The Experts - Les Surprises

The Experts - Les Surprises © Vincent Flückiger
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Histoires de familles, à hue et à dia

The Experts : à quoi renvoie ce slogan sur la couverture ? Amusantes, bricoleuses : que cachent ces silhouettes, sous un graphisme ingénu qui attise la curiosité ? Premier axe : une généalogie de compositeurs dont le réseau de solidarité, l’entraide intrafamiliale, l’ambition d’éduquer et transmettre tissent un système d'influence qui excédera l'Allemagne, puisque certains rejetons de la fratrie se retrouveront en Angleterre. La notice signée de Philippe Lesage brosse large, jusqu’au crépuscule de la lignée, en la personne de Wilhelm Friedrich Ernst (1759-1845) : petit-fils de Johann Sebastian (1685-1750) qui en est bien sûr le plus célèbre représentant. Cette notice rappelle son rôle de pédagogue. Que ce soit à l’école de la Thomaskirche de Leipzig ou en tant que Pater familias au sein de son propre foyer, une bonne part de son invention s’exprima dans un cadre didactique. Un talent complet, qui embrasse toutes les facettes de l’art. Notamment celui lié aux tuyaux. « Le génie du compositeur pour l'orgue apparaît indissolublement lié à la pratique de l'exécutant et aux compétences de l'expert. Apprentissage rigoureux et progressif d'une technique de jeu où rien ne sera laissé dans l'ombre, écriture et composition, pratique de l'improvisation et de l'accompagnement, facture instrumentale : en quelques années de soumission à sa dure loi, les élèves sortaient de ses mains dotés d'un bagage qui devait leur ouvrir les portes de la carrière et les mener au poste les plus enviables » résumait Gilles Cantagrel (Guide de la musique d'orgue, Fayard, 1994, page 51).

Second axe : dans le sillage d’Andreas (1678-1734) et Gottfried Silbermann (1683-1753), actifs en Alsace et en Saxe, une galaxie de maîtres et disciples qui s'illustra dans la fabrication d'instruments à clavier. Le projet de ce disque ambitionne de retracer l'émulation entre ces deux dynasties Bach et Silbermann, et d’interroger le lien entre création musicale et facture instrumentale. Le problème vient que cette logique ne paraît pas explorée à fond, en quelque sorte parasitée par une sélection d’œuvres qui semble parfois arbitraire. Malgré quelques convergences et points de rencontre, le parcours multiplie les étapes sans toujours affiner son questionnement. Les trajectoires entre ces deux empires familiaux se croisent certes ; le livret cite ainsi comment Gottfried révisa la conception de ses pianofortes suite aux remarques de Johann Sebastian, ou comment ce dernier improvisa à Potsdam sur un pianoforte de la collection de Frédéric II, –un thème à l’origine de L’Offrande musicale. Mais au sein du CD, les congruences sont retracées trop sporadiquement, au prix que la dialectique devient diffluente. Faute de se forger une réelle cohérence, le récital s’entend comme un patchwork, où se succèdent différentes incarnations et combinaisons instrumentales, vocales (ainsi, des lieder de Carl Philipp Emmanuel). L’oreille passe d’une plage à l’autre sans qu’on décèle une solution de continuité programmatique ou acoustique.

Le projet aurait pu s'en tenir à un seul type d’instrument et considérer comment il fut abordé par les Bach, en s'attachant à l'évolution esthétique comme organologique. Dans ce genre d’entreprise, on citera par exemple le complet Orgelwerk de Johann Sebastian, chez le label Aeolus, enregistré sur une série d’orgues construits par Andreas et son fils Johann Andreas Silbermann (1712-1783). Autre approche qui fût possible : se focaliser sur un des membres de la famille et considérer comment il pensa, distribua, alterna sa musique entre différents instruments à clavier, et comment ceux-ci purent influencer le processus compositionnel, le style... Le choix des œuvres aurait pu se limiter à l'interaction entre compositeur et facture, et ainsi éluder certaines pièces qui semblent étrangères au puzzle, quand elles ne sont que prétexte à témoigner de la Hausmusik du clan. D’autant que certains opus ne proviennent pas de sa plume : ne s’éloigne-t-on pas du sujet avec une aria du Notenbüchlein pour Anna Magdalena, dont on sait qu’elle n’émane pas du Cantor mais de Gottfried Heinrich Stölzel (1690-1749) ? Autre transversalité qui tend à nous égarer : une sonate en trio abordée à l’orgue (BWV 530) quand une autre des six est déclinée dans sa parure chambriste (BWV 527). D’ailleurs, pourquoi avoir privilégié la Fantaisie & Fugue BWV 562 quand des alternatives relevaient plus directement de la connexion Bach/ Silbermann ? Par exemple, le Präludium BWV 541, que l’on sait lié à un concert pour lequel Wilhelm Friedeman postula à la Sophienkirche de Dresde en 1733 (sur un instrument de Gottfried, anéanti en 1945), n’offrait-il pas une option autrement pertinente ?

Enfin pour un tel enjeu, on aurait aimé que la notice nous en apprenne davantage sur les trois instruments ici employés. La disposition de l’orgue de la cathédrale Freiberg (44 jeux / trois claviers + pédalier) est indiquée mais non les registrations employées pendant les sessions. On déplore aussi l’absence de renseignement sur le pianoforte et le clavecin utilisés. Le premier fait à Milan par Andrea Restelli (2014), d’après Gottfried Silbermann. Le second par Jonte Knife et Arno Pelto (Helsinki, 2002) d’après un modèle allemand du XVIIIe siècle.

« Les experts » ? Le concept intrigue d'abord, mais l’évasive mise en perspective dissipe les espoirs qu’on y plaçait : qui trop embrasse mal étreint. Sur le papier comme à l’écoute, l’album part un peu dans tous les sens. Heureusement, durant une généreuse heure vingt, la prestation en soi se révèle à la hauteur des artistes en jeu. Intrinsèquement, aucun jalon du kit ne déçoit, et l’on en savourera de nombreux : la Sonate en ré mineur élégamment dessinée par les archets de l’ensemble Les Surprises, la Fantasia en ut mineur majestueusement étayée sur l’abyssal Untersatz 32’ du Dom St. Marien, le mignon Duo en mi bémol majeur distillé sur un pétillant tandem pianoforte (Louis-Noël Bestion de Camboulas) & clavecin (Clément Geoffroy), l’émouvant Ricercar du Musicalisches Opfer qui referme ce disque. Autant de perles que l’auditeur enfilera, agencera à sa guise, piochées dans cet atelier qui nous les livre éparses. Signalons pour conclure que l’album dématérialisé propose deux bonus : un extrait du Concerto en ré majeur de Wilhelm Friedemann arrangé en duo, et l’Adagio BWV 968.



Publié le 24 oct. 2024 par Christophe Steyne