Suites à la mémoire d'un poète - Visée

Suites à la mémoire d'un poète - Visée ©
Afficher les détails
Dans l’intimité du Roi Soleil

Compositeur favori de Louis XIV, Robert de Visée compte parmi ceux qui ont donné à la guitare ses lettres de noblesse. Son nom apparaît pour la première fois en 1680 dans un écrit de François Le Gallois qui le présente comme l’un des meilleurs joueurs de théorbe. Il fût probablement élève de Francesco Corbetta à qui il dédiera son fameux Tombeau de Mr. Francisque Corbet, mais il est aussi celui qui eut l’honneur d’enseigner la guitare au Roi et de compter parmi les musiciens admis à jouer pour lui et ses proches le soir dans la chambre royale. En effet, après la cérémonie du Grand Coucher, le Roi aimait tout particulièrement réunir auprès de lui ses musiciens favoris pour les entendre en toute intimité.

La dédicace au Roi de son premier Livre de guittarre permet à elle seule de mesurer sa proximité avec le souverain : « ...elles [les pièces pour guitare] ont eu plusieurs fois la gloire d'amuser Votre Maejesté dans les heures de ce précieux loisir, ou elle se délasse de ses Augustes travaux et de ses grandes occupations qui reglent aujourd'huy le destin de toutte l'Europe ». Les deux livres de guitare qu’il publia en 1682 et 1686 sont tous deux dédiés au Roi ; cependant, on sait assez peu de chose sur ce musicien qui compte pourtant parmi les compositeurs qui ont marqué son époque. Et l’iconographie le concernant est totalement inexistante, le célèbre tableau de François Puget conservé au musée du Louvre représenterait selon les experts non pas Robert de Visée mais Pierre Gautier (dit Gautier de Marseille) et des musiciens provençaux.


François Puget : Réunion de musiciens, 1688

Selon des découvertes très récentes faisant suite à de longs mois de recherches menées par le claveciniste Frédéric Michel, la musicologue Marie Demeilliez (qui signe un texte du plus grand intérêt contenu dans le livret) et le luthiste Thibaut Roussel, on sait désormais qu'il est né à La Flèche, ville historiquement située en Anjou à la lisière du Maine. Fils de Robert Visée (sans la particule), « joueur d'instruments et de viole » de son état, il est baptisé dans cette même ville le 16 octobre 1652 comme le mentionne son acte de baptême retrouvé il y a peu. Orphelin à l’âge de dix ans, il est envoyé à Paris par sa famille et étudie la musique sans que l’on puisse disposer de plus de détails actuellement. Nul donc ne connaît le cheminement musical de ce jeune orphelin issu de la campagne angevine qui va devenir l’un des musiciens les plus prisés de son temps. Quoiqu’il en soit, sa renommée grandissante en tant que guitariste, luthiste et théorbiste va le conduire durablement à la cour de Versailles. Le succès de sa musique auprès de Louis XIV lui vaudra alors l’obtention le 30 octobre 1709 d’une charge de « chantre ordinaire de la Musique de la chambre », assortie de 600 livres de gages annuels.

La vie professionnelle de Robert de Visée est relativement bien documentée, grâce à la notoriété dont il jouit à son époque. On retrouve en effet son nom dans de nombreux écrits et documents de son époque qui citent aussi le noms des musiciens qu’il côtoie. Ainsi, « le 7 janvier 1710 au soir, le roi revenant de Trianon passa chez la duchesse de Bourgogne, où il trouve une très belle symphonie, composée de des Costeaux (René Pignon des Coteaux, pionnier de la flûte traversière, NDLR), pour la flute allemande, de Vizé (Robert de Visée, NDLR), pour le théorbe, de Buterne (Jean-Baptiste Buterne, maître de clavecin de Marie-Anne de Bourbon, NDLR), pour le clavecin, et de Fourcroy (Antoine Forqueray, NDLR), pour la basse de viole » (Mémoires sur le règne de Louis XIV, par Louis-François Du Bouchet, marquis de Sourches). Madame de Sévigné relate de son côté dans une lettre à sa fille un concert à la Cour réunissant de Robert de Visée, Marin Marais, et les flûtistes René Pignon des Coteaux et Philibert Rébillé (dit Philbert).

