Variations Goldberg (BWV 988) - JS BACH / Cinq danses gitanes - J. TURINA / Tango et Mallorca - I. ALBENIZ

Variations Goldberg (BWV 988) - JS BACH / Cinq danses gitanes - J. TURINA / Tango et Mallorca - I. ALBENIZ ©
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Quand un cahier d’exercices devient un exercice spirituel
La musique est une forme de communication choisie par deux acteurs, le compositeur et l’interprète, pour s’adresser simultanément à nous. Si nous voulons saisir leurs messages, interrogeons leurs projets respectifs. Afin de comprendre celui de Jean-Sébastien BACH, nous n’avons que l’embarras du choix. Commençons par la légende. Si l’on en croit son premier biographe, Johann Nikolaus Forkel, les Variations auraient été commandées par (ou pour) un adolescent de quatorze ans, Johann Gottlieb GOLDBERG, claveciniste et virtuose précoce au service du comte Hermann von Keyserlingk, ambassadeur de Russie à la cour de Dresde. Elles devaient «servir à tromper les longues heures de veille qu’il devait (aux) insomnies» de son maître (Alberto Bosso – Jean Sébastien BACH – Paris, Fayard, 1983,tome 2, p. 762). Plus sérieusement, le compositeur leur assigne une vocation pédagogique dans la dédicace de sa première édition. En effet, les Variations constituent la quatrième partie de la Klavierübung, cahier publié en 1741 sous le titre « Clavier Ubung bestehend in einer ARIA mit verschiedenen Veraenderungen vors Clavicimbal mit 2 Manualen …» (Exercice pour clavier consistant en un Aria avec différentes variations pour un clavecin à 2 claviers). Ce n’est que plus tard qu’elles prendront le nom de son premier interprète présumé. Enfin, Bach ajoute à sa composition une dimension spirituelle en précisant, dans cette même dédicace: «…. Denen Liebhabern zur Gemühts Erzeigung ». Il rappelle ainsi aux interprètes amateurs «le pouvoir de la musique qui s’adresse à l’âme, la calme et la repose» (le site 'Kulturica' propose une analyse détaillée de cette expression).
Qu’en est-il des intentions des interprètes ? Sébastien Llinares expose, sur le site dédié au Duo Mélisande, les deux ambitions du projet qu’il partage avec son complice, Nicolas Lestoquoy. Tous deux guitaristes confirmés et talentueux, ils décident de mettre leur instrument au service d’une œuvre qu’ils considèrent «un peu (comme) la synthèse géniale de l’œuvre de Bach». Pour cela, ils se saisissent de la transcription des Variations Goldberg pour deux guitares réalisée par Benedetto Montabello (éditions Chanterelle-2008), s’approprient la partition, lui apportent quelques ajustements et nous soumettent une interprétation portant la marque de leur connivence. Crime de lèse-majesté ? Pas du tout, souligne Gilles Cantagrel sur la jaquette contenant le DVD. D’abord, la guitare et le clavecin appartiennent à une même famille d’instruments, celle des cordes pincées. Ensuite, la pratique des adaptations et des transcriptions était courante au XVIIIème siècle. D’ailleurs, Bach en a lui-même usé à de nombreuses reprises, pour ses propres œuvres comme pour celles d’autres musiciens qui l’ont inspiré. Enfin, nos instrumentistes ne visaient pas une fidélité aveugle à la partition d’origine, mais voulaient « saisir ce qui … résiste au temps », pour « créer la rencontre entre notre instrument et le chef d’œuvre ». En somme, ils privilégient l’esprit à la lettre, pour notre plus grand plaisir.
Un mot sur la conformité à la lettre. La construction du cahier d’exercice est géométrique et s’inscrit dans une tradition déjà longue d’une forme musicale parfois appelées «thème et variations». Bach puise dans le Klavierbüchlein d’Anna Magdalena une aria qu’il pose comme l’élément musical de base de ses Variations. Celle-ci est ensuite soumise à un cycle de transformations mélodiques, rythmiques et harmoniques progressives, constituant un ensemble de trente variations différentes. Elles s’enchaînent par groupes de trois, chaque groupe étant fermé par un canon. Au final, nous retrouvons l’aria de départ, comme pour relancer un cycle. Ici, le Duo Mélisande n’interprète pas l’intégralité de ces variations. Parmi les cinq manquantes (n° 6, 13, 25, 27, 29), notons l’absence de la variation 25, celle qu’Alexandre Tharaud juge «la plus bouleversante» (Libération – «Les Variations Goldberg mûrissent à chaque interprétation»- Entretien avec Guillaume Tion – 14/10/2015). En revanche, leur CD (Paraty Productions) enregistré en 2014 est exhaustif.
C’est à l’esprit de l’œuvre que nos interprètes rendent le meilleur hommage, en prenant à leur compte les trois projets du Kantor. A leur écoute, nous nous glissons dans la chambre du comte von Keyserlingk où officie le jeune Goldberg. Nos oreilles contemporaines en quête de tranquillité goûtent particulièrement l’aria. Elle est reposante, paisible et agit comme une berceuse fredonnée au creux de l’oreille. Les guitares l’habillent d’une douceur mieux rendue, selon nous, que les versions pour piano. Les variations 15 et 21 diffusent un parfum de mélancolie répandu avec beaucoup de sensibilité par la sonorité des guitares. Elles invitent à la rêverie, dans l’attente du sommeil.
Les exercices de virtuosité sont accomplis par un jeu précis et sensible à la fois. D’autant que la transposition pour deux guitares permet de contourner les difficultés techniques imposées au pianiste, contraint à un entrelacement des mains pour exécuter certaines variations. Dans les variations 5, 14, 20 ou 23, les deux interprètes conduisent une « courante » sautillante, entraînante, parfois déchaînée, bien dans la tradition de ces danses appréciées à l’époque. La variation 26 en forme de sarabande combine rythmes lents et rapides et révèle un duo d’instrumentistes merveilleusement coordonné.
Enfin, les interprètes nous invitent à la méditation. La sonorité sensuelle des guitares nous transporte dans un monde paisible, consacré à la contemplation (variations 4 et 9), à l’introspection (variations 7 et 24) et à une sérénité joyeuse (variations 10, 19 et 22).
Sébastien Llinares et Nicolas Lestoquoy ont trouvé dans la salle de l’Orangerie du château de Rochemontès un cadre intime tout à fait adapté pour déployer une œuvre qui n’avait pas pour vocation de remplir des salles de spectacle. Le DVD ne donne qu’un faible aperçu des lieux. Mais les vues accessibles par Internet agissent comme une véritable invitation à découvrir un écrin dans lequel pourront s’épanouir bien d’autres joyaux du répertoire baroque. Un dernier mot sur le DVD. Si l’essentiel de son contenu (43 minutes) est consacré à la célébration des Variations Goldberg, il se termine par un complément de programme sous forme de clin d’œil en direction du public occitan. En effet, c’est par quelques courtes pièces de musique espagnole (Isaac Albeniz et Joachim Turina) que Sébastien Llinares et Nicolas Lestoquoy pincent les notes finales du concert, chaleureusement applaudis par 250 participants enthousiastes.
Vous pouvez revivre ce beau concert en visionnant le DVD à votre guise. Il n'est toutefois pas diffusé dans les circuits habituels : pour en faire l’acquisition, rendez vous directement sur le site de l'Orangerie de Rochemontès : 'http://concertarochemontes.org/'

Publié le 04 févr. 2016 par Michel BOESCH