Les opéras de Haendel - Rouvière

Un ouvrage de référence

« Dans l'esprit de Haendel, il est permis de le dire, musique et drame formaient une indispensable unité. Ses opéras tirent leur force de l'adresse avec laquelle il exploitait la tension existant entre de nombreuses et étroites conventions, dont les limites se voyaient changées en avantage. (…) La stature de Haendel (est) celle de l'un des quatre ou cinq plus grands maîtres de l'opéra » (Winton Dean, Production Style in Handel's Operas, p. 261).

Dans cet ouvrage, l'auteur tente une synthèse de sources diverses (biographie de Haendel dans son contexte historique et culturel ; dernières informations de la recherche musicologique) mais une synthèse toutefois limitée aux quarante opéras écrits par Haendel entre 1705 et 1741, laissant de côté les œuvres créées à la façon d'oratorios, c'est-à-dire sans aucune scénographie. Les opéras sont présentés de façon chronologique, ce qui a pour avantage de permettre leur contextualisation.

L'auteur présente les opéras de Haendel divisés en huit périodes, délimitées par certains événements marquants de sa vie. Division bien sûr arbitraire mais qui correspond souvent à des modifications de la troupe des chanteurs pour lesquels écrivait le compositeur, ayant pour résultat de modifier sa façon de composer.

Première partie : Quelques généralités sur la composition des opéras de Haendel

Tout au long de sa carrière, contrairement à d'autres compositeurs, Haendel semble avoir eu le libre choix des textes : Londres, Italie ou Allemagne, aucun texte ne lui fut imposé et aucun non plus ne se heurta à la censure des pouvoirs politiques. Mais il a dû, néanmoins, tenir compte de son entourage et du contexte social. Ainsi, lors de ses débuts à Londres, Haendel dut se sentir presque forcé d'accepter de son associé Aaron Hill le canevas de Rinaldo (traduit en italien par Giacomo Rossi).

Haendel n'a que rarement utilisé des « livrets originaux », écrits spécifiquement pour lui. Par contre, il se livre à une révision des livrets déjà mis en musique par d'autres compositeurs à deux exceptions près : Teseo et Amadigi qui s'inspirent de livrets français. Mais la transposition de la tragédie lyrique française en opéra italien posait de nombreux problèmes dramaturgiques. Néanmoins, de nombreux livrets écrits en italien à partir des années 1690 prennent pour modèle la tragédie classique française. À cette époque , on trouve la « première réforme » du livret d'opéra, une réaction contre les excès du « modèle vénitien » qui prône le mélange des genres, un ton volontairement cynique, la prolifération des personnages, formes et morceaux.

Jugé infantile, l'opéra vénitien se voit progressivement abandonné au profit du modèle dit « napolitain » (mais aussi « réformé » ou « classicisant »). Ce nouveau type d'opéra s'inspire ouvertement de la tragédie française et procède au bannissement des rôles et des scènes comiques, à la rationalisation de la construction dramatique au nom des unités d'action et de temps, à l'adoption d'un système de « liaison des scènes », à la limite du type de morceaux et à leur positionnement (l'air se place en fin ou début de scène), à la hiérarchisation des rôles en fonction de la tessiture vocale, etc.

Cette réforme n'a jamais donné lieu à une théorisation mais il s'agit d'une série d'ajustements liés à deux causes principales : la réflexion d'un certain nombre d'intellectuels, rassemblés autour de l'Arcadia, académie romaine fondée par les fidèles de la reine Christine de Suède juste après sa mort, en 1690, mais également l'évolution de l'art lyrique (l'essor des castrats, issus des conservatoires napolitains, génère une musique plus ornée, moins centrée sur le récitatif).

Haendel aime alterner les formes. Le genre vénitien s'impose au début de sa carrière et connaîtra des résurgences tout au long de sa carrière. Le « goût intermédiaire » - qui se situe entre le modèle vénitien et le modèle « réformé » - est représenté par les textes empruntés à Stampiglia et Capece. Tout comme Vivaldi, Haendel ne montre que peu de goût pour la dramaturgie « réformée » d'Apostolo Zeno et de Pietro Trapassi, dit Métastase. Par contre, le compositeur est séduit par Antonio Salvi, dont la renommée n'a pas égalé celle des précédents poètes. Salvi est en quelque sorte un précurseur. Il adopte un certain nombre de traits d'influence française( souci d'unité, liaison entre les scènes et placement des arie) qui caractériseront la « réforme » du livret d'opéra. Ce qui frappe chez cet auteur, c'est la force de caractère des personnages et l'intensité psychologique de leurs affrontements. Salvi est le librettiste auquel Haendel a eu le plus souvent recours.

