Jordi Savall enregistrait déjà de larges extraits du Livre IV de Marin Marais qui contient cette suite. Entre temps le film Tous les matins du Monde a largement contribué à mettre en avant la viole de gambe ainsi que la musique de l’élève du sieur de Sainte Colombe et en 2006, à l’occasion du 350ème anniversaire de la naissance du compositeur, Jordi Savall signait cette fois une version intégrale des trente pièces de la suite saluée par la critique et récompensée d’un Diapason d’Or. Étonnamment, cette suite ne sera entre temps que peu enregistrée dans son intégralité depuis … hormis par Christophe Coin et Vittorio Ghielmi accompagnés de Pascal Monteilhet au théorbe et Christophe Rousset au clavecin, et trois pièces extraites de cette suite figureront en bonne place dans le magnifique et mythique enregistrement de Sophie Watillon parmi lesquelles l’une de ces pièces a donné son nom à l’album : La Rêveuse.


Ecole française de la fin XVIIème, attribué à André Bouys (1656-1740) : portrait présumé de Marin Marais

Un compositeur au faîte de sa carrière musicale

En 1717, onze ans avant sa mort et deux ans après la mort du Roi Louis XIV, Marin Marais alors au sommet de sa carrière de gambiste et de « joueur de viole dans la musique de la chambre du roi » depuis trente huit ans, publie son Quatrième Livre contenant entre autres cette fameuse Suite d'un goût étranger. Trente pièces écrites dans un style à la fois original et très personnel composent cette suite qui témoigne de façon éclatante de la maturité musicale d’un compositeur majeur de l’histoire de la musique… Titon du Tillet écrit au sujet de Marais dans le Parnasse François qu’  « il a porté la viole à son plus haut degré de perfection » !


Article de Titon du Tillet consacré à Marin Marais

Une suite d’un « goût étranger », pourquoi ce nom pour désigner une musique au style pourtant bien français ? Le mot « étranger » renvoie très vraisemblablement au mot « étrange », car le style des pièces composant cette suite est pour le moins inhabituel pour l’époque, à la fois novateur, profondément original et quelque peu « étranger » au goûts habituels de l’époque. Ces pièces aux noms parfois insolites composent un ensemble pour le moins atypique et jouer la suite dans son intégralité permet d’apprécier au mieux chacune de ces pièces dans son contexte.

Une succession de tableaux musicaux

Parmi ces trente pièces, certaines sont bien connues des amateurs de musique baroque. La Marche Tartare  au ton martial et majestueux tient lieu d’ouverture, elle compte parmi les œuvres les plus emblématiques de Marin Marais. Citons ensuite La Rêveuse, dont le titre évoque inévitablement Sophie Watillon et son enregistrement d’exception. Interprétée par Robin Pharo avec l’intensité dramatique qui lui sied si bien, cette pièce est une pure merveille qui invite l’auditeur à se perdre dans ses rêves à travers une musique que l’on peut sans le moindre doute qualifier d’envoûtante ! Le Labyrinthe est une pièce tout à fait étonnante, mais laissons à son sujet le commentaire à Titon du Tillet qui écrivait, toujours dans son Parnasse François : « Une pièce de son quatrième livre intitulée Le Labyrinthe, ou après avoir passé par divers tons, touché diverses dissonances et avoir marqué par des tons graves et ensuite par des tons vifs et animés l’incertitude d’un homme embrassé dans un labyrinthe, il en sort enfin heureusement et finit par une chaconne d’un ton gracieux et naturel ». A la douce quiétude du rondeau Le Bijou, tout en subtiles nuances, succède la virtuosité ébouriffante du Tourbillon évoquant une violente tempête, bénéficiant d’une interprétation irréprochable à travers laquelle Robin Pharo se joue des difficultés techniques (à écouter ici). L’Allemande pour le sujet et gigue pour la basse est une pièce réellement originale de par sa structure très particulière que l’on pourrait qualifier d’expérimentale. La superposition de deux rythmes différents donne un résultat réellement étonnant ! La Muzette évoque quant à elle un branle paysan, danse populaire très en vogue depuis le Moyen-Age , dans lequel la seconde viole fait office de bourdon et marque le rythme de la danse. Autre originalité, l’Allemande L’Asmatique dans laquelle l’usage de syncopes et de notes sonnant à contre temps confèrent à cette courte pièce un caractère des plus surprenant ! On retiendra également Le Caprice ou Sonate, un duo viole-théorbe d’une beauté pure, quasi méditatif dans son premier mouvement à la suite duquel s’enchaîne un second mouvement plein de gaîté au style totalement « marésien ». Difficile de citer chacune des trente pièce individuellement tant les surprises sont nombreuses, rien de vaut une (ou plusieurs) écoute attentive pour en apprécier toutes les subtilités ! Le Badinage (à écouter ici), pièce également bien connue des mélomanes, tient lieu de conclusion. Magnifiquement arpégée, cette pièce en forme de plainte renferme une belle intensité dramatique superbement restituée par Robin Pharo et son ensemble.

Une interprétation d’une grande élégance

De pièce en pièce, l’auditeur se laisse emporter par cette succession de tableaux musicaux d’une grande diversité. Un bel exercice de style et un trésor d’imagination de la part de Marin Marais qui alterne savamment les ambiances. Ainsi, la monotonie ne s’installe jamais et chaque pièce apporte son lot de surprises et d’originalités. L’interprétation qu’en livre Robin Pharo est d’une grande élégance, très épurée, elle procure à l’auditeur des moments d'émotion intense ! Son approche est très différente de la version de Jordi Savall, moins démonstrative, plus poétique, plus introvertie peut-être et il convient de souligner également une maîtrise technique absolue de l’instrument. Robin Pharo réussit à merveille à restituer la magie et l’inventivité de cette musique captivante qui explore au plus profond l’art et les subtilités de la viole de gambe et le potentiel de l’instrument. Un mini-traité de la viole par l’exemple en quelque sorte…

Assurément, cet enregistrement de haute volée de l’une des pièces maîtresses de l’œuvre de Marin Marais fera date. Et de par sa lecture totalement différente de celle de Jordi Savall, il ne fera en aucun cas double emploi. Servi par une prise de son fabuleuse, le son de la viole est d’un réalisme saisissant !!! Mais la réussite de cet enregistrement tient également à l’ensemble des musiciens qui ont participé à l’aventure aux côtés de Robin Pharo et qu’il convient de citer : Ronald Martin Alonso (seconde viole de gambe), Thibaut Roussel (théorbe et guitare baroque), Ronan Khalil (clavecin et orgue) et Loris Barrucand (clavecin et orgue). Pari réussi pour Robin Pharo et l’ensemble Près de votre oreille, qui signent là un bien bel enregistrement de l’un des point culminant de l’œuvre de Marais et du répertoire français pour la viole de gambe.



Publié le 28 déc. 2021 par Eric Lambert