Suites a violoncello solo senza basso - Johann Sebastian Bach

Suites a violoncello solo senza basso - Johann Sebastian Bach ©Elena Andreyev
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© Elena Andreyev & Emmanuelle Huteau

Instrument fascinant, le violoncelle n’a que trop longtemps occupé une place mineure au sein de l’histoire de la musique. Appartenant à la famille des cordes frottées par un archet ou pincées (pizzicati), le violoncelle peine à s’affirmer. Pourtant, par une écoute attentive, il provoque bien souvent un bouleversement émotionnel déclenché par le son feutré qui en émane. Il jouit d’une tessiture étendue. Ses capacités polyphoniques sont d’une richesse inouïe. Elles constituent la membrane cellulaire des sentiments de l’âme humaine. L’instrument exprime avec grâce tout autant la noirceur de la peine que l’éclat de l’allégresse. Il touche en plein cœur notre sensibilité…

Le premier violoncelle est fabriqué vers 1552 par Andrea Amati (ca. 1505-1577), célèbre luthier de Cremone (Italie). Entre le XVIème et le XVIIIème siècle, l’instrument connaît de nombreuses modifications (ajout de cordes, réduction de la taille du corps de l’instrument, …) apportées par les plus grands luthiers de l’époque tels Andrea Amati, Antonio Stradivari (1644-1737), Bartolomeo Giuseppe Guarneri (1698-1744).
Substitut de la viole de basse, le violoncelle voit son rôle réduit à celui d’accompagnement (basse continue ou continuo). En renfort du clavecin, il étaie la ligne de continuo qui constitue l’assise de l’harmonie dans les œuvres baroques. Il complète également les structures musicales (agencement des idées, du sens et de la finalité par une syntaxe organisant le langage musical).
Malgré les avancées techniques, le violoncelle reste dans l’ombre de la basse de viole, de la viole de gambe dont la littérature est prolifique sous l’influence des compositeurs français Jean de Sainte-Colombe (1640-1700), Marin Marais (1656-1728), Antoine Forqueray (1672-1745) et Jean-Baptiste Forqueray (1699-1782) et anglais William Byrd (1539/1540-1623), Alfonso Ferrabosco (ca. 1575-1628), Orlando Gibbons (1583-1625), Henry Purcell (1659-1695).
Ce n’est seulement à la fin du XVIIIème siècle que le violoncelle s’impose sous l’égide d’Antonio Vivaldi (1678-1741). « Il Prete Rosso » (Le Prêtre roux) a écrit vingt-sept concertos pour cet instrument. D’autres compositeurs le rejoignent comme le violoncelliste virtuose Luigi Boccherini (1734-1741). Et c’est enfin Johann Sebastian Bach (1685-1750) qui consacre le violoncelle en tant qu’instrument soliste et concertant avec les Six Suites pour violoncelle seul, objet de cette chronique.

