Ulisse all'isola di Circe - Zamponi

Ulisse all'isola di Circe - Zamponi ©akg-images/ Erich Lessing. Francesco Mazzola dit Il Parmigiano (1503 - 1540) : Amour bandant son arc. Kunsthistorisches Museum, Vienne
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Ulysse dans l’île de Circé, premier opéra belge

Dès sa naissance l’opéra a été associé aux cérémonies nuptiales, puisque les deux Orfeo (de Peri et de Caccini) ont été commandés par la famille Médicis à l’occasion du mariage de Marie avec le roi de France Henri IV. Tout au long du XVIIème siècle, les mariages royaux sont fréquemment accompagnés d’opéras à la mise en scène somptueuse, étalant devant le peuple, les vassaux et les cours étrangères ébahis la richesse et la puissance de leur commanditaire. Les exemples les plus célèbres en sont probablement Ercole amante de Cavalli pour le mariage de Louis XIV avec Marie-Thérèse en 1661 (lire notre récente chronique), et Il pomo d’oro de Cesti, originellement destiné au mariage de l’empereur Léopold Ier avec une autre fille de Philippe IV d’Espagne, Marguerite-Thérèse.

A Bruxelles comme à Florence, un mariage royal offre le prétexte à la première représentation d’un opéra. Bien qu’aucun monarque en titre n’y réside en permanence, cette ville est le siège d’une véritable cour. Pour administrer les Pays-Bas espagnols déchirés par la Guerre des Gueux dans la seconde moitié du XVIème siècle, la couronne des Habsbourg y installe des princes du sang. Durant leur règne (1598 – 1621), les archiducs Albert et Isabelle encouragent les arts. En 1647 l’archiduc d’Autriche (1614 – 1662) vient en prendre le gouvernement. Fils de l’empereur Ferdinand II et homme cultivé, il développe à son tour les arts à sa cour. Non loin de Bruxelles, à Paris, le cardinal , lui-même grand amateur (et probablement chanteur à Rome dans sa jeunesse), avait fait représenter dès 1645 La finta pazza (musique de Sacrati sur un livret de Strozzi), puis en 1647 l’Orfeo de Rossi. Ces deux pièces avaient rencontré un grand succès auprès du public, et l’écho s’en était probablement propagé jusqu’à la cour de l’archiduc. Une occasion rêvée s’offre bientôt à ce dernier : le roi Philippe IV d’Espagne doit épouser prochainement sa nièce, Marie-Anne d’Autriche. Quoi de mieux qu’un opéra « à machines » pour couronner les réjouissances publiques qui doivent accompagner ce mariage au sein de la maison des Habsbourg, et montrer ainsi au reste de l’Europe le lustre de cette cour de Bruxelles dont il vient de prendre la tête ? La période est du reste favorable, puisque son accession correspond à une accalmie dans les conflits qui ont ravagé la région et l’Europe au cours des décennies précédentes. Le 30 janvier 1648, le traité de Münster met fin aux hostilités entre l’Espagne et les Pays-Bas désormais indépendants ; il sera incorporé aux traités de Westphalie (échangés le 24 octobre 1648) qui instaurent une paix générale en Europe.

Dans ce contexte doublement propice, l’archiduc prend contact dès le début de l’année 1648 avec Giovan Battista Balbi. Le célèbre vénitien est alors au sommet de sa gloire : c’est précisément lui qui a conçu les productions de La finta pazza et de l’Orfeo donnés à Paris les années précédentes. En février 1648 Balbi arrive à la cour de Bruxelles, où il est doté par l’archiduc de généreux émoluments pour préparer cette commande. En avril 1649 il se rend en Italie pour parfaire son travail. Il en revient avec le scénographe Giovan Battista Angelini, et persuade l’homme de lettres Ascanio Amalteo de rédiger le livret. La musique sera confiée au maître de la Musica da camera de la cour, Gioseffo Zamponi. Né à Rome, cet organiste de formation est également arrivé à Bruxelles en 1648, où il a proposé à l’archiduc une messe écrite en son honneur. Celui-ci l’a aussitôt engagé à son service. Le livret est inspiré de l’Odyssée d’Homère, plus précisément de l’épisode où Ulysse aborde dans l’île de Circé.

