Il Vespro della beata Vergine - C. Monteverdi - La Fenice

Il Vespro della beata Vergine - C. Monteverdi - La Fenice ©Madonna col bambino e due angeli – Piero di Cosimo (1462-1522) © Fondazione Giorgio Cini, Venezia
Afficher les détails

Humilité et recueillement …


Apprécier telle ou telle œuvre, tel ou tel compositeur relève bien souvent de notre sensibilité individuelle. Le vécu de chacun joue un rôle déterminant. Nos états émotionnels fluctuent selon une multitude de facteurs et d’événements, ceux-ci démontrant que nous sommes animés par la vie. Cependant par équité, nous devons rester objectifs dans nos appréciations.
Néamoins nous avouons notre prédilection pour Claudio Monteverdi (1567-1643) qui apparaît comme un « compositeur-passerelle ». Il relie la rive du passé, celle de la Renaissance, à une terre encore vierge de toute empreinte, celle du Baroque naissant. Essentiellement vocales, ses œuvres demeurent parmi les plus belles pages de l’Histoire musicale dont BaroquiadeS se fait régulièrement l’écho par les recensions de nos confrères. Souvenons-nous de l’Orfeo composé en 1607. Cette fable en musique est la terre nourricière d’un nouveau style : l’opéra. Egalement Il Ritorno di Ulisse in patria (1641) ou L’Incoronazione di Poppea (1642). Monteverdi composa neuf livres de madrigaux à l’exemplaire richesse. Un madrigal est une forme ancienne de musique polyphonique vocale a capella. Il en fut d’ailleurs le dernier représentant de l’école italienne. Mais là encore, notre préférence se tourne vers ses pièces de musique religieuse. En juillet 2016, nous avons assisté à l’interprétation de motets, extraits du recueil intitulé Selva morale e spirituale, donnée par l’ensemble Les Traversées baroques dans le cadre des Rencontres musicales de Saint Ulrich (SARREBOURG – 57). Composé en 1640, le recueil scelle le testament vocal du compositeur, Monteverdi mourant en 1643. Notre ultime inclination est tournée vers l’Œuvre des œuvres : Les Vêpres à la Vierge (Il Vespro della beata Vergine) composées en 1610.

Les Vêpres à la Vierge s’érigent autour de textes bibliques utilisés par l’Eglise catholique lors de la liturgie des fêtes mariales. Cinq psaumes (109, 112, 121, 126 et 147) sont adjoints ainsi que des concerti sacrés Nigra sum et Pulchra es. L’appropriation monteverdienne du stile rappresentativo (style représentatif) insufflé par Jacopo Peri (1561-1633) et Giulio Caccini (1551-1618), créateurs florentins de l’opéra, renforce le sens des paroles dans les deux concerti. Le dramatisme se drape d’une expressivité extrême. L’hymne céleste Ave Maris stella se compose de sept strophes répondant à une structure symétrique. Strophes elles-mêmes agrémentées de quatre ritournelles (phrase instrumentale qui précède et termine un air ou en sépare les strophes). L’hymne est exécutée en double-chœur à huit voix. N’omettons pas le prodigieux texte du Magnificat argumenté en douze sections et l’envoûtante Sonata sopra Sancta Maria. Monteverdi composa auparavant deux Magnificat, l’un à six voix répondant à l’usage de la prima pratica, l’autre plus riche à sept voix et six instruments s’orientant vers la seconda pratica. Aspect innovant à l’époque !

L’œuvre est enrichie de polyphonies contrapuntiques qui, elles-mêmes, favorisent la psalmodie. Cette forme d’écriture peut être généralisée à l’ensemble des voix (Deus in adjutorium). Elle peut aussi se traiter en imitations dont l’exemple flagrant est le début du Dixit Dominus. Ou encore confiée à une ou deux voix entourées de dialogues en stile concertato (style concertant : plusieurs groupes vocaux ou instrumentaux se partagent une mélodie, généralement en alternance, et toujours accompagnée d’une basse continue). Ceux-ci mêlent chanteurs et instrumentistes notamment dans le Magnificat.
Chaque partie du recueil est entièrement développée musicalement et théâtralement. L’exemple le plus abouti est l’écho dans Audi cœlum. L’utilisation de l’écho renforce l’aspect de jeu en s’appuyant sur les mots ainsi répétés et l’illusion perçue du divin. Reconnaissons également la toccata en ré majeur tirée de l’Orfeo dans l’invitatoire Deus in adjutorium constitué d’éléments d’origine profane sans pour autant renier le caractère religieux de l’œuvre.