Dans le domaine de l'opéra, le pasticcio, proche de la parodie, est d'usage courant : compositeurs et chanteurs insèrent volontiers dans un nouvel opéra des morceaux plus ou moins anciens, avec lesquels ils ont connu le succès. Les compositeurs de l'âge baroque n'hésitant pas à recycler inlassablement textes et musique, il est parfois difficile de distinguer les œuvres ayant recours au réemploi et les pasticci purs et simples. Cependant, chez Haendel, pasticci et opéras originaux se distinguent plus nettement que chez d'autres compositeurs, comme Vivaldi. La plupart des pasticci qu'il fit représenter à Londres, emploient des livrets de Métastase ou de Zeno. Ces textes étaient à la mode et Haendel ne voulait pas en priver ses spectateurs, ni se priver des effets rémunérateurs de leur popularité, mais il ne souhaitait pas pour autant les mettre en musique lui-même.

Entre 1725 et 1745, on trouve trace d'une douzaine de pasticci supervisés par Haendel, que l'on peut répartir en deux groupes : celui, tardif, des auto-pasticci ne contenant que de la musique de Haendel, et celui des arrangements, pour lesquels le compositeur saxon se borne à compiler, éventuellement à transposer des morceaux écrits par d'autres compositeurs.

On notera que cette floraison de pasticci, produit par Haendel d'abord pour le Théâtre de Haymarket et ensuite pour celui de Covent Garden, correspond à la période d'activité de l'Opera of Nobility, compagnie concurrente soutenue par le prince de Galles et qui va peu à peu soutirer à Haendel l’ensemble de ses meilleurs chanteurs et jusqu'à même sa salle de spectacle. Tandis que l'Opera of Nobility engage comme compositeur Porpora, Haendel diffuse, par le biais de ses arrangements les partitions de Vinci, Hasse et Leo qui sont incontestablement plus modernes.

Ces pasticci constituent un précieux témoignage sur la façon de composer de Haendel, sur ses priorités, ses préférences, la conscience qu'il a de sa propre originalité, son aptitude à concilier son style personnel avec les tendances du moment.

L'activité de compositeur de Haendel correspond à l'essor des grandes écoles de chant italiennes et au triomphe des castrats. Au XVIIIͤème siècle, la renommée d'un chanteur pouvait déterminer le succès d'un opéra plus sûrement que le nom de son compositeur ou librettiste. Mais une composition réussie, rentable, était une production dans laquelle les atouts des artistes en présence (compositeur, chanteurs et dramaturge) parvenaient à s'équilibrer aussi harmonieusement que possible. Haendel entérinait les desiderata de ses interprètes sans pour autant s'y soumettre. Comme le dit Jean-François Labie, Haendel tend « dans son comportement avec ses chanteurs à se conduire en dompteur, non pas en partenaire ». En 1730, cependant, la renommée, les rémunérations et le pouvoir des grands castrats atteignent leur zénith, une situation qui ne devait guère convenir à un artiste comme Haendel. On peut donc considérer cette lutte pour la prédominance comme un des facteurs qui mirent fin à la carrière opératique de Haendel.

On a pu dire de l'opéra, et c'est encore plus vrai pour l'opéra baroque, qu'il s'agissait de la réunion la plus complète possible de tous les arts. L'opéra baroque requiert non seulement une collaboration plus ou moins étroite entre compositeur et poète, mais aussi celle des chanteurs (et des musiciens). Certains interprètes peuvent être considérés comme des coauteurs des ouvrages qu'ils inspirent. Leurs dons, leur technique et leur personnalité, comme dans le cas le plus éclatant, celui de Farinelli, infléchissent les caractéristique d'une partition. Cette contrainte est souvent féconde, comme dans le cas de Haendel, dont la faculté d'adaptation, contrebalancée par une grande confiance en son propre discernement, inspire une écriture à la fois personnelle et constamment renouvelée. En outre, le compositeur a le don d’influencer la personnalité des interprètes, jusqu'à les transfigurer et les tirer hors de leur zone de confort. Haendel se sert toujours davantage de ses chanteurs qu'il ne les sert.

Ainsi, on rencontre deux cas de figure : le plus simple rassemble les interprètes dont l'art était si spécifique qu'il a inspiré à Haendel une musique typée ; le second cas de figure concerne les chanteurs dont la palette était plus large ou davantage capable d'évolution, générant ainsi une plus grande variété de styles musicaux.