Respectant leur dénomination originale, les Suites a violoncello solo senza basso (BWV 1007 à 1002) ont été composées vers 1720 à Köthen (Allemagne). La théorie musicale situe la naissance du violoncelle moderne à cette époque. Rappelons qu’entre 1717 et 1723, Johann Sebastian Bach occupait la fonction de Kapellmeister (maître de chapelle) à la cour du prince Léopold d’Anhalt-Köthen (1694-1728). D’influence calviniste, la cour ne permettait pas à Bach de composer de musique religieuse. Il tira parti de ces six années pour écrire la majeure partie de sa musique instrumentale.
Il est admis que les Suites pour violoncelle solo aient été composées soit pour Christian Ferdinand Abel (1682-1761), soit pour Christian Bernhard Linigke (1673-1751). Tous deux étaient des amis et des confrères de Bach.
La dénomination suite apparaît en France comme titre d’un recueil de danses publié par Pierre Attaingnant (1494-1551/1552). Les Six Suites pour violoncelle adoptent la structure des suites de danses, dont quatre apparaissent comme obligatoires (allemande, courante, sarabande et gigue). Elles s’établissent dans une succession, dite classique de danses, établie par Johann-Jacob Froberger (1616-1667). Mais la structure n’est pas fermée et se module à volonté. Bach ajoute d’autres mouvements tels que le prélude, la gavotte, la bourrée ou bien encore le menuet. Ces suites ont toutes en commun l’unité tonale et la forme bipartite à reprise. Relevons une particularité factuelle : la musique de danse n’a plus pour principal objet celui de danser. Le caractère varié des danses prouve que les suites de danses sont devenues une musique purement instrumentale.
Frappée par le destin, le manuscrit autographe des Suites a été perdu comme la plupart des œuvres de Bach. Cependant, des copies ont été réalisées et sont au nombre de trois. La première est celle de l’organiste et compositeur allemand Johann Peter Kellner (1705-1772) vers 1726. Les ornements sont d’une opulente fécondité. La seconde est signée de la main de la seconde femme de Bach, Anna Magdalena (1701-1760). Datant de 1727 ou de 1728, la partition apparaît comme moins enrichie, moins étoffée. Quant à la troisième partition, elle est due à l’organiste Johann Jacob Heinrich Westphal (1756-1825). Le phrasé et les ornements sont d’une extrême précision.

Longtemps oubliées, les Six Suites sont redécouvertes au début du XXème siècle par le violoncelliste Pablo Casals (1876-1973). D’autres violoncellistes les ont interprétées notamment le célèbre Mstislav Rostropovitch (1927-1980), mais également Ophélie Gaillard, Jean-Guihen Queyras pour ne citer qu’eux.
Marchant sur les pas de ses prédécesseurs ou contemporains, la violoncelliste Elena Andreyev nous livre, ici, une éclatante interprétation où ses qualités musicales sont confirmées. Nous la remercions vivement d’être « sortie de l’ombre ». La violoncelliste est un pilier des Arts Florissants, dirigés par William Christie. Elle est également dédicataire d’œuvres contemporaines de Georges Aperghis et de Gérard Pesson.

