Vibrance - Rollin

Vibrance - Rollin ©Louis Nespoulos, Benoit Leturcq & Jean-Michel Valla
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Majesté et douceur de l’œuvre de Bach

Privé d’orgue digne de son prestige depuis près de trois décennies, la Basilique Saint-Sauveur de Rocamadour a enfin été doté d’un sublime instrument en 2013. Œuvre du facteur d’orgue Jean Daldosso, le Grand-orgue du sanctuaire rappelle les maquettes de bateaux de la Chapelle Notre-Dame, honorant ainsi, d’une certaine façon, la Vierge noire, protectrice des marins en péril et gardienne de Rocamadour, qui fascina tant Francis Poulenc lors de sa visite en 1936. L’orgue apparaît tel un navire surgissant, non des flots tempêtueux, de l’impressionnante falaise qui protège la Basilique. Dès sa conception, l’instrument est pensé pour être adapté à l’œuvre de Jean-Sébastien Bach, offrant ainsi au département du Lot un bel outil permettant de rendre honneur au répertoire baroque germanique. Il faut cependant attendre 2021 pour qu’enfin l’on puisse apprécier cet orgue grâce à ce premier enregistrement de la collection Festival de Rocamadour.

Rien de plus évident et de mieux pour ce premier opus qu’Emmeran Rollin, titulaire de l’orgue et directeur du Festival de Rocamadour, pour faire découvrir toutes les facettes de l’instrument autant que de l’œuvre de Bach. L’organiste Michel Bouvard, qui signe l’édito du livret, est le premier à reconnaître que l’un et l’autre se mettent naturellement en valeur. C’est ainsi que l’auditeur est le témoin de la richesse de style des œuvres de Bach, des timbres du Grand-orgue de Rocamadour et de la sensibilité respectueuse et intelligente d’Emmeran Rollin. Le programme proposé se veut être une brève suite d’œuvres dévoilant les nombreuses possibilités de l’instrument dans différents styles du compositeur allemand. S’il est donc présenté comme étant un kaléidoscope, il n’en reste pas moins cohérent, avec une prédominance de la tonalité de ré mineur et une mise en contraste réfléchie, entre les puissantes et virtuoses Toccatas et les tendresses des chorals Schübler.

Dès la Toccata et Fugue en ré mineur « dorienne », Emmeran Rollin fait entendre un discours constamment limpide, laissant l’instrument faire entendre distinctement les chants de chacune des voix qui ont ainsi leur propre personnalité et leur propre souffle. On peut notamment admirer dans le touché de l’organiste le relevé des touches, qui marquent la fin des phrasés avec la sensibilité qui leur est propre. C’est entre autres tout l’art de l’orgue, à l’inverse du piano pour lequel la subtilité est dans la frappe de la touche. Après la majesté de cette Toccata et Fugue, le premier choral Wachet auf, ruft uns die Stimme (Réveillez-vous, la voix du veilleur nous appelle) est comme une première parenthèse, plus intime et donc aussi plus touchante. Le choral bénéficie d’une parfaite clarté, évoluant sur un accompagnement et une ligne de basse tout aussi mélodiques mais plus actifs, tels un commentaire qui met en valeur le sujet et lui donne encore plus de sens. Le choral Wo soll ich fliehen hin (Où dois-je m’enfuir ?) illustre également avec pertinence le sujet du choral qui semble comme entraîné par le mouvement du monde et qui l’empêche de se fixer de solides repères. Puis vient avec douceur le rassurant Wer nur den lieben Gott Lässt walten (Celui qui laisse régner le bon Dieu sans partage). Le chant du choral se détache par le jeu touchant qu’est la dulciane, un jeu d’anche dont le timbre légèrement nasillard apporte une sorte de chaleur et peut, avec le jeu de tremblant, se rapprocher d’une voix humaine, celle d’une grand-mère qui ramène à la raison après ce moment de doutes.

Si ces images peuvent venir naturellement à l’esprit de l’auditeur, c’est que Emmeran Rollin a pensé pour chacune de ces œuvres une registration différente, pour présenter les possibilités de l’instrument et, dans le même coup, laisser l’œuvre exprimer le message qu’elle porte. Meine Seele erheb den Herren (Mon âme glorifie le Seigneur) jouit d’une agréable régularité et d’une belle conscience de chaque phrasé de chaque voix. Par exemple, le choral même dont le lâché tarde volontairement un tout petit peu en fin de phrase, comme un véritable musicien indépendant des autres de son ensemble, conscient qu’il est le soliste. Après les agiles et toujours limpides deux autres chorals du recueil commandé par Johann Georg Schübler, Emmeran Rollin propose de découvrir un autre univers de Bach avec sa transcription pour orgue du Concerto op. 3 n°11 en ré mineur d’Antonio Vivaldi. On a sans doute entendu une interprétation plus incisive de l’Allegro introductif, mais c’est ainsi une proposition tout à fait pertinente que d’en faire ici une version plus énigmatique, faisant ainsi contraste avec le mouvement Grave, cette sorte d’appel solennel et terrible qui annonce la fugue. Celle-ci est très compréhensible, ne faisant jamais défaut d’une interprétation superflue et inutile. L’Adagio se fait touchant grâce à la légèreté des jeux de flûtes et l’apparente simplicité de la mélodie qui survole l’accompagnement, lui-même expressif mais par les méandres de son harmonie, avec ses subtils retards. Là encore, grâce à l’absence de sensibilité gratuite, la musique semble parler d’elle-même via l’instrument. L’interprète semble ne pas interférer, tel un serviteur efficace mais discret. Cela demande évidemment beaucoup de talent et de travail, et sans doute également beaucoup de modestie. Enfin, l’Allegro final est d’une virtuosité transparente au service du texte, avec le soupçon d’exubérance italienne revue par Bach, comme ces notes répétées, ces marches harmoniques ou encore ces échos qui font tout le plaisir d’une œuvre concertante.

La Sonate en trio n°3 suit naturellement le concerto, la tonalité étant la même mais, parce qu’un peu moins dense, est comme une respiration avant la Toccata. Dans le mouvement lent Adagio a dolce, le tremblant ajoute une expressivité touchante, très vocale. Le tempo du troisième et dernier mouvement Vivace est très raisonnable, ne tombant pas dans le piège de le prendre trop vite, permettant ainsi à l’auditeur de profiter des mélodies et de l’agilité de chaque partie. Avec la célèbre Toccata et fugue en ré mineur, Emmeran Rollin reste fidèle à lui-même avec cette interprétation très propre et très respectueuse de la partition, la musique semblant suffire à elle-même, en collaboration toutefois avec ce qu’offre l’instrument. On aurait pu, peut-être, apprécier des échos encore plus contrastants pour avoir un tout petit peu de spectacle pour finir ce programme en puissance et en majesté, ce qui ne manque néanmoins pas.

Le petit livret qui accompagne le CD est très agréable à parcourir car très équilibré, présentant de brefs témoignages de membres de l’équipe, dont on apprécie particulièrement la mise en avant. On apprécie aussi beaucoup les présentations des œuvres en quelques mots seulement, qui ne sont absolument pas de longues analyses musicologiques, avec en plus la précision du registre pour chacun d’entre elles, ce qui est très appréciable. Un premier enregistrement qui fait d’ores et déjà attendre le suivant !



Publié le 29 sept. 2021 par Emmanuel Deroeux