Ayant parlé de pasticcio, il convient de relever une autre particularité de l'art de Haendel. Il est un fait que de nombreux morceaux composés par Haendel et passés à la postérité sous son nom tirent une partie de leur matériau d’œuvres dues à ses prédécesseurs. C'était une pratique courante des musiciens de l'âge baroque. On estimait que les mélodies pas plus que les idées n'appartenaient à personne. L'air Ombra mai fu présente des analogies frappantes avec la mise en musique de ce passage par Bononcini, voire même Cavalli. Mais la versatilité de Haendel, sa capacité à réutiliser un matériau musical en le retravaillant et en l'adaptant à un nouveau contexte sont sans limites. Parfois le matériau réutilisé semble n'avoir appartenu à personne d'autre que Haendel lui-même. Selon Winton Dean, « L'impulsion émanait des doigts courant sur le clavier (du clavecin), ou d'associations auditives d'imageries verbales. L'existence de multiples mouvements qui commencent par le même motif puis divergent dans des directions inattendues, est la preuve d'une technique se fondant sur l'improvisation ». Hurley nuance cette opinion en précisant que les premières esquisses de Haendel sont souvent de nature polyphonique et, donc, que l'élaboration du morceau ne s'articule pas uniquement sur l'amplification du sketch (ou du motif mélodique). Les meilleures pages de Haendel reflètent son tempérament, ce mélange d'assurance, d'aise créatrice , et d'application, de perfectionnisme formel.

Seconde partie : Les opéras de Haendel au fil de la chronologie

Chapitre I : Avant Londres (1685-1710)

Georg Friedrich Händel est né le 23 février 1685 à Halle-sur-Saale, petite ville de l'est de l'Allemagne. Cette cité d'abord saxonne, se trouve incluse de fait en 1701 dans le royaume de Prusse, nouvellement fondé. Après sa naturalisation anglaise, le compositeur signe régulièrement Georg Frideric Handel. En France, la graphie « Haendel », popularisée par Romain Rolland, s'est imposée. Son père, médecin officiel des Électeurs de Brandebourg, ne voit pas d'un très bon œil les aspirations musicales de son fils. Il souhaitait le voir suivre des études de droit, garantes d'un certain rang et d'une profession rémunératrice. Mais il doit se rendre à l'évidence et finit par accepter que son fils reçoive une éducation musicale sérieuse. Haendel est donc confié à l'organiste Friedrich Wilhelm Zachow (1663-1712). L'enseignement de base de Zachow portait sur la pratique assidue de l'orgue, l'étude du contrepoint et de l'harmonie ; mais elle impliquait aussi la lecture et la copie de partitions, dont celles des maîtres de l'Allemagne du sud (Adam Krieger, Johann Jakob Froberger...) très perméables à l'influence italienne et aux autres styles nationaux. Dès cette époque, Haendel entre en contact avec un monde musical beaucoup plus vaste que ne le laissait espérer son lieu de naissance. Il prend l'habitude d'assimiler et de synthétiser l'écriture de ses aînés. Dès l'âge de neuf ans, il peut remplacer son maître à l'orgue lors de l'office du dimanche. À mesure que se développe son talent, l'esprit d'indépendance de Haendel s'affirme. Son ambition, sa curiosité et une conscience aiguë de son destin le poussent à voyager. En 1703, il part pour Hambourg où il compose son premier opéra, Almira qui connaît une création triomphale en janvier 1705. Haendel n'a que dix-neuf ans. Hambourg, ville de marchands, est la première ville d'Allemagne à fonder en 1678 un théâtre d'opéra permanent sur le modèle de ceux de Venise (public payant et mélangé). Hambourg importe le plus souvent ses livrets de Venise ; les récitatifs sont traduits en allemand mais certains airs conservent leurs textes italiens. En outre, on y ajoute des intermèdes dansés d'ascendance française (certains des opéras écrits par Telemann pour Hambourg réunissent les trois langues – voir à ce propos la récente chronique de son Orpheus).

S'il est une chose que les Allemands ont apportée à l'opéra italien, c'est leur science instrumentale et l'Opéra de Hambourg semble avoir disposé de musiciens aguerris : Almira est sur ce plan l'un des opéras les plus colorés de Haendel. L'écriture vocale apparaît typique des autres ouvrages écrits pour la cité hanséatique. Les bourgeois de Hambourg préférant les voix « naturelles », Almira est le seul opéra de Haendel à ne faire appel à aucun castrat.

Après Almira, Haendel compose coup sur coup deux autres opéras qui essuient de cuisants échecs. Haendel reprend la route. En 1704, il fait la connaissance du prince Jean-Gaston de Médicis qui l'encourage à se rendre en Italie. Il quitte Hambourg en 1706 et passera trois ans en Italie. C'est à Florence que Haendel donna son premier opéra italien, Rodrigo, probablement composé à l'automne 1707. Beaucoup de parties ont disparu. Il est clair que Haendel ne maîtrise pas encore l'art des grandes formes. D'autre part, il a commencé à écrire sans connaître les interprètes. Enfin le livret est quelque peu inégal, laborieux dans son exposition et son dénouement.