Monument de l’Histoire musicale, les Vêpres font l’objet d’une abondante discographie contrastée. La pusillanime version de Jordi Savall en 1988 s’incline devant celle, majestueuse, de Sir John Eliot Gardiner un an plus tard ! Opposons également celle de René Jacobs (1995) où la « prudence » retient l’exécution face à la fervente interprétation de Gabriel Garrido en 1999. N’oublions pas la lecture hiératique de Rinaldo Alessandrini en 2004 et celle, trois ans plus tard, de Sigiswald Kuijken où la sagacité est quelque peu dépouillée. Plus récemment, celle de Philippe Herreweghe en 2018 qui élève vers les Cieux la spiritualité de la pièce. Ou encore la chronique comparée réalisée par notre confrère. Pièce d’anthologie, Raphaël Pichon lui confère le statut d’œuvre d’art en soi (version 2019). Quant à Simon-Pierre Bestion, la même année, fait part d’une restitution séduisante et mûrie.
Dernière pierre à l’édifice, la proposition de Jean Tubéry à la tête des Favoriti de la Fenice, de la Maîtrise de Reims et de son ensemble La Fenice. Face au parterre pléthorique d’enregistrements était-il nécessaire de créer une nième version ? La présente chronique tentera d’y apporter réponse !

La vision novatrice de Jean Tubéry concilie distinctement le classicisme présumé par la pièce et le modernisme rehaussé d’inédits. Tout d’abord dans le coffret double CD, la présence d’un DVD documentaire qui relate la genèse et l’enregistrement des Vêpres de Monteverdi. Nous y découvrons plusieurs intervenants : le directeur du Festival Agapé à Reims Frère Benoît Emmanuel et la directrice musicale de la Maîtrise de Reims Sandrine Lebec. Le supérieur général des Augustins de l’Assomption Père Benoît Grière ainsi que Jean Tubéry accompagné du musicologue Denis Morrier. Prennent aussi la parole des chanteurs (solistes), des choristes de la maîtrise et des musiciens. Leurs témoignages éclairent notre vision pourtant accoutumée aux Vêpres monteverdiennes. Père Benoît Grière relève le sens spirituel et théologique profond de l’œuvre. De ses propos, nous ressentons l’ordre qui se traduit par l’idée d’un avancement liturgique (vêpres, psaumes, …). Il porte « Marie comme étant aux confins de la Trinité » dont le Duo Seraphim clamabant est la parfaite représentation. Jean Tubéry évoque, quant à lui, le mystère de la chrétienté : la doxologie. Gloire au Père, au Fils et au Saint-Esprit, véritable fil directeur de l’œuvre ! L’argumentaire soulevé par Denis Morrier révèle que les Vêpres ont été composées dans une version définitive. Le propos s’étaie notamment par la mention « art des diminutions dans le Duo Seraphim ». Autre argument : l’orchestration très détaillée où le nom de chaque instrument est indiqué, excepté pour l’hymne Ave Maris stella. Il attire notre attention sur la partie de basso generali destinée à l’orgue dont la registration est entièrement écrite. Fait rare à l’époque ! Il apporte une précision conclusive sur l’ensemble des « tournes » (vocales et instrumentales). Elles sont toutes simultanées. Cela sous-entend la présence des chanteurs placés près des musiciens. Les premiers tournaient les pages, ce qui ne provoquait aucune césure dans la mélodie jouée par les seconds.
Bien que conçu et réalisé avec les « moyens du bord », le DVD n’en demeure pas moins un apport capital. Saluons d’ailleurs l’initiative pédagogique !
Un livret, richement développé (commentaires, faits historiques, fac-similés de partition), accompagne le coffret. Apprécions la couverture du coffret et du livret, la reproduction du tableau Madonna col bambino e due angeli de Piero di Cosimo, né Pietro di Lorenzo di Chimenti (1462-1522).

