The Mad Lover - Langlois & Dunford

The Mad Lover - Langlois & Dunford ©
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Un coup de foudre musical

The Mad Lover, l’amant fou comme son titre l’indique, est à l’origine une pièce de théâtre écrite à l’époque élisabéthaine par John Fletcher, un dramaturge dont la renommée n’avait rien à envier à celle de son contemporain William Shakespeare. Elle a pour thème à la fois la folie, la mélancolie et le désespoir face à un amour insatisfait. Elle fut reprise à la fin du dix-septième siècle dans une version agrémentée de masques dont la musique fut confiée… à un certain John Eccles.

La découverte d’une pièce, point de départ de l’album

The Mad Lover, c’est aussi l’histoire d’une amitié entre deux musiciens habitués à se croiser fréquemment sur la scène de la musique baroque. En effet, Theotime Langlois de Swarte et Thomas Dunford collaborent ensemble régulièrement, entre autres au sein des Arts Florissants. Mais The Mad Lover (voir la présentation) est surtout la découverte fortuite d’une étonnante pièce pour violon de ce même John Eccles par le violoniste Theotime Langlois de Swarte, pièce qu’il qualifie de « coup de foudre musical ». Elle était bien évidemment extraite de la musique destinée à accompagner la pièce de théâtre du même nom.

La découverte de cette pièce l’a alors incité à rechercher les compositeurs contemporains de John Eccles, à commencer par son frère, Henry Eccles, violoniste et auteur de sonates pour le violon, afin de construire un programme autour de ces deux frères. De fil en aiguille, il s’est ensuite naturellement intéressé aux musiciens contemporains des frères Eccles, à commencer par Nicola Matteis, compositeur italien établi à Londres dont on ne sait quasiment rien de l’existence, puis Nicola Matteis junior, son fils, et enfin à la famille Purcell, Henry bien sûr, mais aussi son frère cadet Daniel.

Dans cet album, l’association du violon de Theotime Langlois de Swarte et du luth de Thomas Dunford met en exergue le caractère intime de cette musique, tout en jouant l’originalité, l’association violon et luth n’étant pas des plus fréquente. En fait, il ne s’agit pas vraiment d’un luth à proprement parler, mais plus précisément d’un archiluth, à savoir un luth auquel est ajoutée une extension du manche parfois très longue et un second cheviller destiné aux longues cordes graves, lesquelles sont jouées « à vide », donc sans l’utilisation de la main gauche (voir la vidéo de Thomas Dunford présentant cette famille d’instruments). L’instrument, de même que le théorbe, permet de descendre dans les graves en leur conférant un son profond, mais diffère du théorbe par son accord, le « vieil ton » du luth renaissance (quartes justes entourant une tierce pour les six premiers chœurs, puis gamme diatonique descendant dans les graves du fa au fa).

Mélancolie, sérénité et… virtuosité

Deux pièces extraites de la musique pour The Mad Lover par John Eccles sont donc présentes dans cet enregistrement. La première donne le ton de l’ensemble, mêlant sérénité et mélancolie. Cette pièce absolument magnifique, presque envoûtante, est construite comme une chaconne (que les Anglais appellent ground), avec des variations alternant avec subtilité les modes majeur et mineur. La seconde clôture le programme, mais a du mal à supporter la comparaison avec la première !

Une version inédite de La Folia (plus connue sous le nom de Folies d’Espagne) composée par Nicola Matteis rappelle avec le plus grand bonheur l’immense popularité de cet air varié par les plus grands compositeurs de l’époque baroque : Corelli, Marais, Vivaldi, Geminiani et même Bach dans la Cantate des Paysans BWV212 !

A noter une improvisation à l’archiluth seul, totalement dans l’esprit des pièces présentées dans l’album, à travers laquelle Thomas Dunford donne le meilleur avec des accents rappelant par moment le ground de la première plage.

Dans la suite de Nicola Matteis (père), le Preludio arpégé au violon est tout à fait étonnant et constitue une fort belle introduction à la Suite en sol, laquelle s’achève sur une gigue au rythme endiablé.

Mais le plus étonnant dans cet album demeurent les deux Fantaisies de Nicola Matteis fils. La première, en la mineur, est une pièce d’un grande virtuosité au demeurant parfaitement maîtrisée, usant de doubles et triples cordes, à travers laquelle Theotime Langlois de Swarte tire le meilleur de son violon Stainer de 1665 ! (Stainer a produit des violons de qualité égale à ceux de Stradivarius ou Amati, Leopold Mozart jouait déjà sur un Stainer). La seconde, en do mineur, plus introvertie mais nécessitant tout autant de virtuosité, n’est pas sans rappeler par moments la chaconne de la Partita n° 2 de Bach. Les deux compositeurs étant contemporains, il est tout à fait probable que Matteis l’ait entendue, ou vu la partition, et s’en soit peut-être un peu inspiré.

La chanson de pur style élisabéthain John come and kiss me now, retranscrite et variée au violon par Henry Eccles, frère de John, offre un délicieux moment jubilatoire, plein de raffinement, mais aussi de belle virtuosité. Mais en connaître l’original permet de l’apprécier davantage… Cette chanson très populaire à son époque a été « variée » antérieurement par William Byrd pour le clavecin. De même, il est plus que probable qu’Henry Eccles connaissait ces variations qui l’ont peut-être inspiré pour écrire ses propres variations.

L’ensemble de des pièces composant cet album est servi par une prise de son de très haute qualité, respectant un parfait équilibre entre les deux instruments, avec une très légère réverbération qui ne nuit pas à l’écoute bien au contraire !

Un choix de pièces cohérent

The Mad Lover nous offre une quintessence de virtuosité, de sérénité, de sensibilité et d’exubérance à la fois, au travers de pièces judicieusement choisies pour leur cohérence entre elles. En outre, cet enregistrement permet d’apprécier au mieux les qualités sonores d’un instrument historique d’exception, étant précisé que le violon de Jacob Stainer fut auparavant celui de Reinhard Goebel. Elles constituent un mélange plaisant de musiques savante et populaires, la frontière étant parfois mince à cette époque.

Enfin, comme ce n’est pas toujours le cas loin s’en faut et bien qu’il s’agisse d’un détail, il semble important de souligner que les photos des deux artistes sur la pochette et le livret sont à la fois belles et originales !

Pour conclure, il y a de toute évidence encore bien des trésors à découvrir et à faire revivre dans les bibliothèques, la preuve en est au travers de cet enregistrement qui démontre aussi l’intérêt de sortir des sentiers battus et rebattus pour proposer des œuvres inédites et les sortir de l’oubli ! Le violon et le luth s’associent à merveille dans une vision intimiste de la musique anglaise, à la croisée des dix-septième et dix-huitième siècle, à mi chemin entre musique savante et populaire, et autour du thème de la folie amoureuse. Assurément, du grand art !



Publié le 03 févr. 2021 par Eric Lambert