Pour l'essentiel, c'est Rome qui servit de port d'attache à Haendel, depuis lequel il visita les autres régions. Fort de la recommandation des Médicis, Haendel y est fort bien accueilli, sollicité par de nombreux mécènes (les cardinaux Ottoboni, Pamphili et Colonna ou le marquis, puis prince, Ruspoli). Fervent protestant, Haendel ne dédaigne pas de composer des œuvres religieuses en latin destinées à la dévotion catholique, comme le Dixit Dominus (avril 1707) pour cinq solistes. Le cardinal Benedetto Pamphili rédige lui-même le livret de son premier oratorio, Il Trionfo del Tempo e del Disinganno. En avril 1708, Haendel donne un second oratorio, La Resurrezione, qui voit les débuts de sa collaboration avec la soprano Margherita Durastanti. Haendel fréquente également les musiciens les plus réputés de son temps : Arcangelo Corelli, Antonio Caldara, Filippo Amadei, Alessandro Scarlatti et son fils, Domenico.

Pour Rome, Haendel ne compose donc pas d'opéras mais une multitude de cantates. Au printemps 1708, Haendel se rend à Naples. De retour à Rome au printemps 1709, il fait une rencontre décisive chez le cardinal Ottoboni : celle d’Agostino Steffani (1654-1728), prêtre, diplomate et musicien. Il est alors Kapellmeister de la cour de Hanovre. Néanmoins ses talents diplomatiques prennent le pas sur son activité musicale et il ne peut plus assurer ses fonctions de Kapellmeister. Il propose à Haendel d'appuyer sa candidature à ce poste auprès de la cour de Hanovre. Proposition alléchante pour une jeune musicien de vingt-quatre ans. Haendel repart donc vers le Nord en passant par Venise où il donne son Agrippina, sur un livret du cardinal Grimani. Second et dernier opéra écrit par Haendel pour l' Italie, Agrippina remporte un vrai triomphe. Le surnom de « il caro Sassone » (le cher Saxon) lui restera. Une fois en Angleterre, Haendel pillera son œuvre, dont la partition est un mélange d'extraits de cantates, oratorios et sérénades composés par Haendel tout au long de son séjour italien. L'ouvrage donne une impression de cohérence grâce au livret du cardinal Vincenzo Grimani, qui avait déjà une vingtaine d'années quand Haendel s'y intéressa. Le texte mêle comédie et drame et baigne dans une atmosphère cynique.

Après ce triomphe, Haendel rejoint Hanovre et grâce à l'entremise de Steffani obtient le poste tant convoité et fort bien rémunéré.

En conclusion sur ces années de formation : « la leçon la plus importante que Haendel tirera de ce séjour (en Italie et sous l'influence de Alessandro Scarlatti)) (…) fut la maîtrise d'un style mélodique, riche, libre et varié, au souffle puissant et au rythme souple » (Winton Dean).

Chapitre II : Premiers pas en Angleterre (1711-1715)

À peine obtenu le poste à Hanovre, Haendel demande un congé d'un an. Londres, la métropole la plus peuplée d'Europe, l'attire irrésistiblement.

Avec quelques années de retard sur le continent, l'Angleterre s'ouvre à l'opéra. Un retard dû à l'instabilité politique et l'absence d'un compositeur de premier plan. Henry Purcell (1659-1695) meurt à trente-six ans. En termes purement musicaux, Purcell a largement anticipé l'évolution de l'opéra anglais : il a largement assimilé les styles français (ouvertures, danses, chœurs figurés) et italiens (récitatif mélodique, recours au lamento sur basse obligée et à l'aria). Cependant ses compositions lyriques relèvent d'un genre typiquement britannique, celui du mask, divertissement musical inséré dans une pièce de théâtre récitée. Le seul ouvrage de Purcell considéré aujourd'hui comme un véritable opéra, Dido and Aeneas a probablement lui-même été conçu comme une série de trois masks.

Pourtant au début du XVIIIͤème siècle, deux salles de théâtre se lancent dans une concurrence acharnée pour faire connaître l'opéra : le Théâtre de Drury Lane et le Queen's Theatre de Haymarket qui, à partir de 1708, bénéficie d'une sorte de monopole en ce qui concerne la représentation d'opéras italiens en langue originale.

Haendel arrive à Londres en 1710. La renommée du jeune musicien semble l'avoir précédé puisque Aaron Hill, à la tête du Queen's Theatre, lui commande aussitôt un ouvrage. La création de Rinaldo en février 1711, est un triomphe. Il s'inspire vaguement de La Gerusalemme liberata du Tasse et le poète Giacomo Rossi se voit chargé de mettre le canevas anglais élaboré par Aaron Hill en vers italiens. Si le livret est certainement l'un des plus mauvais que Haendel ait eu à mettre en musique, ici la musique a souvent précédé les paroles. Haendel réutilise ses partitions italiennes et termine Rinaldo en deux semaines. Caractérisé par le disparate et le brio, cet opéra ne constitue pas une œuvre organique et les morceaux sublimes côtoient des pages banales.

Cependant le compositeur doit retourner à Hanovre. Le modeste opéra a fermé ses portes pour des raisons économiques. Haendel en profite pour composer une série de superbes duos de chambre inspirés par Steffani. Il entreprend également la composition d'un nouvel opéra pour Londres, Il Pastor fido.

