The Lion’s Ear - La Morra

The Lion’s Ear - La Morra ©
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A la cour d’un pape musicien

Quel peut être le lien entre ce buste de profil, et le titre de l’album The Lion’s Ear (L’oreille du Lion) ? C’est la première question que je me suis posée en repérant ce disque dans les bacs du département musique de la Bibliothèque de la Part Dieu à Lyon. Une sobriété efficace qui m’a conduit à découvrir cet enregistrement, son ensemble, son histoire.

Ce n'est qu'en dépliant le volet gauche de ce CD que le buste s'offre sous toutes ses facettes. Il faut souligner la beauté de cette sculpture en terre cuite vieille de plus de cinq siècles ! Elle a conservé tout son caractère, les ciselures de son habit, et ses couleurs semblent intactes. C’est ainsi que se présente à nous le portrait de cet homme à coiffe daté de 1512. Il s’agit de Giovanni di Lorenzo di Piero de Medici, futur pape Léon X.

La Morra, par cet album, ouvre une nouvelle porte dans ma découverte de la musique de cette époque. Par le passé, je m’étais essayé à ces mélodies anciennes sans succès, celle m'étaient trop singulières. J’avais en tête des ballades, très guillerettes, mais parfois très lentes, chantées à plusieurs voix comme dans l’album Carlos V - Mille Regretz dirigé par Jordi Savall (extrait à écouter ici). Ici, La Morra nous propose bien plus qu’un simple disque, il nous transporte tout droit dans la cour papale de Léon X, en ce début du XVIe siècle.

Pour répondre à l’énigme qui m’a animé dans cette quête, et comprendre le titre de cet album, il est nécessaire d’aller à la rencontre de ce groupe de passionnés : l’ensemble La Morra.

L'ensemble La Morra
La Morra, c’est une histoire de rencontres. Celles de Corina Marti (flûte à bec et clavecin) et Michal Gondko (luth et viole), tous deux à la direction. Ils avaient un rêve commun, avoir leur propre ensemble. « Tout ce que nous voulions, (...) faire la musique que nous aimons avec les gens que nous aimons (...) » (source : site http://www.lamorra.info/about/ de La Morra).

Des individualités se croisent, des amitiés se tissent et c’est un projet qui voit le jour : La Morra ! Le nom de l'ensemble « La Morra » est un hommage rendu à l’une des œuvres instrumentales les plus connues de Henricus Isaac (1450-1517).

L’année même de leur formation, en 2000, le groupe est sélectionné pour participer à l’International Young Artist Presentation à Anvers (Belgique). Certes ils ne remportent pas de prix, mais ils gagnent quelque chose d'inestimable : de précieuses rencontres, d’importants soutiens, des propositions d’enregistrements. Tout un bagage pour construire et pérenniser cette aventure musicale d’envergure ! 

Depuis, le groupe se produit régulièrement dans de nombreuses villes d’Europe. L’intérêt porté à la ces sonorités les a conduits à jouer de l’autre côté de l’Atlantique. La qualité de leur travail et de leur engagement a été reconnue par plusieurs prix prestigieux. La presse spécialisée est très élogieuse à leur endroit et, ce, depuis le début. L’ensemble est basé dans la plus emblématique ville suisse, dédiée à l’interprétation de la musique ancienne : Bâle.

Un album d'une inépuisable richesse
Par cette création originale, La Morra signe un album de qualité en collaboration avec le musicologue Anthony Cummingsi. La réussite de cet enregistrement tient aussi dans ce coup de maître : réunir sur 23 titres 13 compositeurs, dont Léon X à qui cet album rend hommage. 

Près de la moitié des œuvres proposées, soit 11, sont instrumentales, les 12 autres sont jumelées par au moins trois voix. Le neuvième morceau fait exception, il est interprété en solo par Giovanni  Catarini.Il faut noter la qualité du livret d’une cinquantaine de pages, dont dix en français. Bien qu’un peu technique à certains égards, celui-ci fournit de précieux détails. En effet, il renseigne de manière fine sur le contexte dans lequel ont été jouées les différentes pistes. Par exemple, on y apprend que Léon X a écouté le Salve Regina au moment d’un dîner.  Cependant, ici comme sur leur site Internet, il est regrettable de ne pas avoir plus d’informations sur les membres de La Morra, la vie de l’ensemble, les conditions d’enregistrement, ...

Pour cet album, La Morra est composée de 5 chanteurs et 6 musiciens. Il est remarquable de constater que sur tous les morceaux, chaque instrument est parfaitement audible. Par exemple, une oreille attentive entendra facilement les différentes flûtes présentes sur le premier titre, et ce dès les premières notes.

Les trois partitions de Francesco Canova da Milano sont interprétées par Michal Gondko. Elles semblent ne former qu’un seul air tant elles sont jouées avec finesse et légèreté. La richesse et le charme de ces instruments est de donner l’impression qu’en un même mouvement, plusieurs instruments sont présents.

Cette dextérité se retrouve également dans le deuxième morceau, composé par Léon X. Cet air est joué par les flûtistes, Corina Marti, David Hatcher et Ann Allen. La phrase musicale est répétée pendant une minute trente. Elle est d’une extraordinaire clarté. Chaque instrument à vent se détache l’un de l’autre avec une hauteur de note bien précise, ce qui rend le morceau encore plus plaisant.

Le dernier titre de l’album, le plus long, est interprété a cappella par les cinq chanteurs. Les différentes tessitures y dévoilent toutes leur palette.