Au prologue, Neptune entouré de deux Tritons nous resitue dans l’épisode de l’Odyssée, tout en chantant la gloire de Philippe IV . Cette introduction, dominée par les voix masculines graves qui en soulignent la solennité, s’achève sur un brillant trio. A l’acte I, Ulysse apprend d’Euriloque que ses compagnons ont été changés en pierre en pénétrant dans une grotte aux trésors fabuleux ; seul Euriloque, plus prudent, a échappé à cette transformation. Ulysse se dirige alors vers la grotte. Sur son chemin il croise un jeune berger qui tente d’abord de l’en dissuader, puis le met en garde : il ne doit surtout pas boire la coupe que Circé ne manquera pas de lui offrir, et qui le transformerait à son tour. Après sa disparition Ulysse réalise que ce berger est en réalité Mercure. De son côté Vénus annonce qu’elle a tendu un piège à Ulysse, afin qu’il reste prisonnier des charmes de Circé, tandis que de jeunes prétendants tenteront de séduire Pénélope. Circé plaisante, entourée de ses compagnes, Argeste, Lisette et Dorinde. Ulysse vient humblement lui demander de libérer ses compagnons. Elle lui propose de boire d’abord la coupe tendue par Argeste. Prévenu par Mercure, Ulysse fait semblant de boire et ne change pas d’apparence. Furieuse, Circé s’empare de sa baguette magique, Ulysse se défend avec son épée. Les deux tombent finalement dans les bras l’un de l’autre, conformément au piège de Vénus. S’ensuit un suave duo amoureux. A sa suite, Circé convoque les Brises, afin d’enlever Ulysse jusqu’à son palais. L’acte s’achève sur un torrent de sarcasmes du Satyre : l’amour a aveuglé le héros et l’a transformé en un esclave docile !

A l’acte II, Ulysse est attendri par le chant des statues qui l’entourent ; il promet à ses compagnons de les délivrer. Furieux de la tournure des choses, Mercure vient espionner la conversation de Vénus avec Circé. Cette dernière confie qu’elle est totalement éprise d’Ulysse ; Vénus lui conseille plus de retenue. S’ensuit une querelle entre Mercure et Vénus, le premier déclarant vouloir briser les liens de l’amour grâce à la vertu. Circé s’inquiète de la langueur d’Ulysse ; celui-ci répond que ses compagnons lui manquent. Circé lui promet alors de les libérer, ce qui semble renforcer leur amour.

A l’acte III Circé célèbre les joies de l’Amour, entourée de deux Demoiselles. Vénus proclame le triomphe de ses plans. Mercure, furieux, vient apostropher « Ulysse l’efféminé ». Celui-ci confesse son erreur, et décide de quitter Circé. Lorsqu’il lui annonce son départ prochain, Circé, aidée par les deux Demoiselles, tente de le retenir. Elle convoque ensuite les esprits infernaux pour l’aider dans sa vengeance. Déterminé, Ulysse rejoint Euriloque, qui l’attendait pour appareiller les vaisseaux de sa flotte. Vénus furieuse se querelle à nouveau avec Mercure, lui reprochant d’avoir fait échouer ses plans. Tous deux décident d’en appeler à Jupiter, le roi des dieux. Mais ce dernier, apparaissant sur son aigle, est tout entier absorbé à chanter la louange des nouveaux époux ! Il est rejoint par Mars, Pallas, Apollon et Vénus, qui à leur tour énumèrent les vertus de Philippe IV et l’amour de son épouse, parfaite synthèse des ambitions contraires de Vénus et Mercure ! Jupiter énonce alors une prophétie : ce couple glorieux donnera naissance à un nouvel Alexandre, qui terrassera tous les ennemis de l’Espagne (à commencer par les Ottomans). Cette prédiction est acclamée par le chœur final.

