Vêpres pour saint François d'Asssise - Duponchel

Vêpres pour saint François d'Asssise - Duponchel ©
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Petites merveilles franciscaines

Nous sommes un 3 octobre, en toute fin d’après-midi. Qu’importe l’année car les Vêpres musicales que font sonner Yannick Lemaire et son ensemble Harmonia Sacra sont une fiction. Plus exactement, « le programme de ce disque évoque, plus qu’il ne restitue, un office de premières vêpres pour la fête de saint François d’Assise (4 octobre) en la basilique romaine des Santi XII Apostoli » (Fabien Guilloux, cofondateur de l’ensemble musical, dans l’érudit livret accompagnant le CD).

Entendons-nous d’abord sur les questions de calendrier. Francesco d’Assisi est né vers 1181 et mort le 3 octobre 1226. Il est canonisé le 16 juillet 1228 par le pape Grégoire IX (vers 1170-1241) et, de ce fait, inscrit dans le calendrier liturgique catholique pour être commémoré tous les 4 octobre. Par ailleurs, Fabien Guilloux précise que le déroulé de l’enregistrement correspond aux « premières vêpres » de la fête du saint patron de l’ordre des Frères mineurs (dont les membres sont couramment appelés « franciscains »). Or, les dimanches et les fêtes solennelles (ici, celle du saint patron local) commencent la veille au soir par la célébration des « premières vêpres ». Suivant, en cela, la coutume des Juifs de décompter les jours du soir au soir. C’est donc dans la soirée d’un 3 octobre que Jacques (Giacomo lorsqu’il exerce en Italie) Duponchel (vers 1630 ? -1685) aurait pu faire entendre ces vêpres de sa composition.

Sur les origines et la formation du musicien, nous louvoyons dans un abîme d’hypothèses. S’il est certain qu’il est né à (ou aux environs de) Douai, dans la Flandre francophone sous domination espagnole, peut-être autour de 1630, les conditions de son apprentissage musical relèvent de la conjecture. Imaginons donc qu’il ait grandi musicalement dans une maîtrise, l’une de ces écoles de chant et de musique attachées à un chapitre ecclésiastique de Douai. Dans ces institutions musicales, les jeunes pousses apprennent autant le catéchisme que le chant ou le latin. Les plus doués sont initiés à un instrument et acquièrent les bases de l’écriture musicales. C’est ainsi que le petit Jacques fut probablement initié au fameux contrepoint de l’école franco-flamande.

Mais les Flandres sont un territoire convoité. Ainsi, à la suite de la conclusion du Traité de Paris (8 février 1635) entre la France et la République des Provinces-Unies contre l’Espagne, Douai devient une zone de guerre. En 1640, les Français se présentent aux portes de la ville. Mais ce n’est qu’en 1667 que Louis XIV (1638-1715) pénétrera dans une ville saignée par toutes ces années de guerre. Dans cet intervalle, Jacques Duponchel aura quitté le territoire flamand. L’esquisse biographique dressée par Fabien Guilloux et publiée sur le site du chœur Harmonia Sacra, indique qu’il séjourne à Bonn, « sans doute vers 1651 ». Durant cette même période, il se serait arrêté à Bruxelles et y aurait fait la connaissance du légat apostolique Antonio Bichi (1614-1691). En tout état de cause, il rejoint ce cardinal lorsque celui-ci est nommé évêque d’Osimo, près d’Ancône. Faisait-il déjà partie de sa suite lorsque ledit cardinal prend ses fonctions en 1656 ? Seule certitude : en 1663, Jacques Duponchel exerce la fonction d’organiste de la cathédrale d’Osimo. A ce moment-là, il avait « fait profession religieuse dans l’Ordre des Frères mineurs conventuels et officie parallèlement comme Préfet de chœur au couvent San Francesco » d’Osimo (placé aujourd’hui sous le patronage de San Guiseppe da Copertino (1603-1663), ce saint franciscain connu pour ses lévitations et ses extases que Jacques Duponchel accompagna durant son agonie spectaculaire).

L’année 1665 marque un tournant majeur dans sa carrière musicale. « Il est nommé Musicae Praefecto (Préfet de musique, une sorte de Maître de chapelle) à la basilique romaine des Saints-Apôtres (Santi XII Apostoli) ». De toute évidence, un poste de confiance et une reconnaissance de ses talents car un couvent, un Studium (centre d’études au sein d’une communauté conventuelle) ainsi que la Curie générale (le centre administratif, en quelque sorte) de l’Ordre des franciscains sont adossés à ladite basilique. La même année, il publie sa première anthologie de pièces polyphoniques : les Psalmi vespertini…tribus vocibus concertati cum organo decantandi, recueil de douze « petits motets » destinés aux vêpres dominicales, festives et solennelles. Ils mobilisent trois voix concertant avec l’orgue. Cette partition révèle qu’il a désormais enrichi son style, conjuguant le contrepoint franco-flamand et la nouvelle rhétorique musicale italienne.

En 1670, Jacques Duponchel quitte Rome. Sans doute parce que, de 1666 à 1678, la basilique des Apôtres subit d’importants travaux (chœur de l’église rehaussé, rénovation du plafond, création d’un nouvel autel décoré de sculptures). Importants au point d’imposer la suspension des offices religieux. Il retourne à Osimo pour y retrouver « ses fonctions antérieures d’organiste à la cathédrale et de Préfet de chœur au couvent San Francesco tout en développant ses activités de musicien et de compositeur auprès des cercles musicaux de la ville ». Cette dernière période de sa carrière musicale est la plus féconde sur le plan éditorial. Il publie successivement deux opus. D’abord, une sorte de supplément à ses Psalmi vespertini : les Sacrae cantiones (1671). Il les dédie au Prince-archevêque de Cologne, Maximilian Heinrich von Bayern (1621-1688) qu’il avait probablement rencontré à Bonn. Cinq ans plus tard, il adresse à son protecteur, le cardinal Bichi, un recueil de trois Messe a tre, quattro e cinque voci concertate con violini e ripieni (1676).

De son vivant, le monde de l’édition musicale lui a rendu hommage. Pour la qualité de ses œuvres, sans doute. Peut-être aussi pour le gratifier du succès remporté par ses opus sur le marché des partitions. Ainsi, dans l’année qui suit la publication de ses Messes, l’éditeur romain Giovanni Battista Caifabri (vers 1632-1700) lui dédie la réimpression du Primo libro de Motteti a Voce Sola (1677) d’un mottetiste réputé, Bonifazio Graziani (vers 1605-1664). Dans son avant-propos flatteur, il s’incline devant les dui Virtuosi in una sol’Opera (deux virtuoses réunis dans une seule œuvre). De même, deux ans avant sa mort, son Psaume 138 Domine probasti me (Seigneur vous me sondez) est intégré dans « une anthologie romaine de Salmi Vespertini a quatro voce concertati (1683) rassemblant tous les meilleurs compositeurs du moment » (Fabien Guilloux). De toute évidence, les talents musicaux de Jacques Duponchel ont été encouragés par des mécènes et protecteurs. Notamment le cardinal Bichi qui rémunère directement le poste d’organiste de la cathédrale en lieu et place du chapitre cathédral.

Presque au même moment, un autre musicien franciscain, Picerli Silverio (vers 1585-vers 1662), auteur de traités musicaux (Specchio (= miroir) primo (1630) puis secondo (1631) di musica), se verra interdit de faire profession de la pratique musicale.