Autre originalité : la participation de la Maîtrise de Reims, avec notamment les adolescents de la formation. Placés sous la direction de Sandrine Lebec, les maîtrisiens apportent par la fraîcheur de leurs voix une lecture sémillante de l’œuvre. Malgré la jeunesse de certains d’entre eux, rimant souvent avec pétulance, aucun ne s’échappe de l’homogénéité attendue, surtout lorsqu’il s’agit de diriger vingt-neuf choristes. Chaque pupitre sait modérer « sa » voix. Fait constant pour toutes leurs interventions. Les soprani (Pia Andriveau, Joséphine Auberger, Blanche Chauvel, Marie Pascat, Anne-Laure Raffin, Pauline Sanmarco et Pélagie Talgorn-Thomas) gardent une juste mesure de leurs brillants aigus. Leurs instruments ne dominent pas le discours. Belle habileté ! Les mezzo-soprani (Lucyle Barbier, Marie Chouako, Victoire Euzen, Pauline Gourlain et Lilou Jourdain) imposent délicatement leurs couleurs chaudes. Elles enveloppent le tissu musical d’une étoffe velouteuse. Les mêmes compliments s’adressent aux alti (Zoé Collet, Juliette Flambert, Romane Francart, Tuöng Vy Munier-Michel et Clémence Peiron). Reconnaissons également les qualités des tenori I et II (d’une part Alexis Brison, Antoine Ramont, Nicolas Renaud et Walfroy Saint-Guilhem, d’autre part Stéphane Callot, Yves Jeanpierre et Théo Gardez). Flamboyance pour les premiers, puissance pour les seconds. Les baritoni (Stéphane Callot, Yves Jeanpierre et Théo Gardez) ne s’en trouvent pas moins méritants. Ils font preuve d’une souplesse vocale rompue à la tâche. La musicalité des bassi (Bernard Hot, Thierry Maquin, Félix Vandecastele et Etienne Sanmarco) les fait évoluer sereinement dans leur zone de confort. Les voix sont pleines et rondes. Relevons la prestation incarnée d’Etienne Sanmarco assurant la partie soliste dans Nisi Dominus où s’énonce un contrepoint d’origine franco-flamand dans l’écriture canonique du psaume.
Une écoute attentive permet d’appréhender la recherche absolue pour la chef de chœur, celle du son. Sandrine Lebec maîtrise (permettez ce jeu de mot) parfaitement l’harmonie de sorte que les différentes tessitures (soprano, mezzo-soprano, alto, …) donnent un rendu mélodieux. La cohérence se tient au niveau musical par les attentes précises du chef d’orchestre. Nous apprécions l’audace de Jean Tubéry d’avoir incorporé les chanteurs de la Maîtrise de Reims à l’effectif vocal des Favoriti de la Fenice.

Issu des solistes internationalement reconnus, le plateau vocal des Favoriti a brillamment réussi sa « mission ». Là encore, l’homogénéité a régné. Toutes et tous ont joui d’une prononciation hautement audible lors des parties solistes. Un soin particulier a été porté à la structuration des voyelles. Elles sont constituées d’une vibration laryngée (son voisé) et d’un écoulement de l’air dans le conduit vocal. La qualité de la prise de son saisit pleinement la résonance des voyelles. Quant aux consonnes, elles se forment dans le moule vocal dont les parois sont délimitées par les dents, les lèvres, la langue et la mâchoire (dénommés les quatre articulateurs mobiles). Il va sans dire que la voix chantée nécessite la pleine liberté du tractus vocal (partie supérieure de l’appareil phonatoire située entre les cordes vocales et les lèvres).
Saluons la remarquable prestation de Fanie Antonelou. La longueur de souffle de la soprano assure son rôle de soutien aux phrasés. Les fins de phrase ne s’effondrent pas… Le chant est riche en couleurs. Ses consœurs Lina Lopez et Caroline Weynants ont orné leur instrument de ravissants tons cristallins. Répondant aux voix hautes des femmes, les contre-ténors (William Howard Shelton et Christophe Baska) servent avec brio leurs parties. Dans le Suscepit Israel, William Shelton affiche une voix timbrée sans excès. Tenant le haut du registre chez les hommes, les ténors (Hans-Jörg Mammel, Tiago Pinheiro de Oliveira et Jan van Elsacker) offrent généreusement leurs timbres chaleureux. Souplesse et rondeur accompagnent leurs vocalises dans de subtiles oscillations.
Autre voix masculine, le haute-contre Renaud Tripathi sème ses aigus aériens au fil de ses prises de chant. Le baryton-basse Romain Bockler et la basse Jean-Claude Sarragosse nourrissent la mélodie de graves onctueux. Applaudissons la prestation de bravoure de Nicolas Achten qui tient trois rôles : baryton, théorbe et harpe à trois registres. Notons la présence d’un ornement né du quilisma grégorien. Certaines voix solistes répètent une même note renforçant ainsi l’exultation.