Au théorbe ou à la guitare, il participe régulièrement aux soirées données par madame de Maintenon. Dans une lettre datée de 1688 écrite par le gambiste Jean Rousseau, auteur d’un fameux Traité de la viole publié en1687 qui fait toujours autorité, ce dernier relate que « Monsieur de Visée aurait pris l'archet pour jouer une Sarabande qu'il avait composé sur la viole, et joue finalement deux Pieces ». Rien de très surprenant au fond car le père de Robert de Visée était lui aussi gambiste. Vers 1719, il devient « maître de guitare du Roy », Louis XV cette fois, fonction assortie de gages annuels à hauteur de 1200 livres. Enfin, on connaît désormais avec précision la date de son décès, soit le 15 février 1730, grâce à un acte notarié réalisé pour inventorier ses biens. Un article rassemblant l’intégralité des recherches menées dans le cadre de ce projet discographique fera l’objet d’une publication d’ici peu par la Société Française de Luth et l’Université de Grenoble. D’autre part, Gérard Rebours prépare de son côté un article sur l’œuvre de Robert de Visée.

Robert de Visée a laissé de nombreuses œuvres majeures pour la guitare et le théorbe. Outre les deux livres de guitare de 1682 et 1686, il publie également en 1716 un Livre de pièces de théorbe et de luth mises en partition dessus et basse, la partie du dessus pouvant être jouée par un violon, une flûte ou un hautbois. Mais au-delà de ces trois publications officielles, c'est sous la forme manuscrite que l’on trouve la plus grande partie des œuvres de Robert de Visée. On recense cent quatre vingt neuf pièces originales, lesquelles se déclinent pas moins de huit cent quinze fois (source Gérard Rebours). Ces pièces qui ont recueilli un grand succès ont abondamment circulé. Elles ont ainsi été recopiées à maintes reprises, parfois mal comme le déplorait d’ailleurs Robert de Visée lui même. Parmi ses pièces les plus célèbres, on peut citer l’émouvante Plainte composée à la mémoire de ses deux filles décédées, quelques arrangements de pièces de François Couperin, comme Les Sylvains, et des extraits d’opéras de Jean-Baptiste Lully.

Robert de Visée eut pour disciple Jean-Etienne Vaudry de Sayzenay, conseiller au Parlement de Besançon, luthiste et théorbiste amateur, de toute évidence de très bon niveau. Comme la plupart des luthistes de l’époque, il recueillait en tablatures les compositions de ses contemporains et a laissé à la postérité un véritable trésor. En effet, ce précieux manuscrit, conservé à la Bibliothèque de Besançon, constitue actuellement une source musicale de premier ordre que tous les luthistes actuels connaissent bien. Désormais baptisé du nom de son auteur, ce Manuscrit dit de Saizenay, commencé en 1699, se compose de deux volumes dont la qualité de la graphie est particulièrement remarquable et peut être utilisé tel quel en l’état. Il comporte bien sûr bon nombre de pièces de de Visée, ainsi que des transcriptions de pièces de Lully ou Couperin que l’on doit très certainement à Robert de Visée.

Dans le sillage d’Hopkinson Smith, le premier à avoir consacré un enregistrement complet au compositeur, on peut citer entre autres les noms de Jacob Lindberg, José Miguel Moreno, Xavier Diaz Latorre et Pascal Monteilhet, et l’on peut désormais ajouter aussi le nom de Thibaut Roussel qui présente un enregistrement dédié à celui qui fut le maître de guitare de deux rois. Après des études de guitare et de technicien du son, il se spécialise dans l'interprétation de la musique ancienne avec l'étude du luth, du théorbe et de la guitare baroque au Conservatoire à Rayonnement Régional de Versailles dans la classe de Benjamin Perrot. Cependant, il revendique une sensibilité et une affection particulières pour le théorbe. En 2010 , il obtient un DEM (diplôme d’études musicales) à l'unanimité avec félicitations du jury. Depuis, il collabore en tant que continuiste avec plusieurs ensembles, tout particulièrement avec l’ensemble Pygmalion dirigé par Raphaël Pichon et l’ensemble Correspondances dirigé par Sébastien Daucé.

Dans cet album, Thibaut Roussel a fait le choix de ne présenter que des œuvres écrites pour le théorbe uniquement, délaissant totalement l’œuvre pour la guitare et le luth qui pourraient, espérons le, faire l’objet d’un futur projet discographique car ce volet de son œuvre est très peu enregistré, et ses œuvres écrites pour le luth sont assez peu jouées et n’ont quant à elles jamais été enregistrées. Le programme se compose de quatre suites extraites du Manuscrit de Saizenay (à consulter ici), un autre manuscrit, celui d’Agen, a toutefois été utilisée concomitamment pour la première suite. Entre ces suites ont ont été insérés des airs de cours, un genre musical généralement écrit pour voix et luth et particulièrement prisé à cette même époque. Et c’est une très intéressante Chaconne signée... Nicolas Hotman qui tient lieu d’introduction. Nicolas Hotman est en quelque sorte le père de l’école française de théorbe. La plus grande partie de son œuvre pour le luth et le théorbe est hélas perdue, mais il reste quand même une petite soixantaine de pièces dispersées dans divers manuscrits. Cette Chaconne, outre sa beauté intrinsèque, préfigure à l’évidence le style de Robert de Visée et permet d’emblée d’apprécier le son du théorbe sous les doigts de Thibaut Roussel. Un son profond, rond, d’une grande douceur, sans sécheresse ni agressivité, avec de beaux graves profonds.