Le deuxième séjour de Haendel à Londres ne débute pas sous les meilleurs augures. Il Pastor fido est un échec. L'ouvrage dénote la hâte, tant au niveau du livret que de la partition. Enfin, le compositeur a manifestement demandé à Rossi d'insérer un grand nombre de morceaux (avec texte original) issus de ses partitions italiennes. Pourtant Il Pastor fido se voit précédé par une somptueuse ouverture, que l'on pourrait qualifier de suite orchestrale avec une écriture très travaillée, inspirée à la technique du concerto grosso.

Haendel se tourne alors vers l'un de ses anciens adversaires, Nicola Francesco Haym, pour l'élaboration d'un nouveau livret : Teseo. Le compositeur densifie son orchestration et profite de la présence de John Ernest Gaillard, brillant hautboïste. Teseo est un opéra singulier et expérimental qui renoue avec la splendeur scénographique de Rinaldo. En 1713, le grand Nicolino, qui avait créé Rinaldo étant rentré à Naples, le rôle-titre de Teseo échut au moins célèbre Pellegrini, dont la voix avait légèrement baissé depuis son Nerone dans Agrippina. Le livret de Teseo a été dédié par Haym à Richard Boyle, troisième comte de Burlington. C'est sans doute grâce à lui que Haendel est introduit auprès de la reine Anne pour laquelle il compose deux œuvres de circonstances : l'Ode pour l'anniversaire de la Reine Anne ou Ode pour la Paix, et son premier Te Deum. Pour ces partitions Haendel s'inscrit ouvertement dans la lignée de Purcell. La reine accorde une pension de 200 livres au compositeur, mais elle décède le 1er août 1714. Son successeur est l'Électeur de Hanovre, l'employeur officiel de Haendel, couronné le jour même de la mort de la reine, sous le nom de George Ier. Le nouveau monarque se semble pas lui en vouloir de sa désertion puisqu'il lui renouvelle la pension de la reine Anne, allant jusqu'à la doubler, puis à la tripler en lui accordant le titre de « maître de musique des princesses royales ». Enfin, le roi honore de sa présence l'une des représentations d’Amadigi, le nouvel opéra de Haendel, créé à Haymarket en mai 1715. C'est un succès mais de courte durée en raison de la révolte contre l'étranger et la rébellion jacobite de décembre 1715. Amadigi reparaît pour quelques représentations en 1716. Rinaldo est aussi repris avec la première apparition chez Haendel de la ballerine française Marie Sallé, âgée de dix ans. Amadigi est le seul opéra de Haendel à ne faire appel qu'à quatre protagonistes, auxquels s'ajoute brièvement un deux ex machina. Haendel opte pour un format presque chambriste et une écriture moins chargée que dans Teseo, où la voix reprend l'avantage sur l'orchestre. La cohérence de la partition peut faire considérer Amadigi comme le premier ouvrage de la maturité du compositeur.

On assiste cependant à la première crise de l'opéra haendelien : Haendel ne composera pas de nouvel ouvrage lyrique pendant presque cinq ans. Lors de la seconde moitié de 1716, Haendel accompagne le nouveau monarque dans sa patrie d'origine, l'Allemagne, en passant par Hanovre, Halle et sans doute Hambourg, ville pour laquelle Haendel compose sa seule passion-oratorio sur un livret de Bartold Heinrich Brockes. À peu près vers la même époque, Haendel compose la Water Music qui rassemble une vingtaine de morceaux issus de ses opéras précédents. Le départ du castrat Nicolino pour Naples en juin 1717 marque une désaffection générale pour l'opéra, même si Haendel ne reste pas inactif. Il compose différents psaumes pour solistes, chœur et orchestre (les onze Chandos Anthems), quelques concerti grossi et deux masks.

Chapitre III : Fondation de la Royal Academy of Music (1715-1723)

Le début de l'année 1719 voit la fondation d'une Royal Academy of Music,sur le modèle de celle qui existe en France, mais avec un statut différent. L'Académie Royale de Musique créée à Paris en 1669 restait contrôlée par le pouvoir central, tandis que celle de Londres est financée par souscription indépendante. Haendel est chargé de composer ou arranger, distribuer, faire répéter et jouer la plupart des ouvrages. Mais il faut d'abord recruter des chanteurs sur le continent, en particulier le castrat Francesco Bernardi, dit Senesino. Haendel se rend donc à Dresde où le célèbre contralto est engagé. Senesino s'étant querellé avec le Kapellmeister dresdois Johann David Heinichen, Senesino et toute la troupe d'opéra italienne sont congédiés (voir la chronique consacrée au Flavio Crispo de ce compositeur). Haendel en profite pour engager Senesino mais aussi la Durastanti, la basse Boschu et le castrat soprano Matteo Berselli. Entretemps, les administrateurs de l'Académie ont également engagé la contralto Anastasia Robinson, la soprano Ann Turner et le ténor Alexander Gordon.