Le traitement de l’action emprunte les principes des livrets vénitiens de l’époque : les dieux y interviennent régulièrement pour en modifier le cours selon leurs volontés contradictoires, dont les humains sont les jouets ; des personnages populaires (nourrices, confidents) en interrompent le fil par leurs commentaires sarcastiques, voire l’aveu de leurs pulsions érotiques ! Mais les traits les plus caractéristiques (qui nous apparaissent aujourd’hui souvent comme les plus savoureux) de l’opéra vénitien y sont toutefois amoindris. Ainsi Ulysse n’est pas le « héros efféminé » cher aux opéras de Cavalli (on se souvient également que le compositeur devra transposer pour une voix de baryton le rôle-titre de son Xerse, écrit pour un castrat, dans la représentation donnée à Paris en 1660 – voir notre compte-rendu). Et les disputes de Mars et Vénus restent plutôt dignes et sobres ; l’érotisme n’est que suggéré dans les interventions des compagnes de Circé, sans les allusions graveleuses qui parsèment celles de leurs comparses dans les opéras de Cavalli. Ultimes adaptations aux contraintes de l’opéra de cour et à l’événement à célébrer, le prologue constitue un hommage appuyé aux nouveaux époux royaux ; ces louanges sont reprises par les dieux eux-mêmes lors de la scène finale.

Le caractère particulièrement rythmé et dansant de la musique frappe d’emblée l’auditeur. Il témoigne du style très personnel de Zamponi. Celui-ci se démarque assez nettement de l’austère univers du recitar cantando des opéras de cour, avec une orchestration plus variée et plus vigoureuse que celle des opéras vénitiens, et des airs plus caractérisés. Faut-il y voir l’influence de la zarzuela espagnole, qui incorpore de fréquentes séguedilles et autres danses ? Cela paraît largement plausible, même si aucun témoignages précis ne le confirme. Rappelons en effet que la zarzuela avait vu le jour à Madrid quelques années plus tôt, en 1647, avec El jardin de Falerina (se reporter à notre chronique), et la cour vassale de Bruxelles en était probablement bien informée.

Il convient aussi de se rappeler que l’opéra est bâti autour de somptueux intermèdes dansés, qui constituent la pièce maîtresse du spectacle offert par l’archiduc. Ils étaient rassemblés dans le Ballet du Monde, composé par Balbi pour la circonstance. Si la partition (probablement écrite par Bernadino Grassi) en est malheureusement perdue, nous en connaissons l’argument, ainsi que l’agencement au sein de l’opéra. A la fin du prologue, un premier ballet réunit les nations d’Europe (les Suisses, précédés par Bacchus, les Vénitiens accompagnés par Thétis, et les Finlandais, conduits par Saturne. Après le premier acte, un second ballet évoque les nations d’Amérique : Junon à la tête de mineurs péruviens, Zéphyr accompagné de Mexicains et Flore guidant les habitants de Floride. Le troisième ballet rassemble à la fin du second acte les nations d’Afrique : Egyptiens menés par Pallas, Prométhée entouré de pirates mauritaniens, Apollon à la tête des Ethiopiens. A la fin du troisième acte défilent les nations d’Asie : Cupidon parmi les Amazones, Protée conduisant les Chinois et Pomone accompagnée d’un groupe d’Ottomans. S’y ajoutait un grand ballet final, rassemblant les héros de toutes les nations autour de Jupiter.

Le spectacle, représenté sur le théâtre de la cour aménagé à grand frais, comportait pas moins de neuf tableaux différents. Les nombreuses « machines » animaient les chars de Neptune et de Vénus, le vol de Mercure, le vaisseau d’Ulysse, les statues qui se transforment en hommes ; des « gloires » descendaient les dieux depuis les cintres et les y remontaient... Ces mécanismes avaient été confectionnés par Angelini et ses équipes, tandis que les décors avaient été peints par Robert van den Hoecke, demi-frère du peintre de la cour Jan van den Hoecke. On imagine aisément l’effet produit par les spectateurs lors de la première… Malgré le coût de la représentation, le spectacle a été donné à nouveau deux jours plus tard, le 26 février 1650, sur la même scène. Et son souvenir devait encore être vif dans les mémoires des contemporains lors de la visite de la reine Christine de Suède (1626 – 1689). Rappelons que celle-ci, amatrice de lettres et d’arts, décida d’abdiquer de son royaume afin de pouvoir abandonner le protestantisme au profit du catholicisme. En vue d’une abjuration solennelle, elle choisit de se rendre à Bruxelles, possession des Habsbourg. Le symbole est important, puisque ceux-ci se posent comme les hérauts de la foi catholique et les alliés du Pape, dans une Europe déchirée par les guerres de religion. Elle débarque à Anvers le 23 décembre 1654 ; quelques jours plus tard elle est accueillie à Bruxelles par une somptueuse réception. En son honneur l’archiduc Léopold donne à nouveau Ulisse all’isola di Circe les 4 et 7 février 1655. Pour mesurer l’ampleur de ce geste, on sait par les chroniqueurs de l’époque que le seul aménagement du théâtre provisoire coûta la somme (pharamineuse pour l’époque) de plus de 80 000 florins !