Paru en 2015, le premier opus contient les Suites 1 à 3 (BWV 1007, BWV 1008 et BWV 1009) de Johann Sebastian Bach.
Composée en 1720, la Suite 1 en Sol majeur (BWV 1007) ouvre le « bal ». Décomposée en 6 mouvements, la tonalité en Sol majeur employée ne présente aucune difficulté notamment concernant l’accès aux fa dièses à toutes les positions. Nous entendons aisément les tirés et poussés de l’archet. Pour bon nombre, cela pourrait être préjudiciable à la qualité de l’enregistrement. Nous n’y voyons qu’une manifestation vivante de l’interprétation. Cette « respiration » est vouée à l’émanation sonore. Les premières notes du Prélude (CD 1, piste 01) sonnent, musique si familière à nos oreilles… Ouverture purement instrumentale, le Prélude se déploie dans une succession ininterrompue de doubles croches. La vitesse de l’archet, la pression de celui-ci et la position de la mèche ne souffrent d’aucune faiblesse, ni défaut. Le point de résonnance est parfait relevant le caractère harmonique de la pièce. Bien que couramment employé à la radio, au cinéma, à la télévision, le prélude nous fascine toujours autant. Nous sommes tenus en haleine jusqu’à la montée chromatique, d’une octave et demie, des avant-dernières mesures. Puis le mouvement Allemande (p. 02) entre dans la danse. L’allemande est un morceau de coupe binaire avec reprises de tempo modéré et de rythme binaire à deux ou quatre temps (en l’espèce, 4/4), chrysalide de l’allegro introductif de la sonate. Elena Andreyev conserve l’énergie vitale à cette nouvelle série de doubles croches (si-ré-la-sol-fa dièse-sol-ré-mi-fa dièse) et développe, sous son archet, la gracile mélodie. La Courante (p. 03) resplendit de légèreté dans une parfaite alternance de doubles croches et de croches dans le grave. Bach y privilégie sans conteste l’harmonie. Mouvement lent à trois temps, la Sarabande (p. 04) arbore de subtiles trilles et de fins mordants. Le mordant est une technique de jeu consistant à jouer très rapidement la note conjointe (dans la gamme diatonique) de la note sur laquelle s’applique le mordant. Renforçant l’interprétation, Elena Andreyev lui confère une exécution ancienne. Le mordant a donc une durée empruntée à la note à laquelle il est lié. A la piste 05, la violoncelliste fait sonner son instrument sur deux Menuets à trois temps. Ils répondent à l’exposition AABB. Le premier, écrit en Sol majeur, contraste nettement avec le second composé en Sol mineur. Une brève Gigue (p. 06) conclut la première suite. De rythme ternaire, la gigue s’exprime d’un ton alerte. Grâce à la qualité de l’enregistrement, nous percevons aisément les fins sautillés de l’archet sur les notes répétées.
La Suite 2 en Ré mineur (BWV 1008) est composée en 1721. Le Prélude introductif (p. 07) démontre l’inventivité mélodique de Bach. Une mélancolie sonore nous étreint. Enivrons-nous des accords conclusifs en arpèges. La suite enchaîne de nouveau une Allemande intense (p. 08), une Courante enflammée (p. 09) dont le propos est « calmé » par l’austère Sarabande (p. 10). Le tourment nous oppresse. Saisissons, par ailleurs, le geste naturel de l’archet tenu par Elena Andreyev. Les deux Menuets (p. 11) s’opposent en tonalité Ré mineur et Ré majeur résonnant avec le dernier mouvement, la Gigue (p. 12) employant les couleurs sombres du Ré mineur.
En Ut majeur (Do majeur, ton lumineux), la Suite 3 (BWV 1009, composée en 1722) ne comporte aucune altération (dièse, bémol, bécarre) à la clé. Bach nous surprend et casse la « pseudo-monotonie » de l’écoute. Le Prélude (p. 13) commence par une gamme descendante, au son fort envoûtant. Il dévoile un mouvement perpétuel d’arpèges accouplé de marches harmoniques et se « meurt » sur la résonance de la corde basse à vide du violoncelle. Elena Andreyev se livre entièrement, ce que nous apprécions vu sa discrétion scénique jusque ces enregistrements. Elle nous tient de nouveau en haleine par les triples croches de l’Allemande (p. 14). Le monologue musical fait preuve d’éloquence et dompte une Courante (p. 15) au ton alerte. Laissons s’imposer les prenants accords de la Sarabande (p. 16). Nos pieds seraient tentés de suivre les deux Bourrées (p. 17), danses populaires françaises de rythme binaire. Bach les a composées en tonalité opposée (Ut majeur/Ut mineur), évitant de fait une certaine monotonie musicale. L’élan trouve écho avec la Gigue in fine (p. 18), pleine d’énergie.