Pourquoi cette différence de traitement ? Elle nous met sur la piste d’une première singularité du style de Jacques Duponchel. Car la musique « fait l’objet d’un intense débat au sein de la famille franciscaine », explique Fabien Guilloux dans son article relatif aux Musiques et identités franciscaines en France (XVème-XVIIème siècle) (in Etudes franciscaines, 2008). Une formule résume, à elle seule, les enjeux : « Chanter ou ne pas chanter » lors des offices divins ? Pour résumer, deux conceptions s’opposent, au sein de l’Ordre, entre les « Observants » et les « Conventuels ». Les premiers, tenants d’un retour radical à l’expérience primitive du fondateur, prêchent l’austérité. En somme, le retour à une forme de « pauvreté sonore » en adéquation avec l’esprit de mortification et la « pauvreté évangélique » que François d’Assise a érigée en vertu cardinale. Les seconds choisissent de se conformer aux dispositions pontificales qui enjoignent aux frères de suivre la liturgie romaine et d’en adopter le chant. Jacques Duponchel compte au nombre des seconds et sa musique en porte plusieurs marques : le chant per differentialiter (permettant de varier les tempi en fonction du degré de solennité), l’usage de la polyphonie durant la messe et lors des vêpres, le recours à l’orgue.

L’allégeance des Conventuels envers l’autorité pontificale entraîne l’adoption d’un cadre de contraintes à l’intérieur duquel s’exerce l’art de la composition de Jacques Duponchel. Pour mémoire, retenons les dispositions relatives à notre enregistrement telles qu’elles sont énoncées par la Congrégation de la Visite apostolique (le collège des cardinaux chargé par le pape de la visite des établissements religieux et des œuvres pieuses de la place de Rome). Son édit sur la musique d’église daté du 30 juillet 1665 constitue, en quelque sorte, le décret d’application de la Constitutio apostolica de musica et cantorum lascivia in divinis officis reprobata (Constitution apostolique sur l’interdiction de la musique et des chants lascifs dans les offices divins) publiée, le 23 avril 1657, par le pape Alexandre VII (1599-1667), qui n’est autre que l’oncle du cardinal protecteur de Jacques Duponchel. Il y est spécifié que seuls les préfets de musique ou maîtres de musique ayant fait serment d’observer lesdites lettres apostoliques sont autorisés à exercer leur fonction au sein des édifices religieux. Cela dit, le style dans lequel ils composeront « les musiques et les symphonies » doit refléter trois caractères : être « ecclésiastique, grave et dévot » (article 1). A Vêpres, ils ne feront chanter que « les antiennes du jour selon le Bréviaire » (article 3). D’une façon plus générale, les paroles mises en musique devront être rigoureusement celles imprimées dans le Bréviaire, le Missel, la Sainte Ecriture ou la littérature patristique (les écrits des Pères de l’Eglise), « de manière à éviter toute inversion, toute addition d’autres mots et toute altération » (article 6). Enfin, le maître de chapelle veillera à ce « qu’on ne chante point à une seule voix, grave ou aiguë, la totalité ou une partie notable d’un psaume, d’une hymne ou d’un motet ; mais si on ne chante pas à chœur plein, qu’on le fasse alternativement, en variant toujours le chant, tantôt à l’unisson, tantôt avec des voix graves, tantôt avec des voix aiguës » (article 5). L’application de ces dispositions est aisément reconnaissable dans les motets que nous fait entendre Jacques Duponchel.

D’autant plus facilement que le Bréviaire de l’Ordre des franciscains ne diffère pas de celui de Rome. Et pour cause. Léon de Modène (1571-1648), rabbin de Venise, et Richard Simon (1638-1712) observent qu’il « y eut dans Rome même une grande diversité d’Offices… Un long et un court, (ce dernier ayant) été abrégé de l’autre… Les Frères mineurs prirent cet Office abrégé, (prétendant par-là) satisfaire à la Règle que leur avait laissé leur Patriarche (François d’Assise) de suivre l’Ordre Romain… Le Pape Nicolas III abolit entièrement le véritable Office de Rome (= la formule longue) pour autoriser celui des Frères mineurs : c’est pourquoi on substitua de nouveaux Missels et d’autres Livres d’Office en la place des anciens ; ce qui s’appelle aujourd’hui l’Office Romain, au lieu qu’il semble qu’on devrait plutôt le nommer l’Office des Franciscains » (Cérémonies et coutumes qui s’observent aujourd’hui parmi les Juifs, 1684). Pour la clarté du propos, notons les deux termes qui apparaissent : « Bréviaire » et « Missel ». Ils désignaient deux supports complémentaires. Le Bréviaire fournit l’ordonnancement et la teneur littérale des chants, des lectures et des prières de l’Office divin. Mais il ne contient aucune notation musicale. Au contraire du Missel dans lequel est imprimé le chant noté.

Toutes ces dispositions, déclarait Alexandre VII, visent à ce que les bonnes pratiques exercées dans les églises de Rome constituent des exemples « des bonnes œuvres (à suivre dans) toutes les parties de l’univers ». Elles montrent comment s’éloigner de « toutes les vanités et surtout les concerts et symphonies auxquels il se mêle quelque chose d’inconvenant ou d’étranger au rite ecclésiastique, non sans offense de la majesté divine, non sans scandale des fidèles du Christ, qui y rencontrent un obstacle pour leur dévotion et élévation de leur cœur à Dieu ».

Les Vêpres de Jacques Duponchel se rangent au point d’intersection de ces deux axes de la stratégie pontificale : la dignité de la musique pour soulever la dévotion de l’assemblée. Une mission assignée à la musique que n'aurait pas renié François d’Assise pour lequel le chant constitue l’un des marqueurs de son Ordre : « Nos frères les oiseaux chantent les louanges de leur créateur ; allons au milieu, parmi eux, pour chanter les heures canoniales et louer le Seigneur » (cité par Rosa Maria DessiPrière, chant et prédication. A propos de la lauda : de François d’Assise à Machiavel).

Enfin, dans le domaine du style, il se trouve également placé au point de rencontre de deux cultures musicales : l’école franco-flamande qui constitue le socle de sa formation initiale et l’école romaine dont il s’est profondément imprégné depuis son séjour italien. De façon schématique, la première a révolutionné l’art du contrepoint ; la seconde se distingue par son excellence aux chapitres de la mélodie et de l’harmonie. Jacques Duponchel apparaît, par conséquent, comme un acteur de la transversalité en musique.

Au terme de notre sommaire quête de la genèse des compositions de Jacques Duponchel, nous parvenons au seuil de la basilica dei Santi XII Apostoli de Rome. L’une des plus anciennes de la capitale pontificale. Située à proximité de la fontaine de Trevi, elle était dédiée initialement à deux apôtres (Jacques le Mineur et Philippe), avant de les honorer tous.


Giovanni Paolo Panini (1691-1765) – Consécration d’un cardinal dans la basilique des saints apôtres (avant 1765)

Selon les indications fournies par le livret, le programme des vêpres élaboré par Yannick Lemaire aurait pu résonner durant le mandat exercé par Jacques Duponchel au sein de cette basilique. Donc entre 1665 et 1670. Plus précisément, entre l’année de la publication de ses Psalmi vespertini et le moment où il finalise ses Sacrae cantiones. Pour en constituer le menu, Yannick Lemaire convoque quatre musiciens. Ils appartiennent tous à la communauté franciscaine, à l’exception du dernier.

Naturellement, il donne la priorité au maître des lieux, Jacques Duponchel. C’est donc fort logiquement que celui-ci fournit l’essentiel de la matière. Particulièrement le répons d’ouverture, la première antienne, les cinq Psaumes, le Capitule et le Magnificat.

Dans l’ordonnancement des vêpres, chaque Psaume est précédé d’une antienne. Cette pièce liturgique étant destinée à appeler l’attention de l’assemblée sur un aspect particulier du Psaume ou à indiquer le sens de la fête du jour. En l’occurrence, il s’agit d’honorer François d’Assise. Aussi est-ce vers Julien de Spire (11..- vers 1240) que se tourne le maître de cérémonie. Car ce frère franciscain du monastère de Speyer (ville portuaire située sur le Rhin) est, non seulement, l’un des premiers hagiographes de saint François. Mais il compose également des chants liturgiques. Notamment l’Office liturgique primitif de saint François d’Assise (vers 1230-1235) duquel est extrait le texte et la musique des antiennes de nos vêpres.