Tous animés par une foi inébranlable, les instrumentistes ont joué un rôle majeur, portant l’œuvre au firmament de l’interprétation. Les cornets et flûtes (Jean Tubéry, Sarah Dubus et Lambert Colson) ont essaimé la douceur, à l’image de la divine brise effleurant notre peau. Nous nous sommes littéralement laissé bercer par cette sonorité mélodieuse. Les cordes assurent la trame sonore sur laquelle s’appuient les autres interprètes. Remercions aux violons Stéphanie Pfister, Matthieu Camilleri, Sue-Ying Koang et aux violes Benjamin Lescoat et Matthieu Camilleri. Ainsi que Keiko Gomi au violoncelle et viole de bras basse ainsi que Nicolas Achten déjà cité. Leur précision de jeu est tout particulièrement appréciable dans le développement du phrasé. Au théorbe et en particulier à l’archiluth (luth ténor), Etienne Galletier s’affranchit de toutes les difficultés que pourrait susciter la pratique d’un tel instrument. L’archiluth accomplit ici la ligne mélodique de basse ce qui laisse supposer qu’il réalise le continuo dès que permis. Et que dire des trombones ténors (Claire McIntyre, Alexis Lahens et Nicolas Vazquez) et des trombones basses/doubles (Franck Poitrineau et Arnaud Brétécher) ? Ils offrent un son moelleux et sombre grâce à leurs timbres nobles. N’oublions pas Marc Meisel à l’organo di legno (petit orgue avec des tuyaux en bois, ce que nous appelons couramment orgue positif). Il manie avec dextérité son unique clavier. Apprécions la qualité variée des jeux de l’orgue, souvent improprement dénommés registres.

Cette offrande musicale et vocale n’aurait trouvé de sens sans la présence de Jean Tubéry. Après de nombreux questionnements et de multiples hésitations, il a su puiser au plus profond de son âme la force de produire cette nouvelle version. Dans le pur respect d’authenticité, il livre ici une lecture humble et recueillie des Vêpres à la Vierge. Aucun décorum et aucune fioriture ostentatoire ne viennent troubler le discours. Il implique chaque chanteur ou instrumentiste pour accentuer l’effet dramatique et spirituel de l’œuvre. Quelles que soient les difficultés rencontrées (déclamation et prosodie, équilibre entre instruments et voix, ornementation écrite ou non, polychoralité et polyrythmie, …), elles ont toutes été levées grâce à la virtuosité des artistes.
La mesure et la réflexion lui permettent d’explorer l’immensité de l’âme humaine allant du recueillement à la prolixité retenue ce qui nous mène vers l’apogée émotionnelle… Remémorons-nous une pensée d’Arthur Schopenhauer (1788-1760), « La musique n'exprime pas telle ou telle douleur, telle ou telle joie, mais la joie et la douleur mêmes, quel que soit l'être humain qui les éprouve, quelle que soit la cause qui les ait provoquées. […] Elle passe à côté de nous comme un paradis familier, quoique éternellement lointain, à la fois parfaitement intelligible et tout à fait inexplicable, parce qu'elle nous révèle tous les mouvements les plus intimes de notre être, mais dépouillés de la réalité qui les déforme » in Le Monde comme volonté et comme représentation, Livre III, §52.

De ce voile crépusculaire qui drape depuis de longs mois notre quotidien, en l’affectant dans tous ses pans, notamment celui de la Culture, jaillissent des lueurs vespérales d’espérance et de foi insufflées par ce nouvel enregistrement. Promesse de jours meilleurs !
Une constatation… Il est fort regrettable que la version, proposée par Jean Tubéry, n’ait connu qu’un écho plus que restreint dans la presse ! Le coffret double CD/DVD a toute sa place sur nos étagères aux côtés de ceux de Sir John Eliot Gardiner, Gabriel Garrido, Philippe Herreweghe ou Raphaël Pichon.



Publié le 06 mars 2021 par Jean-Stéphane Sourd Durand