Le Temple de la Gloire - Jean-Philippe Rameau

Le Temple de la Gloire - Jean-Philippe Rameau ©RMN-Grand Palais - Jean Valade - Allégorie à la nomination de Louis-Charles-Auguste Fouquet, maréchal-duc de Belle-Isle
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Le Temple de Rameau et Voltaire

L'année 1745 marque une sorte d'apogée dans l'histoire du règne de Louis XV. Au plan dynastique, le Bien-Aimé marie le Dauphin. Au plan militaire  ses armées, dirigées par le Maréchal de Saxe, remportent une série de victoires militaires dans la Guerre de Succession d'Autriche, dont la plus célèbre est celle de Fontenoy. Pour fêter son retour victorieux à Versailles, le duc de Richelieu, premier gentilhomme de la Chambre, commande à Rameau la musique d'un opéra dont le livret est confié à Voltaire. Il s'agit de la seconde commande royale adressée en quelques mois aux deux hommes : début 1745, la comédie-ballet La Princesse de Navarre a été représentée à l'occasion du mariage du Dauphin.
Leur première collaboration remontait en réalité à une quinzaine d'année plus tôt. Samson, leur projet d'opéra s'était alors heurté à la censure royale, et les deux hommes s'étaient un peu brouillés à la fin des années 1730. Au faîte de sa gloire théâtrale (rappelons que c'est la postérité qui a retenu ses contes plutôt que son abondante production théâtrale), Voltaire avait en effet conçu l'ambition de se frotter à l'opéra. Bien que plus proche par ses goûts de Lully, et malgré les réticences des contemporains, il avait su déceler en Rameau un génie de la musique. N'avait-il pas écrit de manière prémonitoire en 1735, dans une de ses lettres à propos de la musique du Dijonnais « Vous m'en direz dez nouvelles dans cent cinquante ans d'ici » ?
L'intention du projet offre un champ de choix à l'Esprit des Lumières : il s'agit de célèbrer une victoire royale. Voltaire ne résiste pas à l'occasion d'y insérer ses préceptes politiques et moraux sur l'art de gouverner, et il bâtit le livret en conséquence. L'Envie est enchaînée lors du prologue, elle devra assister impuissante à l'entrée dans le Temple de la Gloire de celui qui en est le plus digne. Le Temple reste fermé devant Bélus, tyran belliqueux, puis devant Bacchus, trop attiré par les plaisirs. Seul Trajan, qui vient d'accorder le pardon aux rois qu'il a vaincus, en est digne. Mais il refuse cet honneur, au nom de la gloire du peuple romain : il transforme le Temple de la Gloire en Temple du Bien Public. Après deux représentations à Versailles, l'oeuvre fut jouée une première fois à l'Académie Royale de Musique, où elle connut dix-huit représentations en décembre 1745 et janvier 1746. Mais l'austérité du livret n'était guère de nature à arracher l'enthousiasme du public.
Les deux compères se remirent rapidement au travail, pour présenter une seconde version le 19 avril 1746. Son architecture est un peu remaniée : les deux actes consacrés à Trajan fusionnent en un seul, l'acte de Bélus est réécrit (le tyran, initialement puni par les dieux, se laisse désormais infléchir par une bergère pour faire le bonheur de son peuple...). Rameau ajoute pour Trajan une ariette virtuose « à l'italienne » (Ces oiseaux, par leurs doux ramages), qui n'est pas sans évoquer l'air du Rossignol au final d'Hippolyte et Aricie. Cette nouvelle version ne connut toutefois qu'un succès très limité, et après une dizaine de représentations elle tomba dans l'oubli. Un premier enregistrement, réalisé en 1982 par Jean-Claude Malgoire, avait permis de découvrir cette œuvre au disque, malgré de nombreuses coupures (en particulier celle de l'air de Trajan au final du dernier acte). Plus récemment, en 2014, Guy Van Waas l'a dirigée à l'Opéra Royal de Versailles, version qui fait l'objet du présent enregistrement.