L'Académie ouvre ses portes le 2 avril 1720 avec le Numitore de Giovanni Porta, tandis que Haendel met la main à la première version de Radamisto, créée le 27 avril qui attire une énorme affluence. La distribution de cette première version est pour une part italienne (Durastanti, Baldassari, Galerati) et pour l’autre anglaise (Robinson, Gordon, Lagarde). L'ouvrage apparaît d'une grande beauté et sera encore amélioré avec l'arrivée, en septembre, de la nouvelle troupe, presque exclusivement italienne. Senesino reprend le rôle-titre. Le livret du genre héroïque, inspiré par Scudéry, est légèrement revu. Conscient de la valeur de sa partition, Haendel, pour la première fois, veille de près aux modalités de sa publication (c'est-à-dire à son copyright, garanti par une loi récente).

L'année 1720 débute avec une reprise de Radamisto, suivie en avril d'une œuvre assez particulière : Muzio Scevola, ouvrage où chacun des actes est signé par un compositeur différent (Filippo Amadei pour l'acte I, Giovanni Bononcini - arrivé à Londres en octobre 1720 - pour l'acte II et Haendel pour l'acte III). Bononcini opte pour la reprise de son Astarto romain, qui connaît un succès fou. Haendel donne alors Floridante dans lequel l'influence de son rival se fait sentir. Le principal problème de cette œuvre est la médiocrité du livret, même si elle contient quelques-uns des morceaux les plus émouvants de Haendel.

Dès cette époque, l'Académie connaît ses premiers soucis financiers qui influencent négativement la saison suivante, pauvre en nouveautés. Mais, en février 1722, la création de Griselda (qui reste l'ouvrage le plus fameux de Bononcini) semble annoncer la victoire du compositeur italien sur Haendel. Ce dernier prépare sa réplique, qui tarde à venir car il en attend la vedette : Francesca Cuzzoni. Petite, laide et maussade mais dotée d'une voix ensorceleuse.

En janvier 1723, la création de Ottone avec une distribution étincelante, reçoit un accueil triomphal. Ottone, Re di Germania est l'un des rares opéras de Haendel avec Alcina, à proposer trois grands rôles féminins. La Durastanti ouvre le drame avec une formule qui deviendra coutumière à Haendel : un air lent sans reprise suivi, après un récit, d'un air rapide avec da capo, sorte de prémonition de la structure cavatine-cabalette.

L'opéra suivant de Haendel, Flavio, Re de' Longobardi, ne connaît pas la même chance. C'est un ouvrage bref et le seul corpus londonien avec Serse, à assumer une réelle dimension comique.

Chapitre IV : Première « Trilogie » (1724-1726)

Le terme « trilogie » est purement arbitraire mais en une seule année (de février 1724 à février 1725), naissent trois partitions de premiers plans. Ces trois opéras ont tous pour librettiste Haym bien qu'ils ne connaissent pas tous le même succès. Giulio Cesare in Egitto, dont le livret original datait d'un demi-siècle, s'impose rapidement comme l'un des titres les plus populaires de Haendel et les administrateurs de l'Académie en profitent pour licencier Bononcini. L’œuvre a connu divers remaniements et sa gestation a été longue et laborieuse. Le livret de Bussani affichait des caractéristiques propres au style vénitien : ruptures de ton créées par les rôles comiques, variété des événements scéniques, crudité des situations et des mœurs. L'opéra qui débute avec une tête coupée, se poursuit avec diverses tentatives de viol, de suicide ou de meurtre et s'achève par deux trépas (presque) en scène. C’est l'un des opéras plus violents de Haendel.

Tamerlano, par contre, ne connaîtra qu'un succès d'estime alors que Rodolinda est certainement l'ouvrage dans lequel se rencontrent avec le plus d'évidence la haute teneur musicale et l'intérêt dramatique.

La saison 1725/1726 ne proposera, aux côtés de deux pasticci, que des reprises d'ouvrages de Haendel, suivi d'un seul nouveau titre, Publio Cornelio Scipione sur un livret de Rolli, un texte qui ne présente guère d'intérêt.

Chapitre V : Les Reines rivales (1726-1728)

Le grand événement de l'année 1726 est l'arrivée de la cantatrice Faustina Bordoni (1697-1726), surnommée « La nuova Sirena ». L'académie pourra donc compter sur deux prime donne au lieu de la seule Francesca Cuzzoni. Les cinq ouvrages composés par Haendel durant cette période présentent des similitudes de structure. Tous les cinq mettent en vedette le trio extraordinaire composé par Senesino, Cuzzoni et Faustina. Il existe une rivalité réelle entre les deux artistes, même si ce sont surtout leurs admirateurs à exaspérer leur rivalité.