Au lendemain du concile de Trente (1545-1563), l’orgue tient une place importante durant les offices religieux. Spécialement à Rome où, racontera bien plus tard le chirurgien anglais, Samuel Sharp (1709-1778), « le pape (en l’occurrence, Clément XIII (1693-1769)) n’admet jamais d’autres instruments que l’orgue » (Lettres d’Italie, 1766). Les espaces d’intervention de cet instrument dans la liturgie sont strictement réglés par le Caeremoniale Episcoporum promulgué par le bref pontifical Cum novissime du 14 juillet 1600. Ce cérémonial précise notamment que « les dimanches et les fêtes… on peut jouer de l’orgue et chanter en musique » (article 1). A l’heure des vêpres solennelles, l’organiste est autorisé à intervenir pour accompagner l’entrée et la sortie du célébrant comme à la fin de chaque psaume, en lieu et place de la reprise de l’antienne. L’orgue est désormais une voix à part entière qui dialogue avec la Schola. C’est ainsi qu’il chante fréquemment les strophes impaires à la place du chœur. Yannick Lemaire s’adresse à l’organiste franciscain de la cattedrale di Santa Maria Nuova de Monreale (Sicile), Giovanni Battista Fasolo (1598 ?-1680) pour toucher l’orgue. Un choix d’autant plus significatif que cet organiste a été l’un des prédécesseurs de Jacques Duponchel aux claviers de l’orgue de la basilique des Apôtres (1648-1649). Il intervient ici au moment de la procession d’entrée. Mais aussi pour remplacer l’antienne du quatrième psaume comme pour encadrer le Magnificat. Ces pièces d’orgues sont extraites de son Annuale publié à Venise en 1645. Comme l’indique la page-titre, cet ouvrage contiene tutto quello, che deve far un organista, per respondir al Choro tutto l’Anno (contient tout ce qu’un organiste doit faire pour répondre au chœur pendant toute l’année). Ce recueil méthodique « se présente comme les travaux pratiques des cours magistraux professés au début du siècle par » Adriano Banchieri (1568-1634) et Girolamo Diruta (vers 1544 – après 1610), analyse Brigitte François-Sappey dans son article du Guide de la musique d’orgue (Fayard, 2012). Comparé aux recueils similaires, celui de Fasolo s’adresse davantage au commun des organistes des églises paroissiale tandis que les partitions vénitiennes, par exemple, recèlent de plus grandes difficultés techniques.


Page-titre de l’Annuale publié par Fra Giovan Battista Fasolo (1645)

Avec Francesco Foggia (1603-1688), nous quittons l’univers franciscain en même temps que nous concluons l’office des Vêpres. Ce prestigieux maître de chapelle, initié à la musique par les jésuites de Rome, compte parmi ses inspirateurs les derniers grands maîtres de l’école romaine palestrinienne. Si son parcours diffère de celui de Jacques Duponchel, il partage néanmoins avec lui une expérience commune : leur séjour à Bonn et Bruxelles, importants foyers de musique italienne hors d’Italie. A quelques années de distance, cependant.

Les musiciens apparaissent. Leur effectif réduit traduit d’emblée l’esprit de frugalité emblématique de l’ordre des franciscains. Même l’essentiel est probablement d’ordre pratique. Car la basilique ne disposait alors que de deux petites tribunes placées de part et l’autre de l’autel. L’une accueille les instruments, principalement l’orgue. L’autre est réservée à un nombre très limité de chanteurs. Les passeurs de l’ensemble Harmonia Sacra viennent, symboliquement, d’y prendre place.

L’élégante simplicité du Ricercata Quinte composé par Giovanni Battista Fasolo s’écoule gracieusement des doigts de Loris Barrucand. De la sonorité ronde de l’orgue s’exhale un mouvement fugué enjoué qui se dissipe insensiblement dans un jeu de variations du thème mélodique. La gravité du ricercar (type de pièce instrumentale contrapunctique initié par Girolamo Cavazzoni dans un recueil publié à Venise en 1543) conjuguée à la jovialité qui caractérise le cinquième Ton de l’église invitent à la fête (celle du saint patron) autant qu’à la méditation (sur son œuvre et sa postérité). Une mission apostolique dont le frère franciscain Jacques Arbaleste (16..-16..) souligne le niveau d’exigence dans Les vies des saints et saintes, et personnes illustres du tiers ordre de Saint François d’Assise (1669) : François d’Assise « prêcha au peuple du mépris du monde avec tant de zèle et d’édification que tant les hommes que les femmes, inspirés divinement, voulaient le suivre dans l’abandonnement de leurs maisons et biens terriens ; mais le Serviteur de Dieu ne le voulut permettre, les exhorta de ne bouger, qu’ils s’étudiassent (= faire effort pour) de vivre en la crainte et amour de Dieu, d’enseigner leurs enfants et domestiques, à bien garder les saints Commandements, vivre Chrétiennement, et fuir le péché comme leur grand ennemi ».


Jacques Callot (1592-1635) – La vraie effigie de saint François (1614-1615) – Gallica, BnF

Les vêpres qui vont être chantées suivent l’ordonnancement fixé par le recueil des Officia propria sanctorum trium ordinum sancti Francisci (le propre de l’office à l’usage des Franciscains) publié en 1583. Parfaitement encadré par le Breviarium romanum, il apporte cependant une touche festive aux premières vêpres de la fête du Seraphici S. Patris Nostros Francisci, Confessoris, trium ordinum Fundatoris (Père séraphique François, Confesseur, Fondateur de Tiers-Ordre).

Tandis que l’orgue achève son chant sur un accord lumineux, le célébrant entonne la prière d’introduction de nos vêpres. Deus in adiutorium meum intende (Dieu, venez à mon aide). Les chanteurs lui répondent par le rituel Domine ad adiuvandum festina (Seigneur, hâte-toi de m’aider). Avant d’en venir à la musique proprement dite, souvenons-nous que ce premier verset du Psaume 70/69 a fortement marqué la vie spirituelle des premiers moines chrétiens. Dans un long développement, Jean Cassien (vers 360-vers 435), fondateur de l’abbaye Saint-Victor de Marseille, explique que ce simple « verset psalmique a littéralement toutes les vertus » (Conférence X). Adepte de la prière répétitive (la pratique du rosaire ne se généralisera qu’au cours du XVIème siècle), il préconise de répéter, méditer et ne jamais se séparer de cette formule. Car, « ce verset, choisi dans toute l’Ecriture, renferme tous les sentiments que peut concevoir la nature humaine ». Peu à peu, cette coutume s’insinue dans les offices monastiques. Et même dans la vie quotidienne des moines qui récitent cette courte phrase au lever et au coucher, de nombreuses fois dans la journée pour marquer leur humble soumission à Dieu ou solliciter son aide dans les moments de doute ou de peine. Jusqu’à ce que, lorsqu’il entreprend d’assigner à chaque prière et usage liturgique sa place dans l’ordonnancement des offices, le pape Grégoire I dit le Grand (vers 540-604) en généralise la pratique en la cristallisant dans l’Antiphonaire. Celui que nous appelons « grégorien ».

