Venez chère Ombre - Le Consort

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Eva, l’enchanteresse

« C’est une beauté à faire admirer à tous les ambassadeurs » ! Empruntons à Madame de Sévigné ces quelques mots pour les dédier à Eva Zaïcik. Celle qui incarna l’an dernier une remarquable Lybie dans le Phaéton de Lully livre ici un premier album admirable avec Le Consort de Justin Taylor. La cantate française trouve là une voix splendide, au chant noble sans emphase excessive, à la diction parfaite, sachant aussi bien déclamer dans les récitatifs que laisser s’épanouir le charme mélodique de bien des airs. Plus qu’accompagnateurs, les membres du Consort sont de véritables partenaires, dont le raffinement instrumental répond trait pour trait en miroir à la splendeur vocale qui nous est révélée ici.

La beauté peut parfois générer quelques frustrations ! Expliquons-nous. Le programme, très intelligemment agencé, outre quelques cantates entrecoupées d’extraits de sonates ou de concerts, explore un genre complètement négligé jusqu’alors : celui de la cantatille, une forme plus ramassée de cantate, naissant au cours du XVIIIe siècle. L’un des maîtres en la matière est Louis Antoine Lefebvre (c. 1700-1763). Organiste de Saint-Louis en l’Île, celui-ci fait montre d’un solide métier et d’un sens théâtral très sûr. J’avais eu, en visiteur assidu de Gallica, l’occasion de découvrir et de consulter Le bouquet de l’amour, L’heureux buveur, Le bonheur imprévu, pour ne citer que quelques titres. Lefebvre est assurément l’autre révélation de cet album. C’est à lui que l’on doit Venez chère ombre, provenant de la cantatille intitulée Les regrets. Mais celle-ci, comme celle du Lever de l’Aurore, se voit amputée de ses autres pages (ce que la notice n’indique toutefois pas). Devant la qualité d’un monologue qu’on pourrait parfaitement trouver dans une tragédie en musique, on se surprend à regretter les restrictions imposées par le format de l’album, qui ont dû constituer un véritable crève-cœur pour nos interprètes. Le Lever de l’Aurore marque, quant à lui, par l’originalité de son environnement instrumental, quasi orchestral, qui mélangerait un peu de Rameau, un soupçon de Mondonville et déjà quelques signes annonciateurs d’un style plus tardif, aux figurations presque classiques (la formule demi soupir suivi de trois croches liées). Fort heureusement Andromède nous est offerte dans son intégralité. L’air tendre, fort et marqué, J’attendrai la mort sans la craindre, frappe par son ampleur, précédant une tempête, aux motifs agités et gammes fusées, fournissant à Théotime Langlois de Swarte l’occasion de démontrer l’ampleur de toute sa virtuosité. Espérons que Lefebvre suscitera pareil engouement pour d’autres albums à venir, sa musique méritant une attention plus qu’attentive.

On n’a pas encore pleinement rendu justice à Philippe Courbois (fl. 1705-c.1730). L’auteur d’une cantate très originale consacrée à Don Quichotte fait ponctuellement l’objet d’un certain intérêt. Son Ariane a déjà été enregistrée par Agnès Mellon et l’ensemble Barcarole (Alpha) et Hasnaa Bennani en compagnie de l’Ensemble Stravaganza (Muso). Ici, seul l’air Ne vous réveillez pas encore a été retenu. Hélas, serait-on tenté de dire, car Eva Zaïcik y est au zénith. Avec son motif entêtant de tierces brisées et enchaînées, voilà une page qui ne vous quittera plus jamais, à peine l’aurez-vous entendue.

Relativement plus connu, Michel Pignolet de Montéclair (1667-1737) avait déjà vu un hommage rendu à La Bergère et au Dépit généreux sortis de sa plume par l’enregistrement de Florilegium avec Julia Gooding (Channel classics). Ces derniers sont surclassés ici par des interprètes qui possèdent l’intelligence de ce répertoire avec une telle évidence, que leur suprématie ne leur saurait être contestée. Impossible de résister à Prenons une route nouvelle, véritable invitation au voyage dans cet univers pastoral, teinté d’une douce mélancolie. Que c’est un tourment extrême obéit aux standards de la brunette, on ne saurait s’en plaindre, tant la courbe mélodique se fait attendrissante. Le sommeil qui suit s’établit sur une palette sonore raffinée à l’extrême : on y retrouve avec grand plaisir la flûte précise et délicate d’Anna Besson et le théorbe de Thibaut Roussel. La plainte en dialogue, provenant des Concerts à deux dessus sans basse, repose sur une conversation entre Théotime Langlois de Swarte et Sophie de Bardonnèche, d’une subtilité arachnéenne qui laisse l’auditeur émerveillé. Toutes ces qualités se retrouvent dans Le Dépit généreux, notamment dans le merveilleux air Douce tranquillité, paisible indifférence.

Louis-Nicolas Clérambault (1676-1749), fanal de la cantate française, se voit ici honoré à double titre, par deux extraits des simphoniae, la quatrième et la deuxième intitulée La Félicité apportant une pause instrumentale salutaire et Léandre et Hero, l’un de ses chefs-d’œuvre. Point de découverte ici, puisque Sandrine Piau et les Solistes du Concert Spirituel mais aussi Isabelle Poulenard avec l’Ensemble Amalia en avaient donné par le passé des lectures de belle facture. Nous ne bouderons toutefois guère notre plaisir, contents de retrouver l’immobilité saisissante de Dieu des mers, la fureur de Tous les vents déchaînés ou l’allure dansante d’Amour, tyran des tendres cœurs. Rendons grâce aux qualités du continuo assuré avec maestria par Louise Pierrard et Lucile Boulanger aux violes et Justin Taylor, qui touche le clavecin comme l’orgue avec un art consommé. Surgissant des profondeurs, leurs sons graves et amples s’offrent tels les présents de Vulcain, à Eva-Vénus, qui de bout en bout sait éclipser les ombres qu’elle a si bien su convoquer.



Publié le 27 févr. 2019 par Stefan Wandriesse