Johan Joachim Quantz, flûtiste et musicographe, décrit les atouts fort dissemblables des deux dames : « Cuzzoni avait une voix de soprano très agréable et très claire ; l'intonation pure (…), la portée (de sa voix) couvraient deux octaves, de l'ut au contre-ut. (…) mais son jeu (était) plutôt froid et sa silhouette guère faite pour la scène. Faustina avait une voix de mezzo-soprano, qui ne s'étendait que du si bémol au sol aigu. Elle possédait ce que les italiens appellent un cantar granito : son exécution était articulée autant que brillante. Elle réussissait aussi bien dans les rôles furieux, langoureux et amoureux ; en somme, elle était née cantatrice et actrice ».

Haendel va réussir à sublimer les qualités divergentes des deux rivales, conférant aux partitions écrites pour elles une tension et une variété particulière. Ainsi Alessandro démontre la capacité de Haendel de se renouveler face à un changement de donne. Il crée un rôle sur mesure pour Faustina, que l'on peut qualifier de « napolitain » ou de « galant ». Faustina se voit attribuer un nouveau type de morceaux, aux basses simplifiées, à la mélodie coulant librement, intégrant, comme des improvisations, d'infinies vocalises « horizontales » (restreintes dans un ambitus étroit). Le plus grand défaut de cet opéra, imputable au livret fort mal bâti par Rolli, est dû au fait que tous les autres personnages sont à peine esquissés.

Dans Admeto, les dimensions dramatique et musicale s'équilibrent mieux que dans Alessandro. Les trois têtes d'affiche sont traitées avec plus d'équilibre, même si c'est de nouveau Faustina qui capte l'attention avec le Largo Luci care, addio, posate (I,3). Des cinq ouvrages, seul Admeto rencontre véritablement la faveur du public.

Riccardo Primo, re d'Inghilterra, sur un livret de Rolli, n'a pas vraiment inspiré Haendel. Trame dramatique d'une grande platitude, médiocrité du rôle de Riccardo.

Contrairement aux livrets des opéras précédent, celui de Siroe, re di Persia de Pietro Metastasio, n'a que deux ans mais il a déjà été utilisé six fois, notamment par Vinci, Vivaldi et Porpora. Siroe se conforme au modèle de l'opera seria tel que Métastase l'a esquissé : il respecte la règle des unités (de temps, d'action et de lieu), ne comporte aucun intermède spectaculaire ni ensemble vocal, se limitant à la succession des airs et des récitatifs.

Quant à Tolomeo, re d'Egitto, sur un livret de Haym, difficile de se passionner pour ce pharaon qui passe son temps à s'endormir dans les bois et ne met jamais les pieds en Egypte. Toute l'action se déroule « à la campagne », ce qui inspire une partition bucolique mais trop longue et languissante.

L'engagement de Faustina a pesé lourdement sur les finances de l'Académie. Faustina quitte Londres à la fin de la saison 1728. Le roi George Ier décède soudainement mais il a eu le temps de signer l'acte de naturalisation de Haendel, désormais citoyen britannique. Le 11 octobre 1727, on donne à Westminster les quatre Coronation Anthems, puissants avec d’imposants effets polychoraux, qui ont contribué à l'adoption de Haendel par la population anglaise.

Parallèlement, une certaine désaffection frappe l'opéra haendelien. L'Académie ferme ses portes le Ier juin 1728, sur une dernière reprise d’Admeto. Il n'y aura pas rentrée lyrique à l'automne suivant et le King'sTheatre ne produit aucun nouvel ouvrage pendant plus d'un an.

Chapitre VI : Renaissance (1729-1732)

Presque simultanément, au début de l'été 1728, Cuzzoni, Faustina et Senesino quittent Londres. Faustina épouse Hasse, le suit à Dresde et ne reviendra jamais en Angleterre. Cuzzoni, n'ayant pu se faire engagé comme prima donna à Vienne, passe d'un théâtre italien à l'autre avant d'être sollicitée par les ennemis de Haendel ; en 1733, elle fera partie des premières recrues de l'Opera of the Nobility. Senesino, revenu couvert d'or dans sa patrie, retourne à Londres dès 1730 pour retrouver Haendel avant de le trahir définitivement.

Si elle veut survivre, l'Académie royale doit revoir ses priorités. Le système de souscriptions est amendé de façon à ressembler davantage à notre système actuel d'abonnements. Haendel doit repartir sur le continent pour recruter de nouveaux chanteurs. Mais ses moyens ne sont plus ceux d'autrefois et il doit se contenter d'étoiles de second rang : il recrute le castrat alto Antonio Maria Bernacchi comme primo uomo. Et comme prima donna, Anna Strada del Pò, dite Stradina, en début de carrière et applaudie dans des seconds rôles, notamment chez Vivaldi.