En s’universalisant, cette psalmodie responsoriale a-t-elle perdu de son intensité spirituelle pour prendre un tour plus formel ? Nous pourrions le déduire de la Dissertation sur le chant grégorien (1683), lorsque Guillaume-Gabriel Nivers (1632-1714) la place au rang de « préparation à l’Office divin qui se doit chanter tout droit, à la réserve d’une petite élévation, au commencement et une autre à la fin, sans aucune autre inflexion ou modulation ». Il prône la plus extrême sobriété pour ce chant qui doit être interprété « à voix claire ou à voix haute ». Or, dans la partition de Jacques Duponchel, si le célébrant entonne le verset dans le plus pur style grégorien, c’est une polyphonie rayonnante qui lui répond. Le bloc constitué par le répons et la doxologie (= formule de louange finale) est découpé en courtes séquences musicales. Chacune d’elles est revêtue d’un costume sonore singulier. Ainsi, l’homorythmie structure le répons proprement dit. Dans un mouvement parallèle et dans la forme poétique de l’épiphore (= figure de style consistant en la répétition d’un mot à la fin d’un vers ou d’un groupe de vers), le message du Psaume est reformulé par les parties vocales. La reprise ultime de festina (hâte-toi) souligne notamment l’obsession de l’attente d’une assistance divine (ad adiuvandum me/ viens à mon secours). En ouverture de la doxologie, les dessus rendent hommage à la Trinité (Gloria Patri). Si la tonalité est enjouée, un subtil jeu d’écho semble marquer la distance qui sépare le monde physique de l’univers sacré. Par effet de contraste, mais sans doute aussi parce que la basse figure la voix de Dieu, c’est aux graves qu’il revient d’affirmer le caractère éternel du règne de la Trinité (Sicut erat). Rejoints par les dessus, ils égrènent les siècles dans un luxuriant développement contrapunctique (Et in saecula). Un Amen et un Alleluia réduits à leur plus simple expression posent le point final de ce concentré de musique sacrée dans lequel s’harmonisent merveilleusement le plain-chant et la polyphonie à la façon romaine.

Comme nous l’indiquions plus haut, le texte de la première antienne est extrait de l’Office de saint François composé par Julien de Spire. Jacques Duponchel le divise en trois parties. Chacune d’elle projette un rayon de lumière sur une dimension du modèle culturel franciscain. En l’occurrence, la mission d’évangélisation, le devoir d’obéissance au pape et le respect dû aux clercs. Il subdivise ensuite chaque partie. Le premier temps énonce le thème. Il est essentiellement confié à un duo. Le second rappelle la règle franciscaine. Il est systématiquement interprété par un trio. A ce propos, la réunion des trois parties vocales est-elle totalement fortuite ? S’explique-t-elle seulement par l’étroitesse de l’espace réservé aux chanteurs dans la basilique des XII Apôtres ? Ne viserait-elle pas également à rassembler, symboliquement, les trois branches de la famille franciscaine (les Franciscains, les Clarisses et le Tiers-Ordre ouvert aux laïcs) dans un même hommage rendu à leur fondateur ? Enfin, variant sans cesse les effets de style, le compositeur parvient à revêtir chacun de ces fragments d’une tonalité singulière. Tout aussi singulière que l’est cette musique qui, d’une façon plus générale, marie l’esprit de liberté de l’école franco-flamande avec la pureté formelle du maître de l’école romaine, Giovanni Pierluigi da Palestrina (1525 ?-1594). Suivons, pas à pas, sa rhétorique.

La première partie indique la nature de la célébration liturgique : Franciscus vir catholicus (le terme « catholique » signifiant « universel »). Le compositeur procède à une double exposition de l’incipit. D’entrée, un duo de dessus (S,A) s’extasie à l’évocation de son nom et de ses titres de sainteté. Notons particulièrement ce mélisme tonifiant qui enveloppe apostolicus. Comme s’il convenait de mettre l’accent sur la mission d’évangélisation assignée par François d’Assise aux membres de son Ordre (bien avant les jésuites, ils prennent le chemin de la Chine comme celui des Amériques). Pour ne laisser subsister aucun doute sur cette vocation missionnaire, ce même texte est ensuite, de manière ostensible, reformulé par la basse, sur un mode proche d’un cantus firmus, tandis que le contrepoint finement taillé par le duo, l’enveloppe d’une aura de sainteté.

Jacques Duponchel découpe le second mouvement en deux fragments mélodiquement distincts. D’emblée, un duo (S,B) énonce le devoir de fidélité de l’Ordre à la foi de l’Eglise. Son texte résume parfaitement l’engagement de François d’Assise tel qu’il est enregistré dans le chapitre introductif de la Bulle du pape Honorius III relative à la Règles des frères Mineurs (29 novembre 1226) : « Frère François promet obéissance et révérence au Seigneur Pape Honorius et à ses successeurs canoniquement élus, et à l’Eglise romaine ». Il nous semble que la stratégie de communication du compositeur se dévoile ici d’une manière flagrante. En effet, en rupture avec la formule habituelle, il sépare l’inséparable Ecclesia romanae (Eglise de Rome). Ainsi, l’intervention du duo se concentre-t-elle d’abord sur la foi telle qu’elle est formulée dans les dogmes de l’Eglise (Ecclesiae teneri Fidem). En cela, elle sonne comme un avertissement dont la relative concordance rythmique des deux parties facilite la compréhension. Par deux mots seulement soulignés par un contrepoint imitatif, le trio (S,A,B) précise ensuite que c’est bien envers l’Eglise romaine (romanae) que le devoir d’obéissance s’applique et que ceci résulte des enseignements (docuit) du fondateur de l’Ordre lui-même.

La dernière partie souligne la distinction opérée entre les frères et les prêtres au sein de la communauté. Les premiers étant tenus de manifester du respect envers les seconds. Cette consigne constitue l’une des vingt-huit Admonestations que François d’Assise rédigea vers la fin de sa vie. Il y résumait, sous la forme d’exhortations, les thèmes qu’il développait jusque-alors au cours des assemblées communautaires. La vingt-sixième admonestation déclare qu’il faut « honorer les clercs (car) ils sont les ministres des très saints Corps et Sang de notre Seigneur Jésus-Christ ; c’est pourquoi, autant leur ministère surpasse les autres ministères, autant une faute contre eux surpasse en gravité une faute contre n’importe quel autre fidèle de ce monde ». Manifestement, le compositeur entendait insister sur ce prae cunctis revereri (à respecter avant tout) tant il soumet la formule à de multiples répétitions. De fait, cette consigne se déplace de pupitre en pupitre. Les lignes vocales se superposent, se croisent, s’entremêlent dans une époustouflante rhétorique gigogne. De cette écriture foisonnante perle un accord final. Celui qui porte un revereri (être respecté) homophone et révérencieux.

Cette antienne livre la clé de lecture du jour pour le premier des cinq Psaumes constitutifs d’un office des vêpres. Dans ce Psaume, il conviendrait notamment de retenir la thématique de l’onction sacerdotale (« Tu es prêtre à jamais, selon l’ordre de Melchisédech ») qui avait conduit François d’Assise, dans le Testament qu’il dicte en 1226, à déclarer « respecter, honorer et aimer (les prêtres) comme mes seigneurs ».

Dès la première écoute, le caractère chatoyant de ce Dixit Dominus (Psaume 110/109) laisse une sensation plaisante. A la différence de la pratique grégorienne, les dessus entonnent le premier verset. Ce choix est un marqueur de la culture musicale franco-flamande qui affirme la prédominance de la voix supérieure et attribue à la basse le rôle de soutien de l’édifice sonore. Crochetée en mailles serrées, l’alternance des dessus (S,A) et du grave (B) fait maintenant briller la suite du texte de mille coloris. Ce jeu d’alternances peut rappeler la forme responsoriale traditionnelle. Comme lorsque le grave proclame que Juravit Dominus (Le Seigneur a juré) tandis que les dessus lui font écho pour assurer qu’il ne se rétractera pas (non paenitebit eum). Le plus souvent, chaque partie vocale se succède pour réciter son propre texte. Mais un passage, en particulier, constitue un florilège de ces combinaisons vocales. Invitant un roi à régner souverainement au milieu de ses ennemis (dominare in medio inimicorum tuorum), le principe d’alternance se manifeste sous différentes formes : l’imitation (écriture issue du canon), la répétition concomitante d’une séquence ou la reprise à l’unisson Ainsi, en mêlant si délicatement l’aigu et le grave, Jacques Duponchel produit un stimulant effet de contraste. Ici, la violence exercée par un Dieu tout-puissant. Là, le fil paisible d’un torrent. Partout, de petits éclats de lueurs iridescents.