Ces premiers succès de l’opéra à Bruxelles furent toutefois éphémères. Les successeurs de Léopold ne s’intéressaient guère aux arts, et les conflits qui agitaient alors les Pays-Bas espagnols ne favorisaient pas non plus leur développement. En 1682, l’installation par la ville de Bruxelles d’une salle de spectacle permanente dans un hangar du quai au Foin, pompeusement baptisée Académie de Musique, permettra enfin d’assurer des représentations, cette fois publiques et régulières, sur le modèle instauré à Paris en 1669 par Louis XIV.

Ulisse all’isola di Circe est ensuite tombé dans un profond oubli, comme nombre d’œuvres baroques du XVIIème siècle. Fort heureusement sa partition a été conservée jusqu’à nos jours à l’Österreichische Nationalbilbiothek de Vienne. Pour sa restitution, Leonardo Garcia Alarcón choisit avec raison un effectif orchestral étoffé, qui devait correspondre aux circonstances de ce spectacle exceptionnel, pour lequel on avait probablement convoqué l’essentiel de ce que comptait Bruxelles comme musiciens. Les vents sont habilement utilisés pour caractériser les personnages : flûtes graves pour Vénus, flûtes aiguës pour Mercure, bassons pour les Statues, de sonores bombardes pour le Satyre, de sonores trombones pour Neptune et de brillants cornets pour Jupiter… Sans oublier les percussions variées et impeccablement rythmées de Thierry Gomar. La basse continue est également très fournie : deux orgues, un clavecin et une épinette, théorbes et guitares, deux basses de viole, une harpe. L’ensemble Clematis sonne de manière somptueuse dans les ouvertures, les sinfonie et les chœurs, et sa palette sonore se révèle particulièrement séduisante. Notons au passage que cette formation rassemble pour l’occasion, à côté des instrumentistes réguliers de Cappella Mediterranea (Ariel Rychter au clavecin et à l’orgue, ou Quito Gato au théorbe et à la guitare), des musiciens devenus entre-temps des solistes reconnus, tels Thomas Dunford (théorbe et guitare) ou François Joubert-Caillet (viole). De même le choix de doubler les effectifs des différents chœurs (chœurs des Brises, des Statues, des Demoiselles), avec le renfort des solistes du Chœur de Chambre de Namur, s’avère particulièrement judicieux.

Le plateau des interprètes se montre tout aussi à la hauteur de cette ambitieuse recréation. Dans le rôle-titre, le baryton Furio Zanassi fait preuve dans ses récitatifs d’une diction précise et raffinée, tandis que ses airs (Il mondo non ha) sont rehaussés d’aigus charmeurs. Devant Circé, il déploie tour à tour sa déférence (Potentissima Circe) puis le doute (magnifique Credo si, o no, aux délicats aigus veloutés) avant de céder à l’amour au son des cornets (Il mio cor vinto). Au troisième acte, il montre une énergique détermination pour annoncer son départ à la magicienne, qui tente vainement de le retenir. Céline Scheen campe une Circé attachante, à la fois implacable et fragilisée par son amour pour le héros. Son duo d’amour à l’acte I (Languisco/ Mi moro), au son des cornets, est particulièrement réussi, de même que son invocation des Brises (Aurette, volete), rythmé par les percussions. Transie d’amour, elle découvre avec une touchante sincérité sa faiblesse à Vénus puis aux Demoiselles (Questo fina e biancha polvere, sur les cordes alanguies de la harpe de Marie Bournisien). Devant l’annonce irrévocable du départ de son amant, et après une dernière tentative pour le retenir, elle redevient la magicienne terrible, appelant à son secours les puissances infernales dans une noire invocation (Voi del tartaro mondo).