Portrait de Nicolas Hotman

Vient ensuite un premier air de cour d’Antoine Boësset, contemporain de Nicolas Hotman, considéré comme celui qui a popularisé ce genre musical très en vogue au XVIIe siècle. Accompagnée par les violes de Myriam Rignol et de Mathilde Vialle ainsi que le théorbe de Thibaut Roussel, la soprano Perrine Devillers interprète Noires Forêts. Sa lecture de cet air de cour est particulièrement réussie… Diction, modulation de la voix, ornementation sont irréprochables.

Noires forests, demeures sombres,
Où le Soleil ne luit que rarement,
Que je me plais parmy vos ombres :
Et qu'elles flattent bien les plaintes d'un amant...


Antoine Boësset : Frontispice des Airs de cour mis en tablature de luth

C’est alors que Thibault Roussel rentre dans le vif du sujet… avec une première Suite de Robert de Visée en tonalité de la mineur s’ouvrant sur un splendide Prélude. Rappelons que la pratique du prélude est spécifique à la musique française pour les instruments de la famille du luth (mais aussi du clavecin). Il avait pour double fonction de vérifier l’accord, tout en installant la tonalité. Souvent improvisé selon l’état d’esprit du moment, il n’était pas mesuré.(absence d’indication de mesure, de rythme et de tempo), ce qui laissait toute liberté à chaque interprète de le restituer comme il le ressentait. S’ensuit une majestueuse Allemande intitulée La Royale qui compte parmi les pièces les plus connues du compositeur., suivie d’une Gavotte de la même veine que les pièces précédentes, une Sarabande à la ligne mélodique particulièrement soignée, à laquelle succède l’une si ce n’est la plus belle Chaconne écrite par le compositeur. Dans cette pièce, les déclinaisons du thème se succèdent presque à l’infini, difficile de le pas se laisser emporter par cette musique au caractère hypnotique (à écouter ici). La Suite s’achève sur La Mascarade, qui se caractérise par un emploi du registre d’extrême grave, sublimée par une belle maîtrise de l’ornementation et un phrasé remarquable de Thibaut Roussel. Ainsi, cette première Suite donne le ton de ce qui va suivre.

Il est difficile lorsque l’on évoque les airs de cour de ne pas faire référence à Michel Lambert, un compositeur considéré comme le maître du genre, qui fût aussi le beau père de Jean Baptiste Lully. Ah ! puisque la rigueur extresme (De l'ingratte que j'ayme. M'oste tout espoir de guérir, Amour, quel conseil dois-je suivre ? Je ne puis la voir sans mourir) compte parmi ses airs les plus célèbres, il est ici interprété avec retenue et sensibilité par une Perrine Devillers très inspirée.

La seconde Suite, en tonalité de ré majeur cette fois, débute avec un Prélude monumental interprété de manière très subtile, la Courante qui vient juste après la Sarabande est suivie d’un Double proposé par Thibaut Roussel. Dans la musique baroque, le double consiste à reprendre la pièce originale en l’agrémentant de notes supplémentaires entre deux notes de la mélodie originale. Dans la musique pour le luth ou le théorbe, ce procédé était très courant, parfois, c’était l’auteur de la pièce qui y ajoutait un double, parfois, ce double était ajouté par un autre luthiste, et souvent, il pouvait être improvisé. Cette suite trouve sa conclusion avec un air de Logistille (Par le secours d'une douce harmonie), extrait du Roland de Lully et transcrit pour le théorbe par Robert de Visée. Ces transcriptions d’airs d’opéras étaient monnaie courante, et dans cette pièce particulièrement réussie, d’une grande intensité, les graves du théorbe lui confèrent une autre dimension.

En miroir avec l’air de cour de Michel Lambert entendu précédemment, vient une Plainte sur la mort de Monsieur Lambert composée par Jacques du Buisson, dont l’aspect dramatique est particulièrement bien rendu, tant par les intonations de Perrine Devillers qui a su en trouver le ton approprié que par l’accompagnement.