Hormis la richesse de son écriture, le compositeur produit également des images et des sensations. Retenons d’abord ce Donec ponam inimicos tuos (Jusqu’à ce que je réduise vos ennemis) dans lequel les coulades crispées par un Renaud Delaigue oppressant éveillent un sentiment de crainte. Soulignons ensuite ce rayonnant mélisme ascendant qui enveloppe les saints dans un généreux splendoribus. A retenir, surtout, ce verset apocalyptique mettant en scène le jugement des nations. A ce propos, saluons le talent des chanteurs lorsqu’ils libèrent l’angoisse enfouie dans la description des ruines provoquées par ce terrible jugement (implevit ruinas). Applaudissons ces battements vigoureux et parfaitement coordonnés au moment de fracasser la tête de l’antichrist et de ses affidés (conquassabit capita). Goûtons la subtile nuance de leur chant lorsqu’ils effectuent la transition entre ce verset dantesque et le caractère paisible du suivant (de torrente in via bibet/ il boira dans le chemin de l’eau du torrent). Un torrent qui, au demeurant, flâne sur un mélisme dont l’écoulement frise le réalisme.

Enfin, au-delà des effets, Jacques Duponchel livre une exégèse du texte. Illustrons cela par un seul exemple. Dès la première ligne, il distingue, simplement par le style, les deux « Seigneurs » auxquels des cohortes de commentateurs du Psaume avaient consacré d’innombrables pages. Ainsi, dans la mise en musique de l’incipit (Dixit Dominus, Domino meo/ Le Seigneur a dit à mon Seigneur), le Dominus (Dieu le Père) est nommé sur un mode inspiré de la tradition grégorienne tandis que le Domino (son Fils unique) est exalté avec toute la liberté de ton que revendique la nouvelle écriture musicale. Une exégèse mise à la portée des non-initiés, en quelque sorte.

Faisant suite à une doxologie taillée sur le même patron que celle du verset d’introduction de l’office, une seconde antienne installe la grille de lecture du second Psaume. Cette fois, Jacques Duponchel n’en est pas l’auteur. Sans doute parce que, à l’exception de la première strophe de l’Office de saint François d’Assise, le reste du texte n’a pas été intégré dans l’Officia propria des franciscains.

Avec Julien de Spire, nous changeons littéralement d’époque. Nous voici plongés dans l’atmosphère de la chapelle d’un couvent de franciscains, peu de temps après la disparition du fondateur de l’Ordre. En formation de schola grégorienne, les majestueux graves de l’ensemble Harmonia Sacra interprètent la seconde strophe de l’Office de saint François d’Assise. Celle-ci est assise sur une superbe formule musicale inspirée du plain-chant. Une interprétation qu’applaudirait assurément l’abbé Léonard Poisson (1695 ?-1753). Car elle correspond, à la lettre, à sa définition du « Plain-Chant » : « le Chant le plus grave, le plus simple, le plus naturel, qui va plus uniment que ce que l’on entend généralement par Musique » (Traité théorique et pratique du Plain-Chant, appelé grégorien, 1750). Enumérant les papes qui ont jalonné son parcours, le texte de l’antienne glorifie un François d’Assise célèbre pour ses miracles (Magnificavit amplius miraculis famosum). Au demeurant, il façonne une correspondance parfaite entre l’image du saint et le portrait du Juste tel qu’il est esquissé dans le dernier verset du Psaume 111/110 que les chanteurs s’apprêtent à entonner.

Ce Confitebor tibi (Seigneur, je te louerai), nous l’entendons, non comme un Psaume que l’on récite en chantant, mais comme une sorte d’oratorio de poche dans lequel chaque pupitre vocal incarnerait un personnage. En l’occurrence, les trois composantes du chant (le texte, la voix, la mélodie) contribuent, selon nous, à une forme de théâtralisation du texte. Dans cette hypothèse, expression traditionnelle de la gravité et de la majesté, la basse représenterait Dieu dans ses œuvres. Voix fondamentales (leur ambitus correspondant à la voix humaine), les ténors (l’aigu de l’altus et la position médiane du ténor) personnifieraient son peuple. De ce point de vue, le passage le plus caractéristique est sans doute celui dans lequel, sur des notes longuement tenues, la basse révère solennellement la sainteté divine (Sanctum) tandis que les ténors exsudent la crainte que suscite son nom (terribile nomen eius) dans un stile concitato (style agité) monteverdien. Cette distribution des rôles se manifeste tout au long du discours, généralement sur un mode interactif. Ainsi, la basse célèbre-t-elle la magnificence des œuvres divines (Confessio et magnificentia opus eius), exalte la miséricorde divine (Memoriam fecit mirabilium) et rappelle qu’il a envoyé un Sauveur aux pécheurs (Redemptionem misit populo suo). De son côté, la communauté humaine admire les ouvrages du Seigneur (Magna opera Domini) et se souvient de l’alliance conclue avec Dieu (Memor erit in saeculum testamenti sui). De même, dans un passage soliste aux lueurs opalescentes, Damien Ferrante accueille l’héritage des nations : facta in veritate et aequitate (la vérité et la justice sont les ouvrages de ses mains). La doxologie, elle-même, adopte une forme singulière. Partagée entre l’éclat argentin de Guillaume Gutierrez (Gloria Patri) et le duo de ténors (Sicut erat) pour signifier l’hommage rendu à la Trinité par la communauté en prière.

Jacques Duponchel privilégierait donc l’efficacité rhétorique sur l’esthétique musicale. Certes, quelques images sonores apparaissent ponctuellement. Comme, dans le troisième verset, cette magnifique mise en miroir de luxurieux mélismes corrélant opus eius (ses œuvres) chanté par la basse avec une saeculum saeculi vocalisé par les ténors à propos de la justice divine. De même, d’habiles variations rythmiques opposent, dans le quatrième verset, l’apaisante miséricorde divine et l’euphorie qui saisit ceux qu’elle nourrit. Mais l’essentiel n’est pas là. En effet, si les pupitres se rejoignent dans une forme de tutti, c’est pour marquer les temps forts de son discours. Particulièrement pour mettre en évidence la grandeur des œuvres de l’Eternel : sa justice (Justicia eius manet), sa Création (opera manuum eius) ou le caractère sacré de l’alliance conclue avec son peuple (mandavit in aeternum testamentum suum). Enfin, pour professer la leçon à tirer de ce Psaume : Initium sapientiae timor Domini (la crainte du Seigneur est le début de la sagesse). Un bel exemple du rôle de la musique dans la vaste entreprise de christianisation de la société dans le prolongement du concile de Trente.

Dans la troisième antienne, avec limpidité et transparence, un plain-chant vante l’esprit prophétique de François d’Assise. Car il avait, dit le texte, prédit l’accession au siège pontifical de celui qui n’était alors que le modeste chef d’une petite église : le futur pape Grégoire IX. François l’avait d’emblée choisi comme son père spirituel. Est-ce parce qu’il correspondait à l’image du Juste tel que le caractérise maintenant le Psaume 112/111 ?

Dans sa transfiguration du Beatus vir qui timet Dominum (Heureux l’homme qui craint le Seigneur), Jacques Duponchel se révèle en ingénieux créateur d’atmosphère. D’une façon générale, il orne le texte aux couleurs du bonheur et le charge d’un message chargé d’émotion : la félicité éternelle récompense l’homme de bien. A l’image d’une composition picturale, plan après plan, l’esprit de l’auditeur va être entraîné dans les profondeurs de sa composition. Précisément là où se niche la dimension didactique de la composition.

