Variations Goldberg - Bach

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« Le contrepoint lui-même a une âme... »

« Le contrepoint lui-même a une âme, en ceci que le parallélisme de ses voix a été expressément réglé note pour note par une volonté musicienne qui fait chanter ensemble ou converser plusieurs parties mélodiques également expressives, et pourtant l'une sur l'autre brodées dans le colloque vivant de la polyphonie » a écrit Vladimir Jankélévitch (Le Je-ne-sais-quoi et le presque-rien, 1957, p. 175).

Jean Rondeau, claveciniste au talent universellement reconnu, s’aventure pour son dernier enregistrement en terrain maintes fois conquis par bien d’autres par le passé. En effet, entreprendre d’enregistrer ce monument de l’histoire de la musique que sont les Variations Goldberg constituait un pari hautement risqué ! Composées pour le clavecin en 1740 par Jean-Sébastien Bach, ces trente Variations BWV 988 sur la basse d’une Aria qui introduit et conclut l’opus ne sont pas sans évoquer inévitablement Glenn Gould qui les enregistra pas moins de trois fois au piano moderne. Mais elles ont aussi inspiré et fasciné bon nombre de clavecinistes de renom : Scott Ross, Kenneth Gilbert, Trevor Pinnock, Ton Koopman, Blandine Verlet, Christophe Rousset, Celine Frisch et Blandine Rannou, liste loin d’être exhaustive. Au piano, Glenn Gould bien sûr, mais aussi la grande Tatiana Nikolaieva, et Rudolph Serkin qui fut le tout premier de l’histoire du disque à les enregistrer en 1928. Les Variations Goldberg se posent sans aucun doute comme un chef d'œuvre absolu qui illustre à la perfection l’art du contrepoint de Jean-Sébastien Bach. La construction même de l’œuvre et la progression harmonique d'une basse commune à toutes les Variations témoignent d’une perfection rarement atteinte. Et si elles fascinent toujours autant aujourd’hui, c’est en raison de leur complexité d’écriture, mais aussi du mystère qui leur est attaché !

Une musique pour un insomniaque

En l’an 1740, Bach est Cantor à l’église Saint Thomas de Leipzig lorsqu’il compose ces Variations dites « Goldberg ». Selon la légende, elles auraient commandées par le comte Hermann Carl von Keyserling (ex-ambassadeur de Russie auprès du Prince Electeur de Saxe) pour meubler ses nuits d’insomnie. Ne pouvant dormir, il demandait alors que l’on lui joua du clavecin durant la nuit, et c’est un élève de Bach du nom de Johann Gottlieb Goldberg, claveciniste hors pair selon les témoignages de l’époque, qui aurait été chargé de ce rituel nocturne. Le comte aurait même, toujours selon la légende, été si satisfait du résultat, qu’il l’aurait payé d’un gobelet en or rempli d’une centaine de louis d’or. Or, en 1740, ce jeune claveciniste n’était âgé que de treize ans ce qui semble jeune au premier abord pour interpréter une telle œuvre...

Dans son ouvrage intitulé Sur la vie, l’art et l’œuvre de Johann- Sebastian Bach publié en 1802, Johann Nicolaus Forkel, premier biographe de Jean-Sébastien Bach relate ainsi les faits: « Nous les devons (NDLR : les variations Goldberg) au comte Kaiserling, ancien ambassadeur de Russie à la cour de l’électeur de Saxe. Il séjournait souvent à Leipzig et amenait avec lui Goldberg pour qu’il reçût les conseils de Bach. Le comte était de santé déficiente et souffrait d’insomnies. Goldberg, qui habitait chez lui, devait alors lui jouer quelque chose s’il ne pouvait dormir. Le comte exprima un jour à Bach son désir de lui voir écrire quelques morceaux pour Goldberg pour le distraire de son insomnie. Le comte ne les nomma plus ensuite que ses variations. Il ne pouvait se lasser de les entendre et, pendant longtemps, lorsqu’il ne pouvait dormir, il avait l’habitude de dire : « Cher Goldberg, joue-moi encore une de mes variations ». Toutefois, le jeune Goldberg ne fera son entrée au service du comte Kaiserling qu’en 1745 à l’âge de 18 ans, soit quatre années après la publication des Variations, ce qui permet d’imaginer qu’il aurait effectivement pu jouer ces Variations à son mécène insomniaque… Mais cela confirme indirectement qu’il n’a pu être dédicataire de ces fameuses pièces composée cinq ans avant. Publiées à compte d’auteur à Nuremberg par l’imprimeur Balthasar Schmidt durant l'automne 1741, elles constituent en fait la quatrième partie du Clavier Übung (exercices pour le clavier) et portaient à l’origine le titre d’Aria mit verschiedenen Veränderungen vors Clavicimbal mit zwei Manualen (Aria avec différentes variations pour clavecin à deux claviers). Il convient de préciser que l’Aria dont la basse sert de thème aux trente Variations est en fait une Sarabande tirée du second Clavierbüchlein que Bach composa pour sa femme Anna-Magdalena en 1725. Aucun des seize exemplaires originaux des Clavier Übung toujours existants à ce jour ne mentionne une quelconque dédicace de Jean-Sébastien Bach à son élève Johann Gottlieb Goldberg, et ce contrairement à la plupart de ses autres commandes. Alors, comment et pourquoi le nom de Goldberg a pu rester attaché à ces Variations ? Le mystère demeure entier et le restera probablement encore longtemps !