Issu de la famille des Médicis, qui cultivait les pratiques artistiques, Giovanni di Lorenzo di Piero (1475-1521) est le seul fils survivant de Laurent le Magnifique (1449-1492). Alors qu’il souffrait d’une mauvaise vue, il se tourna vers la musique et le chant, pour lesquels son amour était légendaire. Surnommé le « Pape musicien », il est connu pour être, de toute l'histoire de la papauté, l’un des plus grands mécènes pour les arts. Sa nomination comme souverain pontife, le 15 mars 1513, est précédée d’un retour en grâce de la famille Médicis à Florence, après un long exil de 18 ans.

Les nombreuses sources sur lesquelles s’appuie l’album montrent la richesse et la diversité des répertoires alors présentes à la cour de Léon X. On y trouve aussi bien de la musique vocale sacrée que des motets composés pour des occasions particulières. Les œuvres plus cérémonielles et chantées prennent place dans la liturgie catholique. Elles sont notamment jouées durant les offices par le maître de chapelle Elzéar Genet dit « de Carpentras » (1470-1548) et son chanteur compositeur florentin Bernardo Pisano (1490-1548). Les motets, eux, sont dans un rapport plus libre vis-à-vis de la pratique du culte. À ce sujet, certains détails du livret laissent entrevoir comment la musique a pu être un outil de diplomatie. Dans le cadre de la Paix de Bologne, entre François 1er et Léon X, en décembre 1515, plusieurs compositeurs français ont tiré avantage de la situation. Jean Mouton (1459-1522), compositeur préféré du pape et de toute l’Italie, est devenu à cette époque chancelier apostolique. Le musicien Jean Richafort (1480-1556 ?) a, quant à lui, obtenu des récompenses de la part du souverain pontife.

La fortune accumulée par son prédécesseur Jules II a permis à Léon X d’organiser de nombreux banquets. Ces cérémonies étaient l’occasion d’écouter des duos, avec un soliste accompagné d’un luth ou d’un clavecin. Ces compositions, avec leur chorégraphies, étaient avant tout transmises à l’oral, mais quelques rares fragments nous sont parvenus. Afin de transcrire un peu de cette sonorité à la cour papale, La Morra propose, en piste n°9, un poème composé par Jacopo Sannazaro (1458-1530), chanté et joué au luth.

Dans cette volonté de rendre hommage à ce « pape musicien » et à l’harmonie de son époque, l’ensemble a joué sur un clavecin reconstitué du XVIe. Aussi, pour illustrer cette ambiance sonore, La Morra a pris la liberté d’ajouter un morceau que Léon X n’a peut être pas écouté, mais qui était, de source sûre, connu de toute l’Italie en ce début de XVIème siècle. Il s’agit de la onzième piste intitulée Ecce video celos apertos, composée par Nicolaus Craen (1440-50?-1507).

Cet enregistrement n’aurait pas pu voir le jour sans la rencontre avec le musicologue Anthony Greenberg. L’album est issu d’une collaboration scientifique, fruit d’un heureux hasard. En 2012 La Morra donne un concert de musique en hommage à Léon X. La même année, le scientifique publie un livre, The Lion’s Ear, à propos de ce pape mécène. Une publicité de l’ouvrage sur un site de vente en ligne a incité La Morra à contacter le spécialiste en vue d’un enregistrement. Une entreprise convaincante, tant le CD transcrit ce que pouvait être l’ambiance sonore qui régnait dans ce lieu de pouvoir. « Avec cet enregistrement, nous avons pour ambition de donner vie sonore à ce monde, de faire revivre l’ambiance de la cour de Léon et d’illustrer les différentes pratiques caractéristiques de sa propre expérience musicale » (p. 29 du livret).

Cet album est très intéressant tant il propose une belle diversité de registre. Bien que les styles propres à chaque compositeur soient pleinement tangibles, il en ressort une cohérence dans l’intrication des morceaux. Une continuité interprétative féconde. Il est des albums qui résistent à la première écoute et qui, tels un bon vin, le parfum délicat d’une fleur, une œuvre d’art, nécessitent de s’y frotter à plusieurs reprises pour en apprécier toute la substance. Cette création originale en fait partie. 

Coup de cœur
L’album s’ouvre avec le Lirum bililirum de Rossino Mantovano. Pour apprécier toute l’originalité de ce morceau de La Morra, il est intéressant de la comparer avec la proposition de Madrigal History Tour (à écouter ici), éditée en 2004.

L’interprétation ici défendue est, à plus d’un titre, plus saisissante, tout en lui donnant une autre dimension.Tout d’abord, l’ouverture avec les flûtes à bec et la viola da mano, donne un dynamisme et une fraîcheur au morceau qu’on ne trouve pas dans l’autre proposition. Ce qui est étonnant, c’est que l’utilisation de ces instruments à vent n’est pas une innovation de La Morra, comme on peut le lire page 34 du livret : « Le 2 août de la même année (fête de saint Pierre aux liens), dix (...) habillés en violet (...) chantèrent et jouèrent l’un après l’autre (sur lirone, deux flûtes à bec, luth et clavecin) une chanson de style bergamasque (...) ». Ensuite, bien que ce soit un air chanté constitué d’onomatopées, les flûtes gardent une certaine prédominance sur les voix. L’ajout d’une viole participe de la qualité du morceau. 

Enfin, l’interprétation de La Morra semble légèrement plus rapide, ajoutant un dynamisme saisissant. Détail qui a toute son importance : la version de la Morra est deux fois plus longue que celle de Madrigal History Tour. Cet étirement du Lirum Bililirum et cette répétition du chant sont une hypnotique et attrayante invitation à pénétrer dans cette époque musicale. Avec cette proposition, il est plus aisé d’imaginer la cour de cet amoureux de la musique qu’était Léon X.



Publié le 19 avr. 2023 par Dimitri Morel