Le premier plan est d’ordre figuratif. Au moyen de différentes figures de style, le compositeur applique sur le Psaume les premières touches évocatrices. Ainsi, par un jeu de vocalises, il matérialise la nature éternelle de la mémoire du juste (aeterna), procède à la distribution de ses biens (dispersit) ou l’irradie de gloire (exaltabitur). Les combinaisons vocales participent également de cette peinture sonore. Ainsi, la basse salue-t-elle la postérité du Juste sur la terre (Potens in terra erit semen ejus) tandis que les dessus (A,T) enveloppent d’un rayonnement céleste la bénédiction qui leur est promise dans l’au-delà (generatio rectorum benedicetur).

Le plan médian est à visée expressive. Il met l’accent sur les émotions enfouies dans le texte. D’emblée, l’écriture révèle deux dimensions du bonheur des Justes : une sorte de psalmodie lumineuse symbolise leur béatitude alors que la reprise immédiate de l’incipit fait sautiller le texte sur un départ de gigue. Par une vocalise auréolante (manet), il salue la persévérance du Juste au service de la justice. De même, la quatrième strophe suggère l’illumination mystique du Juste. Le tempo est retenu et de légères dissonances sont le produit d’une superposition d’images. De fait, sa sérénité, la noirceur du monde d’ici-bas et la puissance de la miséricorde divine produisent une atmosphère en clair-obscur. Enfin, le dernier verset parle le langage des affetti lorsque fremet fait trembler de colère les méchants. Juste avant que la doxologie ne fasse chanter aux Justes l’hymne rituel à la glorieuse Trinité.

Enfin, l’arrière-plan dévoile la vocation catéchétique de la mise en musique. Elle s’exprime essentiellement dans une pédagogie de la répétition. Répétitions destinées à mettre en exergue les règles de conduite du Juste ou à suggérer, en guise de repoussoir, le sort réservé au méchant. Un bel exemple à propos de la conduite du Juste : in mandatis ejus volet nimis (il prendra un souverain plaisir à faire ses commandements) sera répété à trois reprises. D’abord par un duo homophone, puis un soliste et finalement dans un passage en imitation. D’autres itérations recherchent un effet psychologique. Notamment l’autosuggestion par le quintuple martèlement du non commovebitur pour suggérer la résistance du Juste face aux épreuves de la vie. Enfin, dans la strophe consacrée au sort des méchants. La ligne mélodique descendante y prédit la fin prochaine de leurs désirs (desiderium peccatorum peribit) tandis qu’un silence acéré exécute soudainement la sentence.

Ce superbe motet mettrait en application une constante de la pédagogie de François d’Assise : donner à voir, à nos sens corporels, la signification spirituelle des mystères divins. Ce qu’il fit, sur un autre plan, à l’occasion du Noël 1223, lorsqu’il impressionna les yeux corporels avec la première crèche vivante de l’Histoire, dans le petit village de Greccio. Jacques Duponchel procède à l’identique lorsqu’il nourrit nos oreilles corporelles avec de la nourriture spirituelle.

Au XVIIème siècle, le ricercare d’orgue se substitue peu à peu aux voix dans le chant d’une antienne. Par extension, Yannick Lemaire remplace la quatrième antienne de l’Office de saint François d’Assise par une Brevis modulatio Post Magnificat loco antiphoniae (brève modulation sur le Magnificat au lieu de l’antienne) du quatrième Ton composée par Giovanni Battista Fasolo. Ce ton, plus élevé que la moyenne, convient au plain-chant déployé lors des fêtes solennelles. Tonalité éthérée et délicat mouvement fugué se conjuguent pour transcender un texte rappelant que, pour François, « rien n’est plus léger que le fardeau du Christ dans le cycle de sa vie ». Au demeurant, une vie calquée sur le modèle esquissé dans le Psaume 113/112.

Ce Laudate pueri Dominum se caractérise par sa dynamique interne. Une dynamique qui emprunte, nous semble-t-il, le cheminement d’une expérience mystique telle qu’elle était pratiquée au XVIIème siècle. Celle, par exemple, de la « voie d’oraison » qu’emprunte Jeanne de Chantal (1572-1641) : elle naît dans la préparation intime à la méditation, dans un « silence et sommeil amoureux », pour atteindre, finalement, son point ultime : « une divine intelligence des choses mystiques » (in Françoise-Madeleine de Chaugy (1611-1680), Mémoires sur la vie et les vertus de Sainte Jeanne-Françoise Frémyot de Chantal, 1893). Justement, la répartition du texte entre les pupitres vocaux franchit les différentes étapes de ce parcours spirituel. D’abord, sur le mode du chant alterné, chaque pupitre interprète sa propre partie. Ensuite, des liens commencent à se tisser lorsque l’écriture antiphonique commande à la basse de chanter la première partie des troisième et quatrième versets tandis le duo des soprani en achèvera la récitation. Les liens se resserrent encore entre les deux groupes de chanteurs lorsqu’ils chantent successivement, puis en dialogue, les versets suivants. A la fin, dans la doxologie, ils parleront ensemble le langage de l’union mystique.

En profondeur, une simplicité toute franciscaine préside à cette dynamique. Mais en surface, les lignes mélodiques glissent allègrement sur un tapis de croches. Quelques grappes de double-croches s’enroulent même autour de mots choisis par le compositeur avec l’intention de libérer leur pouvoir expressif. Certains de ces mélismes peuvent n’avoir qu’une vocation descriptive. Comme celui qui emporte altis pour indiquer la direction de la demeure divine tandis qu’un autre emprunte une trajectoire ascensionnelle parallèle vers le coelo (ciel). D’autres parlent le langage symbolique lorsqu’ils tirent le pauvre du fumier (erigens) ou entendent représenter la descendance fertile (filiorum) promise à la femme stérile. Les derniers sont davantage gagnés par une émotion sacrée. Comme l’exultation qui saisit laudate (louez le nom du Seigneur) ou la vénération pour le nom (nomen) du Seigneur. En somme, un lumineux sentiers spirituel parsemé de pétales de sons multicolores.

La dernière antienne composée sur le mode du plain-chant par Julien de Spire célèbre le Créateur en magnifiant sa Création. Ce chant grave et paisible nous renvoie à la délicieuse sérénité du Cantique des Créatures que compose François d’Assise vers la fin de sa vie.

Le dernier Psaume ne correspond pas à celui qu’indique le bréviaire romain. Pour autant, le choix du Psaume 117/116 n’a rien d’incongru si l’on se souvient que le concile de Trente avait prescrit que ce Laudate Dominum omnes gentes (Nations, louez toutes le Seigneur) devait être chanté à l’office des premières vêpres de maintes fêtes. A fortiori pour commémorer le saint patron du jour dont les premiers mots de son célèbre Cantique traduisent parfaitement l’esprit de ce Psaume. Jugez-en : « Loué sois-tu, mon Seigneur, avec toutes tes créatures », dit le Cantique ; « Nations, louez toutes le Seigneur », invoque le Psaume.

Bien qu’il soit le plus court de tous les Psaumes, ses deux versets (trois, avec l’ajout de la doxologie trinitaire) portent, pour les exégètes, un double message que Jacques Duponchel surligne nettement en musique. Le premier élargit à tous les peuples (et non plus au seul peuple d’Israël) l’exhortation à louer Dieu. Aussi le terme omnes populi (tous les peuples) est-il doublement accentué : par la multiplication des répétitions et une ample vocalise déployée par le pupitre des soprani, puis par les trois voix réunies. Le second prédit l’arrivée d’un Messie. Deux tournures musicales y font référence. D’une part, la distinction stylistique opérée entre l’imposante envolée lyrique à la basse pour couronner Dominum (Dieu le Père) et la délicate vocalise des dessus installant son Fils (Domini) à ses côtés pour l’éternité. Plus significatif, dans la doxologie, le long développement diapré exaltant le rôle du Spiritu Sancto (Esprit Saint) dans le mystère de l’Incarnation. Au-delà des mots, le rythme participe également à l’enluminure du texte. Notamment par le jeu des contrastes opposant l’expansivité avec laquelle resplendit une longue suite de Laudate (Louez) et la tonalité déférente de l’hommage rendu à la miséricorde et la vérité divines. L’exubérance spirituelle emportera finalement la doxologie dans une forme de plénitude heureuse.