Frontispice des Clavier Übung

Une ode au silence

Selon Jean Rondeau, ces variations se définissent avant tout comme « une ode au silence » : « Je considère qu'elles furent écrites pour le silence, en ce sens qu'elles se substituent au silence » écrit-il, en ajoutant que « Bach tient tout entier dans les Variations Goldberg... toute sa musique y est présente... et c'est une œuvre que je vais, sans nul doute, explorer jusqu'à la fin de mes jours ». Afin de restituer au mieux la pensée musicale de Bach à travers l’interprétation qu’il propose, Jean Rondeau s’est appuyé sur une édition originale d’un intérêt majeur conservée à la Bibliothèque Nationale, comportant des annotations écrites de la main même de Bach. Et dans cet enregistrement, il propose les Variations dans leur forme la plus complète comprenant l’intégralité des reprises, ce qui permet de conserver les équilibres voulus à l’origine par le compositeur.

L’écoute de l’enregistrement réalisé par Jean Rondeau séduit dès les premières mesures. En premier lieu par le son du clavecin, d’une présence exceptionnelle ! Jean Rondeau joue sur un instrument signé Jonte Knif & Arno Pelto d'après un modèle allemand contemporain de Bach dont le son est un pur régal, merveilleusement restitué par un enregistrement de haut vol. Après l’Aria qui énonce le thème, le ton est donné dès la toute première variation. L’art du contrepoint de Jean-Sébastien Bach se révèle dans toute sa splendeur et dans toute sa perfection, littéralement sublimé par le toucher de Jean Rondeau. L’art de faire chanter et de combiner les lignes mélodiques au fil des variations qui se succèdent constitue une éclatante démonstration de la maîtrise de Bach dans cet exercice. Mais contrairement au titre de l’opus dont elles sont extraites, ces variations vont bien au-delà d’un simple exercice ! Durant l’écoute, chacun appréciera la subtile maîtrise des ornementations et des accords brisés de Jean Rondeau, les ralentissements et les accélérations parfaitement à propos servis par une technique instrumentale irréprochable. En effet, certaines variations sont redoutables techniquement parlant, et si certaines nécessitent deux claviers, c’est pour pallier les fréquents croisements de mains durant leur exécution.

Parmi les trente Variations, parfois méditatives, parfois d’une virtuosité exacerbée, on relèvera tout particulièrement les n°13 et n°15, empreintes d’émotion et de sensibilité, particulièrement pour la seconde écrite en mode mineur. La Variation n°16 construite comme une ouverture à la Française se distingue par son originalité. La Variation n°21 dégage une grande expressivité due également à son mode mineur, la n°28 se révèle d’une virtuosité fulgurante, la n°29 surprend par ses montées et descentes d’octaves vertigineuses. Les variations n°10 et 22 sont des fugatos particulièrement bien restitués. Enfin, l’une des plus étonnante est la Variation n°30 qui combine en quodlibet (selon l’Encyclopedia Universalis : « Le quodlibet – ce qui plaît, en latin – est une composition musicale dans laquelle plusieurs mélodies connues se mêlent… en vue de créer un effet humoristique ») deux airs populaires bien connus à l’époque de Jean-Sébastien Bach : Il y a si longtemps que je n'ai été auprès de toi, approche par ici et Les choux et les raves m'ont mis en déroute/ Si maman avait mis de la viande au four/ Je serais resté plus longtemps ! Tout un programme pour un jeu à la fois musical et humoristique très répandu à cet époque, on retrouve d’ailleurs d’autres exercices du même style dans l’œuvre de Bach. Chacune de ces trente Variations a son style et son identité propre et chacune d’elle possède sa couleur unique, l’ennui ne s’installe jamais. Et le Da Capo de l’Aria met un terme à ces quelques 106 minutes de bonheur pur tel un rideau qui se referme… et on peut imaginer alors que le comte Hermann von Keyserling est enfin tombé dans les bras de Morphée, qui sait !

De toute évidence, Jean Rondeau signe ici un enregistrement au clavecin particulièrement réussi de ce chef d’œuvre inégalé, ces trente variations comptant parmi les sommets de la forme « thème et variations » de toute l’histoire de la Musique. Il faudra attendre Beethoven près de quatre vingt ans plus tard, et ses fameuses Variations sur un thème de Diabelli pour retrouver une telle perfection dans le genre.

La déclinaison presque à l’infini du thème de départ énoncé par l’Aria est littéralement envoûtante, Jean-Rondeau met à jour à travers ces trente variations toutes les subtilités contenues dans la partition de Jean-Sébastien Bach. Cette version au clavecin n’éclipse pas celle de Glenn Gould au piano qui leur a encore donné une toute autre dimension (bien que les enregistrements qu’il a laissé à la postérité ne fasse pas toujours l’unanimité parmi les amateurs de musique baroque, mais c’est un autre débat), cependant, ces deux visions des Variations Goldberg sont parfaitement complémentaires pour en appréhender toutes les richesses. Piano ou clavecin, deux approches fondamentalement différentes, mais est il vraiment besoin de choisir ?

Quoiqu’il en soit, la version proposée par Jean Rondeau est particulièrement fouillée et inspirée, elle fera assurément date. On regrettera juste un livret des plus succincts, avec des commentaires réduits au strict minimum, quatre pages blanches devant évoquer le silence auquel Jean-Rondeau fait référence, et quatre pages de remerciements divers, totalement justifiés au demeurant, mais quelque peu frustrants pour qui veut en savoir plus sur le sujet. Mais, qu’importe au fond... la musique écrite pour la « récréation de l’âme » comme le précisera Bach est là et c’est bien l’essentiel.



Publié le 01 juin 2022 par Eric Lambert