Autre tonalité, autre climat… avec une troisième Suite en do mineur dans laquelle on retrouve cette fameuse Plainte pour Mesdemoiselle de Visée-Allemande de Monsieur leur père. (à écouter ici). On connaît mal les circonstances qui ont conduit à la composition de cette pièce en hommage à ses deux filles décédées. Il s’agit là d’une poignante épitaphe musicale, à la fois grave et poignante poignante dont l’aspect dramatique est superbement bien restitué. L’emploi toujours très subtil du rubato par Thibaut Roussel, l’usage toujours très à propos des modulations et des ornementations confèrent à cette pièce une grande puissance émotionnelle. Une Gigue au contrepoint très élaboré, remarquablement bien servie par un phrasé irréprochable tient lieu de conclusion de cette courte suite se composant de quatre pièces.


Partition du Tombeau de mesdemoiselles de Visée

On doit le dernier air de cour du programme à Jean-Baptiste Drouart de Bousset. Pourquoy doux rossignol est extrait d’un recueil d’airs sérieux publié en 1695. Outre les subtiles nuances de la voix de Perrine Devillers, il convient de souligner le fort bel accompagnement du continuo, notamment la partie jouée au dessus de viole par Mathilde Vialle qui est une authentique merveille.

La dernière Suite en tonalité de mi mineur, réserve une bien belle surprise. Juste à la suite du Prélude à l’image des précédents, se présente une Allemande d’une grande profondeur, au cours de laquelle Thibaut Roussel est rejoint par la viole en pizzicato de Mathilde Vialle pour une contrepartie (Double) du plus bel effet, comme cela se pratiquait très vraisemblablement lorsque Robert de Visée et les musiciens favoris du roi de l’époque se réunissaient le soir dans la chambre du roi. La Gigue et son Double dévoilent de fort belles diminutions qui offrent un moment de pur bonheur. Le programme s’achève en beauté avec une Chaconne d’une grande élégance. Écrite dans un style enjoué assez inhabituel, son rythme est quelque peu tourbillonnant. D’une grande virtuosité totalement maîtrisée, elle est interprétée avec fluidité par Thibaut Roussel qui fait preuve une fois de plus de son incontestable talent pour l’ornementation (à écouter ici).

A travers cet enregistrement de haut vol, Thibaut Roussel inscrit cet enregistrement parmi les meilleurs consacrés à ce musicien qui a porté l’art de toucher le théorbe à son firmament. Un petit mot sur l’instrument sur lequel il joue la totalité des pièces de Robert de Visée: il s’agit d’un instrument signé Maurice Ottiger, un luthier de grand renom qui a pris la succession de son maître, un certain Jacob Van de Geest, sans doute le plus grand luthier de son temps et a laissé des instruments de très grande qualité. Par contre, c’est un luth de Félix Lienhard qui est utilisé dans l’accompagnement des airs de cour de Boësset, Lambert et Drouart de Bousset. Précisons que Thibaut Roussel utilise par commodité des cordes synthétiques qui permettent de pallier les variations hygrométriques, mais produisent un son quasi identique à celles des cordes en boyau.


Théorbe de Mateo Sellas, collection du musée de la Musique, Paris

La prise de son, d’une grande clarté, très naturelle, avec très peu de réverbération, met particulièrement en valeur le son du théorbe, notamment dans le registre grave. La captation du théorbe aurait peut-être gagné à être opérée d’un tout petit peu plus près, mais ce choix aurait certainement eu pour conséquence de créer un déséquilibre avec le chant. Il s’agit d’un détail mineur qui ne nuit absolument pas à l’écoute.

Thibaut Roussel rend un bien bel hommage à Robert de Visée et démontre que derrière cette musique d’une apparente simplicité se cache un trésor d’expressivité, de raffinement et de poésie ! D’où le titre donné à cet enregistrement, pour lequel on pourra aussi lire avec intérêt les explications de Thibaut Roussel sur le théorbe… Il offre une relecture personnelle passionnante d’une musique d’une incroyable profondeur et démontre ainsi que tout n’a pas encore été dit sur celui qui fût l’un des derniers représentants de l’école française de luth et de théorbe. Joël Dugot, luthier, luthiste et l’un des artisans du renouveau du luth en France écrit au sujet de Robert de Visée qu’à l’écoute de sa musique, « on devine un homme qui, comme son collègue François Couperin, préfère tout ce qui touche plutôt que ce qui surprend… ». Cet enregistrement en est la preuve incontestable.



Publié le 29 janv. 2025 par Eric Lambert