Après les Psaumes, le Capitule (ou Chapitre). Ce temps est généralement consacré à la lecture d’un court texte tiré de l’Ecriture Sainte. Mais ce texte peut également être chanté. Tout comme le sont alors l’Epitre ou l’Evangile lors de la célébration de la messe. Jacques Duponchel a donc publié, dans ses Sacrae Cantiones, la mise en musique d’une paraphrase de deux versets de l’Ecclésiastique (31, 8-9).

Dans cet autre Beatus vir, les deux cantus (soprani) revêtent François d’Assise de l’habit resplendissant du Juste. Comme le ferait l’organiste en reproduisant le même motif sur deux claviers différents, la parfaite symétrie du jeu de répons en duo souligne les vertus du saint. Pour l’essentiel, son vœu de pauvreté. Cependant, ce parallélisme des formes, qu’emploiera également Henry Purcell (1659-1695) dans son célèbre Sound the trumpet (1694), est ponctuellement suspendu par de courtes reprises de parties de textes dans un quasi-unisson. Le rapprochement de ces brèves séquences surlignées permet de reconstituer le message subliminal avec lequel le compositeur entendait, peut-être, marquer l’esprit de ses auditeurs : l’homme sans tache (qui inventus sine macula) qui a méprisé la richesse (nec speravit in pecuniae et thesauris) est celui qu’il faut louer (quis est hic et laudabimus eus). Malgré ces brefs intervalles didactiques, il se dégage de cette osmose dynamique entre les voix solistes un sentiment d’unité, de permanence, de simplicité. Une simplicité rehaussée de quelques vocalises. Certaines sont de nature figurative. Comme pour faire briller aurum (l’or). D’autres ont une visée plus expressive. Par exemple, la manifestation de la joie à la découverte (inventus) d’un homme sans tache et l’enthousiasme soulevé par le chant de ses louanges (laudabimus). Et n’oublions pas cet Alleluia absolument rayonnant durant lequel Caroline Arnaud et Dagmar Saskova accompagnent le Juste jusqu’à sa destination céleste.

Avec l’hymne Proles de coelo prodiit (Un homme nouveau nous est envoyé), Yannick Lemaire nous gratifie d’une rareté. Pas vraiment en le faisant chanter par l’orgue en alternance avec la Schola. Car, depuis que la formule est autorisée par le bref pontifical du 14 juillet 1600, la pratique n’a rien d’exceptionnel. A condition, note l’Abrégé du Trésor des cérémonies ecclésiastiques du R.P. Gavantus (1643), que « lorsque l’Orgue joue, quelqu’un doit dire le verset dans le Chœur d’une voix intelligible, afin que tout l’Office soit récité intelligiblement et ouï d’un chacun ». Ce qui n’est pas le cas ici.

En revanche, une forme bien particulière de plain-chant accentue le caractère démonstratif de ce panégyrique de François d’Assise. Il s’agit du canto fratto ou cantus fractus. Littéralement : « chant brisé ». Plus conventionnellement : « plain-chant mesuré ». Arrêtons-nous un instant sur ce répertoire liturgique qui résonne notamment dans les couvents des ordres franciscains et dominicains depuis la fin du Moyen-Age. Dans le plain-chant « ordinaire », c’est le verbe qui dicte le rythme car les notes n’ont pas de durée rigoureusement fixe. De fait, le discours s’écoule sans rupture, assez librement sur le plan rythmique mais avec une gravité constante, simplement, naturellement, uniment, dirait l’abbé Poisson. A l’inverse, dans le plain-chant mesuré, la souplesse rythmique est « brisée », notamment par la fixation précise de la valeur des notes et le découpage de la ligne vocale en parties égales. Une réforme indispensable, pour l’abbé Nicolas Oudoux (1735-1810), chapelain, musicien et ponctoyeur (chargé de la « pointe », c’est-à-dire de la vérification de l’assiduité et du bon exercice de leurs fonctions par les musiciens du bas-chœur) en la cathédrale de Noyon. Car il convenait « de donner au Chant des Hymnes et à toutes autres Pièces Poétiques une perfection de laquelle on s’était éloigné, en forçant les paroles Poétiques de céder à la Mélodie du Chant, au lieu d’assujettir la MESURE du Chant à la Mesure de la Poésie, comme l’exige le bon sens… Par-là, on a procuré à l’une et à l’autre une perfection seule capable d’entrer dans les idées des Poètes, en donnant à leurs Pièces toute la force, l’énergie et la vivacité que leurs expressions exigent. Par la MESURE, on oblige tous les Ecclésiastiques et autres, à ne faire qu’un corps de mêmes voix entr’eux… Par la MESURE enfin, on a rendu le Chant des Eglises plus varié, plus agréable et plus majestueux » (Méthode nouvelle pour apprendre facilement le plain-chant, 1772).

Nicolas Oudoux aurait applaudi des deux mains les chanteurs de l’ensemble Harmonia Sacra tant l’Himnus In Festo Sancti Patris mei Francisci dispense généreusement les bénéfices attendus d’un plain-chant mesuré. Formant un seul corps, s’exprimant d’une seule voix, les chanteurs interprètent les strophes impaires de cet hymne à la gloire de François d’Assise. Soutenus par le grave du violone (avec le concours de l’orgue pour la strophe finale), sur une mélodie uniforme, ils rythment le poème et en révèlent sa musicalité intrinsèque. Curieusement, ce chant abreuvé d’énergie réveille en nous le souvenir de certains chorals luthériens, notamment ceux qui invoquent la force et la confiance en la Providence. Mais ici, c’est sous la protection de Pater Francisce que se place la communauté chantante. Pour les strophes paires, Yannick Lemaire convoque Giovanni Battista Fasolo. Le Proles de coelo prodiit extrait de son Annuale livre cinq variantes de sa transcription musicale de l’hymne. L’ensemble est baigné dans cette joie si caractéristique du cinquième Ton de l’Eglise. Un Ton que l’on chante, précise E. Saché, « comme en sautillant de la voix et bondissant de joie ». De fait, cette joie se propage dans les plis d’une aimable fughetta. D’abord en s’imprégnant de la ligne mélodique associée au texte. Puis en l’inversant. Enfin, en s’en affranchissant dans une variation mélodique éthérée. Pour chacune de ces trois interventions de l’orgue, Loris Barrucand fait varier la registration. Ainsi, la Régale magnifie-t-elle la pauvreté et le dénuement des malheureux tandis que le Principal se souvient des œuvres de François et que la Flûte salue « l’hôte de Dieu ». Le rythme de la poésie chantée, les jeux d’alternance des timbres vocaux et instrumentaux ainsi que la perfection des phrasés mettent en honneur ce canto fratto, un genre encore trop rarement interprété.

Suivant l’ordonnancement des Vêpres, le chœur entonne maintenant « le Cantique de notre Dame » (Bréviaire romain, 1684). Ce Magnificat est l’un des trois Cantiques Evangéliques durant lequel la communauté se tient debout, souligne le R.P. Gavantus. D’ailleurs, poursuit-il, « plusieurs forment le signe de croix sur soi au commencement desdits Cantiques parce qu’ils sont tirés de l’Evangile ». Jacques Duponchel procède à une relecture expressive du texte. Il mettra en évidence, ici, un verset, là, une partie de verset. Ailleurs, un seul mot suffira pour stimuler son génie créatif. Comme ce Magnificat caressé avec une infinie tendresse par les deux dessus et la basse. Ou l’Amen conclusif dont les mélismes s’illuminent au contact d’un univers baigné de spiritualité.