A ce couple d’humains sensibles et changeants répond un autre couple, plus prestigieux et univoque. Vénus et Mercure mènent l’intrigue selon leurs desseins contraires et s’affrontent parfois directement. Leurs interprètes reflètent avec énergie et brio cette prééminence divine. Vénus sensuelle aux éclats cristallins, Mariana Flores nous expose avec conviction le piège qu’elle a préparé pour Ulysse. Portés par le son enchanteur des flûtes, ses aigus tournoient, pareils à l’amour autour du cœur des hommes (Ne pietà, à l’acte I). Son entraînante ritournelle Da lo strale d’Amor, élégamment rythmée par les tambourins, ouvre magistralement le second CD par le récit des amours de l’Olympe. Retenons encore son étourdissant chant de victoire La mia stella vincitrice, avant que Mercure ne vienne redresser le cours de l’intrigue en intervenant vigoureusement auprès d’Ulysse (à l’acte III). Mercure au timbre solaire, Zachary Wilder séduit par ses accents juvéniles dans la scène du berger (Nova gioia), baignée par les flûtes. Les aigus demeurent lumineux, le phrasé soigné mais la détermination s’y ajoute dans son énergique apparition à l’acte II (Non fia che trionfi). A l’acte III, le timbre se fait plus grave pour admonester Ulysse, puis pour défendre son action face aux reproches de Vénus : le ténor y développe une touchante humanité.

A côté de ses personnages principaux, les rôles secondaires sont également distribués avec soin, et nous offrent de superbes moments musicaux. Côté féminin, soulignons les bonnes prestations de Caroline Weynants et Alice Foccroulle (dans les rôles respectifs de Lisette et Dorinde, compagnes de Circé). Renforcées de la présence de Joëlle Charlier et Vinciane Soille, elles nous livrent un chœur des Brises tout bonnement enchanteur (Godi pur felice amante) ; à l’acte III les deux chœurs des Demoiselles reflètent la magie de la séduction amoureuse (inopérante, dans le second) avec une pointe bien sentie d’érotisme et de sensualité. Côté masculin, incarne au prologue un Neptune grave et ténébreux, à la déclamation expressive et précise, tandis que Matteo Bellotto campe dans les scènes finales un Jupiter solennel, dont les graves soyeux sont emplis d’une sereine majesté. Retenons aussi l’étendue de la palette de Fernando Guimarães, ténor tour à tour paré de couleurs sombres dans le prologue (Premier Triton), puis dans le rôle d’un Euriloque effrayé par son propre récit (premier acte). Il nous dévoile avec bonheur ses plus beaux aigus au troisième acte, avec un Placide aure très séduisant, scandé par les guitares ; ainsi que dans l’air de Mars (Siam palese).

Décernons enfin une mention toute particulière aux deux contre-ténors de la distribution. Dominique Visse campe sans complexes une Argeste en proie au désir et malicieuse, qui incite sa maîtresse et ses compagnes à jouir des plaisirs de la vie (Chi vol lunga età, au son des guitares). Son grand récitatif accompagné du début du second acte (Non è maggior tormento), qui dévoile assez ouvertement ses désirs lubriques, constitue un emprunt typique à l’opéra vénitien de cette période. Le timbre habilement décalé de Dominique Visse - qui s’est fait une spécialité de ces rôles - y apporte une savoureuse dimension comique. Fabian Schofrin assure le très court rôle du Satyre. Mais son unique intervention conclut de manière éclatante l’acte I. Appuyée par les bombardes, sa tirade sarcastique (Huom superbo) nous rappelle que l’amour a aveuglé tous ces prétendus héros, désormais prisonniers dans son île et devenus les humbles servants de Circé  !

La prise de son traduit fidèlement et avec netteté la profondeur sonore de l’orchestre, particulièrement dans les ensembles, encore une fois somptueux. La luxueuse présentation en livre-coffret du label RicercarOuthere accueille le livret (avec des traductions en français et en anglais en regard du texte italien), complété par des notices (en anglais, français et allemand) de Philippe Beaussant, Jérôme Lejeune et Olivia Wahnon de Oliveira. Des reproductions de gravures des costumes et décors de la création apportent de précieux indices pour mieux imaginer à quoi ressemblaient les représentations. Un bien bel écrin pour abriter ce remarquable enregistrement !



Publié le 16 avr. 2020 par Bruno Maury