Il a donc fallu attendre février 2018 pour obtenir le second opus des Suites pour violoncelle de Bach, enregistré par la violoncelliste Elena Andreyev. Les Suites épousent le même ordonnancement avec ajout, là encore, de mouvements fluctuants (bourrées et gavottes). L’inventivité de Bach suit une ligne ascendante de plus en plus complexe. Par degré, l’émotion escalade les hauts sommets de la musique du compositeur.
Ecrite en Mi bémol majeur, la Suite 4 (BWV 1010, 1723) réclame une technique hors pair. En effet, la tonalité apparaît comme plus complexe du fait du La bémol, note difficile à atteindre au violoncelle. Comme les quatre suites précédentes, elle s’ouvre par le Prélude (Volume 2, p. 01). Elena Andreyev sort triomphante des nombreuses difficultés techniques, en particulier le déferlement de doubles croches. Elle maîtrise son instrument avec virtuosité sur la pédale présente sur la durée de l’accord. La pédale est une note de l’accord qui se poursuit sur d’autres accords et se résout sur une note de l’accord initial. En l’espèce, la pédale est dite tonique. Cette agitation trouve quiétude dans l’Allemande (p. 02) qui s’évapore dans les vifs triolets de la Courante (p. 03). L’énergie est, de nouveau, muselée par la Sarabande (p. 04) au rythme lent, flâneur. Les deux Bourrées (p. 05) s’unissent dans la même tonalité. Nouvel exercice de haute voltige, la violoncelliste expose le mouvement perpétuel de la Gigue (p. 06). La recherche de la qualité optimale du son ne fait aucun doute.
En 1724, Johann Sebastian Bach compose la Suite 5 en Ut mineur (BWV 1011). Il s’affranchit du schéma imposé dans les précédentes. Nous découvrons l’influence française instillé à la suite. Le Prélude (p. 07) se divise en deux parties suivant le modèle de l’ouverture à la française. L’expression est à son paroxysme. La première division s’accomplit dans un rythme lent au ton sombre (tonalité mineure). Elle démontre l’étendue de la palette sonore de l’instrument. La seconde, quant à elle, s’affirme dans un mouvement fugué. Imaginons la trajectoire de l’archet sur les cordes. L’Allemande (p. 08) s’anoblit de riches ornements. La Courante (p. 09) oppose sa vivacité à la lenteur de la Sarabande (p. 10). Autre opposition, les deux Gavottes (p. 11) s’affrontent jovialement dans une joute binaire contre ternaire. La gavotte tire son nom des habitants de Gap (Hautes-Alpes), les Gavots. De tradition, elle constitue une danse binaire et de tendance joyeuse. La Suite 5 trouve son dénouement dans la Gigue (p.12) au caractère enjoué.
Point d’orgue du second opus, la Suite 6 (BWV 1012) est composée en 1725 et arbore la tonalité de Ré majeur. Lors de sa composition, Bach l’a destinée à être jouée sur un instrument à cinq cordes dont une corde aiguë est accordée à Mi, une quinte au-dessus du La aigu. Elle nécessite une technique sans faille, ce dont Elena Andreyev est indéniablement dotée. Une certaine liberté de style se dégage de l’écriture. Le Prélude (p. 13) se livre aux assauts des contrastes (piano, forte). Prêtons l’oreille à la note Ré jouée sur des cordes alternées. L’idée d’improvisation, maîtrisée, nous envahit lors de l’Allemande (p. 14). La violoncelliste tire profit de son instrument à cinq cordes, copie d’après Antonio Stradivari, faite à Paris par Stephan Van Baehr en 2005 et montée par le luthier Arnaud Giral. La Courante (p. 15) met en exergue l’amplitude de l’instrument résonnant sous l’archet conçu par Luis Emilio Rodriguez Carrington. La Sarabande (p. 16), au rythme syncopé, fait place à deux Gavottes enjouées (p. 17). Enfin le mouvement ultime, la Gigue (p. 18), clôt le second opus. La violoncelliste se lance dans une frénétique envolée de doubles croches, témoin encore de sa virtuosité.

Si nous devions résumer les deux opus, que retiendrions-nous ?
Tout d’abord, le critère d’ordre s’impose délibérément à notre esprit. Les suites s’enchaînent à la perfection sans irrégularité même lors des passages complexes et les ajouts (menuets, bourrées, gavottes). Les Suitess’inscrivent dans une ascension graduelle vers le sommet de l’art de la composition.
Puis, nous saisissons parfaitement la quête « obsessionnelle » de l’expressivité chez Johann Sebastian Bach. Le compositeur pousse l’instrument dans ses plus infimes possibilités en utilisant tous les registres. L’écriture est au service de la polyphonie. Jamais jusque lors, le violoncelle n’avait sonné de la sorte.
Enfin, la régularité rythmique insuffle aux Six Suites une vitalité pénétrante, et ce toujours au service de l’émotion.
Nous en conviendrons volontiers, tous et toutes, cette musique ne prendrait vie sans l’intervention, l’interprétation virtuose de la violoncelliste de « l’ombre », Elena Andreyev !



Publié le 27 mars 2018 par Jean-Stéphane SOURD DURAND