D’une façon plus générale, le langage musical du compositeur conjugue l’écriture d’inspiration antiphonique (un groupe répond à un autre) et le style polyphonique. L’antiphonie vise la recherche permanente des contrastes de couleurs émanant de la friction des timbres des dessus et de la basse. Pour autant, la distribution vocale n’est pas livrée au hasard. Ainsi, la basse figure-t-elle, sur une ligne descendante, le mouvement de Dieu qui se penche sur son humble servante (Quia respexit humilitatem ancillae suae) tandis que le duo des dessus personnifie, sur un tempo bondissant, l’allégresse que manifeste Marie à l’annonce de sa maternité (Ecce enim ex hoc beatam me dicent). En revanche, les trois voix n’en feront plus qu’une pour affirmer, dans une longue chaîne de vocalises, la pérennité de la louange mariale au fil des générations (omnes generationes). Cette alternance peut être guidée par le pouvoir affectif émanant de chaque type de voix. Ainsi, la basse incarne-t-elle la puissance (Deposuit potentes de sede) tandis que les dessus personnalisent la générosité (et exultavit humiles). L’influence de la combinaison des voix sur l’émotion ne se limite pas à la distribution vocale. Le découpage rythmique y participe également. Par exemple, lorsqu’il oppose l’allure enjoué de l’évocation de la délivrance d’Israël (Suscepit Israël puerum suum) aux longues tenues de notes attendries par l’amour que Dieu témoigne envers son peuple (recordatus misericordiae suae). Enfin, certaines tournures font sens. Ainsi, ce mouvement chromatique qui dissimule un double message. Certes, le chromatisme parle le langage de la crainte. Mais il est porté par une ligne ascendante qui préfigure la miséricorde qui bénéficiera à ceux qui viennent révérencieusement à la rencontre du Tout-Puissant (timentibus eum). Finalement, dans ce Cantique marial, Jacques Duponchel raconte, avec subtilité et simplicité, une histoire d’amour. Celle qui unit Dieu et son peuple, par l’entremise de la Vierge Marie.

En lieu et place de l’antienne, Giovanni Battista Fasolo se réinstalle, une dernière fois, à l’orgue. Il interprète un Post Magnificat. Brevis modulatio loco Antiphoniae. Cette fughetta sur le troisième Ton nous invite à la méditation sur le mystère de l’Incarnation. De fait, son allure est, comme l’indique E. Saché, « mystique, parce que sa cadence ou terminaison exprime quelque chose de secret, de mystérieux, de saint et sacré, qui conduit l’esprit à la componction ». Pourtant, loin de la gravité que suggère ce terme, les notes de Fasolo diffusent un parfum léger qui, du grave de l’exposition au caractère éthéré de son développement, célèbrent les vertus de la Vierge en même temps qu’elles commémorent le « mariage mystique de saint François d’Assise » avec la Pauvreté, l’Obéissance et la Chasteté. Un tableau d’ensemble auquel le peintre Sassetta (1392-1450 ?) a donné de magnifiques couleurs.


Sassetta – Le mariage mystique de saint François d’Assise, Musée Condé de Chantilly

L’Office des Vêpres s’achève habituellement par une Oraison. Yannick Lemaire lui substitue un motet qui, dans les usages, est souvent chanté à la fin d’une célébration : Salve Regina, Mater misericordiae (Salut, Ô reine, Mère de miséricorde). Avec les Dominicains, l’Ordre des Franciscains n’attend par la publication des bréviaires consécutifs au concile de Trente pour inscrire les quatre antiennes mariales (dont notre Salve Regina) dans l’ordonnancement de sa liturgie des heures. Elle le fera, de façon officielle, lors de son Chapitre général tenu à Metz, en 1249.

Mais ici, c’est un élève des Jésuites, Francesco Foggia, qui se charge de la mise en musique du texte dans sa version post-tridentine (in Psalmodia vespertina, 1667). Sous certains aspects, notamment dans les passages en alternance, le motet conserve l’empreinte de ses origines, lorsque cette prière dédiée à Marie était chantée pendant les processions. Ici ou là, affleurent quelques réminiscences psalmodiques (nobis post hoc exsilium ostende/ le fruit béni de tes entrailles). De même, quelques passages sont ouvragés en référence au style antiphonique (vita dulcedo et sa réponse et spes nostra/notre vie, notre douceur… notre espérance). Cependant, la nouvelle manière d’écrire la musique impose nettement ses marques. Celle du figuralisme, notamment dans ce grinçant chromatisme qui lève le voile sur la désespérante vallée des larmes (in hac lacrymarum valle). Ou ces répétitions anxieuses multipliant soupirs et gémissements (suspiramus, gementes). Mais le motet se singularise surtout par le génie expressif qu’y déploie Francesco Foggia. Dès l’incipit, le rythme alerte des deux voix du dessus choisit d’extérioriser la joie que procure l’espérance en la Mère miséricordieuse (Mater misericordiae) plutôt que de marquer la déférence envers la Reine du ciel (Salve Regina). Plus loin, le cri adressé à la Vierge est éclairé par l’espérance (Ad te clamamus) tandis que le rappel de l’exil des enfants d’Eve (exsules filii Evae) est gravement refoulé dans la profondeur des mémoires. Notons également cette esquisse de mise en scène lorsque, l’appel du regard miséricordieux de la Vierge est suivi d’un unisson l’enjoignant de tourner son regard vers ceux qui la prient (ad nos converte). Le compositeur atteint sans doute le sommet de son art lorsque, dans le dernier verset, il décrit en musique la métamorphose du pécheur implorant la Vierge clémente, miséricordieuse et douce. Le tempo est retenu. Certes, une légère dissonance confesse le doute. Mais l’entrelacs des voix finit par l’annihiler et la suavité des voix, à béatifier l’âme du pécheur.

C’est baigné par les rayons de cette douce lumière que s’achèvent ces Vêpres. « Encore des Vêpres », murmureront les compulseurs de discographies ! Pourtant, celles-ci présentent un caractère exceptionnel. Et à plus d’un titre, nous semble-t-il.

D’abord, parce que l’enregistrement nous accorde le privilège d’entrer dans l’univers méconnu de la pauvreté franciscaine. Une pauvreté qui, pourtant, ne renie ni l’élégance, ni le raffinement, lorsqu’il s’agit d’honorer Dieu et ses saints. Particulièrement le jour anniversaire de la disparition du Père fondateur de son Ordre. Ensuite, parce que l’architecture du programme permet d’actualiser sa connaissance du modèle de la stricte observance du Bréviaire romain. Enfin, et surtout, parce que le programme musical nous offre un florilège des différents styles de musique liturgique en usage au milieu du XVIIème siècle. Du plain-chant « ordinaire » au plain-chant « mesuré ». De la polyphonie nourrie d’antiphonie à la musique expressive parlant d’émotions.

Deux autres facteurs apportent un supplément d’âme à ces caractères d’exception. En premier lieu, la notice très détaillée que nous remet Fabien Guilloux en guise d’invitation à pénétrer dans le cabinet de travail d’un compositeur méconnu : Jacques Duponchel. Mais cette précieuse pédagogie n’aurait qu’une valeur documentaire si des musiciens de haut niveau ne réveillaient ces partitions endormies. Dire que les voix sont remarquables peut paraître trivial. Elles sont plus que cela. Techniquement sûres, elles caressent l’oreille ou l’émoustillent dans des entrelacs sonores. Mais surtout, elles indiquent le chemin durant lequel s’opère la transsubstantiation des mots en nourriture spirituelle. Pour les uns, elle accompagnera la méditation. Pour d’autres, elle mènera à la contemplation du Beau. Dans tous les cas, elle se délectera de cette harmonie sacrée dont l’ensemble Harmonia Sacra se confirme ici comme un éminent passeur d’art et d’émotion sacrée.



Publié le 09 déc. 2022 par Michel Boesch