La richesse de la palette de l'orchestre Les Agrémens fait toute la différence avec la version de La Grande Ecurie & la Chambre du Roy : dès l'ouverture, les sonorités des instruments se montrent somptueuses. L'éclat brillant des trompettes le dispute à des cors onctueux, tous sont soutenus par des cordes au grainé moëlleux, et régulièrement rappelés à l'ordre par de percutantes timbales... Dans le même registre guerrier, la belliqueuse entrée de Bélus est tout à fait réussie. Sous la baguette dynamique mais fluide de Guy Van Waas, l'orchestre s'illustre tout aussi brillamment dans les passages sentimentaux plus subtils. On retiendra tout spécialement l'accompagnement attentif de l'air de Lydie (Muses, filles du ciel), ou de l'air final de Trajan. Les multiples danses de la partition scintillent de sonorités chatoyantes, d'un rythme animé qui les place sans conteste dans le prolongement de l'action. On retiendra tout particulièrement la délicate et sublime Danse des Muses et des Héros à la fin du prologue, les cordes onctueuses et rythmées de la Lourée lourde pour l'entrée des Faunes, l'aérienne Forlane pour les Suivants de Bacchus ou encore l'impeccable Chaconne pour les Romains et Romaines. Dans les actes de Bélus et de Bacchus, la musette animée de Jean-Pierre Van Hees distille avec bonheur une atmosphère élégiaque de pastorale, qui culmine dans la délicate Musette en rondeau pour l'entrée des Bergers et Bergères.
Le plateau des interprètes ne le cède en rien à la chatoyante palette de l'orchestre, et on ne sait par où commencer les éloges. Dans l'ordre de la plaquette, Judith Van Wanroij nous régale d'un joli timbre nacré dans l'air de Lydie (Muses, filles du ciel). Au début de l'acte III, son invocation Reviens, divin Trajan est un régal pour l'oreille : la voix, bien charnue, exprime avec une admirable sensiblité l'amour et l'admiration de Plautine pour son royal époux. De beaux aigus perlés fusent au final du Dieux puissans. Les premières interventions de Katia Velletaz en Bergère (Le Dieu des beaux-arts) manquent un peu de projection à notre goût, mais le timbre se révèle bientôt dans ton son éclat pour les airs suivants (Un roi que rien n'attendrit, et surtout le remarquable Un roi, s'il veut être heureux), relevé de la pointe d'acidité qui apporte toute sa fraîcheur au rôle. Sa prestation en Bacchante au second acte achève de nous convaincre, avec des aigus aériens pour décrire l'arrivée de La brillante Erigone.
Des courtes apparitions de Chantal Santon-Jeffery nous retiendrons par-dessus tout la saisissante interprétation de la Gloire au final de l'acte III : son timbre aérien se répand en aigus moëlleux qui semblent se jouer des ornements (Tu vois ta récompense, puis D'un bonheur nouveau), tout en conservant l'indispensable majesté du rôle. Cette Gloire idéale couronne de son aura olympien l'ensemble de la distribution féminine...
Les interprètes masculins ne sont pas en reste. Si les premières répliques de Mathias Vidal en Apollon (Arrêtez, monstres furieux, au prologue) nous ont semblé manquer un peu de naturel, le timbre s'épanouit bien vite vers de beaux aigus solaires (Pénétrez les humains). Son incarnation de Bacchus déploie un enchantement séducteur (Bannissons la raison), qui s'achève sur une tourbillonnante sortie (Volez, suivez-moi, troupe aimable). Dans le rôle de Trajan le timbre, toujours aussi savoureux, adopte une gravité royale, toute en rondeur (Je revines un moment). Et les ornements fusent avec bonheur dans l'air de bravoure Ces oiseaux, par leur doux ramage, répliquant avec prestance et virtuosité à la royale Gloire de Chantal Santon-Jeffery. Dans le registre des basses, Alain Buet campe une Envie ténébreuse à souhait (Profonds abîmes du Ténare), appuyée par les bassons insistants. Dans le rôle de Bélus, sa couleur évolue entre les redoutables attaques de l'imprécation (Dieux implacables, Dieux jaloux) et le moëlleux du tendre alanguissement (Plus j'écoute leurs chants), avant un duo final bien équilibré avec Lydie (Descends des cieux).
N'oublions pas le Choeur de Chambre de Namur, personnage collectif très actif de cette belle partition, tout à son aise dans les attaques vigoureuses des guerriers (Notre gloire est de détruire, au prologue) comme dans les rondeurs élégiaques des bergers et bergères , ou dans les proclamations solennelles (Allez, donnez au monde).
A travers cet éclatant Temple de la Gloire, Guy Van Waas nous invite à découvrir une œuvre mal connue du génial Dijonnais, dont il illustre aussi avec brio l'incomparable univers musical mêlé de raffinement et de fraîcheur, de solennité et d'emprunts populaires.

Publié le 04 mars 2016 par Bruno MAURY