Cette nouvelle troupe crée Lotario en décembre 1729, sans aucun succès. Loin de se décourager, Haendel écrit en un temps record un nouvel ouvrage : Partenope qui n'eut guère plus de succès que Lotario malgré une très belle partition. Bernacchi malheureusement ne plaît pas et son contrat n'est pas renouvelé. Haendel reprend contact avec Senesino et le réengage. La réaction du public est immédiate : la création de Poro le 2 février 1731 vaut à Haendel un succès comme il n'en a pas connu depuis longtemps. Et pourtant, pour le public moderne, Poro, re dell'Indie est l'un des ouvrages de Haendel les moins frappants. Le livret de Métastase est mal adapté.

Le reste de l'année 1731 est essentiellement occupé par des reprises. Cherchant à renouveler le succès de Poro, Haendel décide d'adapter une autre livret de Métastase mais Ezio, créé le 15 janvier 1732, est un véritable four. C'est un ouvrage austère qui se limite à la stricte alternance de récits et d'airs.

Haendel écrit aussitôt Sosarne, re dei Media, une œuvre complètement différente, plutôt incompréhensible mais riche en airs vigoureux et ensembles ardents qui renoue avec le succès. L'ouvrage apparaît sur scène à peine quinze jours après le retrait de Ezio. La délicatesse chambriste de la partition a souvent été soulignée par les commentaires, malgré la complexité de son livret.

Une série de reprises conclut la saison 1731/1732. Le plus grand problème de Haendel est alors la piraterie. Il doit veiller à faire éditer rapidement ses œuvres, afin qu'elles ne soient pas imprimées (et vendues) sans son autorisation. Haendel se livre à des adaptations et des révisions. C'est le cas d’Acis. Esther, sujet biblique, pose problème : l'évêque de Londres s'oppose à toute représentation. En conséquence on voit apparaître un nouveau type de spectacle au sein de l'Académie : un oratorio en anglais sans aucune action théâtrale.

Avec le recul, on peut considérer que ces productions révisées (et italianisées) d'Acis et Esther marquent une tournant dans la carrière de Haendel : en voulant contrer ses adversaires, le compositeur a pris une direction qui l'éloignera de plus en plus de l'opera seria. Peu à peu, les ouvrages en anglais, donnés sans mises en scène mais avec décors, chœur et grand orchestre, vont conquérir le public londonien.

Chapitre VII : Seconde « Trilogie » (1733-1736)

Il faut constater que si l'opéra haendelien n'attire plus les foules, ses alternatives (oratorio) ne sont pourtant pas exemptes de critiques.

Pendant ce temps, Haendel travail à un nouvel ouvrage, Orlando, créé le 27 janvier 1733. Une partition originale qui fait perdre à l'aria da capo sa primauté au profit de formes moins usitées : ariosi, récits accompagnés et pas moins de quatre ensembles. Avec Orlando, Haendel semble opérer un retour vers l'« opéra magique ». Le livret a été drastiquement raccourci, simplification à laquelle répondent une sophistication musicale et une modernisation de la forme qui ne rencontrent pas le goût du public de l'époque.

Haendel se tourne alors vers un nouvel oratorio, Deborah, qui tient plutôt du pasticcio que de l'oratorio. « Il souffle un vent de rébellion contre la tyrannie de Mr. Handel » (Comte De La Warr). Une nouvelle entreprise se constitue officiellement dès le mois de juin, et enrichie des dépouilles de la troupe de Haendel (Senesino, Cuzzoni et plus tard Farinelli) qui s'installe d'abord au Théâtre de Lincoln's Inn Field de John Rich. Ouvertement soutenu par le prince de Galles, cet Opera of Nobility va faire au Haymarket une concurrence mortelle. Au même moment, Haendel est invité par l'Université d'Oxford pour participer à la remise des diplômes. Il se rend à Oxford au cours du mois de juillet 1733 et il y crée un nouvel oratorio, Athalia, inspiré de loin à Racine. Haendel prend l'habitude d'intercaler des concertos pour orgue, qu'il joue lui-même, riches en improvisations, entre les actes des pièces exécutées. Ces nouveautés sont fort bien reçues.

De retour à Londres, Haendel doit reconstituer sa compagnie. Il n'a pas le temps de se rendre en Italie mais il engage le castrat Giovanni Carestini, dit Il Cusanino, ennemi personnel de Farinelli. Il écrit un nouvel opéra, en janvier 1734 : Arianna in Creta, élaboré pour concurrencer l'Arianna a Nasso de Popora donné par l'Opera of Nobility. Cet opéra est élaboré de façon à mettre en évidence la virtuosité étincelante de Carestini. Les ouvrages inspirés à Haendel par l'Arioste ont fait de l'ombre à cette partition, récemment réévaluée. Les scènes sont spectaculaires. Le bref arioso que chante le héros peut être considéré comme l'un des premiers exemples de leitmotiv musical.

Les deux Arianna connaissent un succès comparable et le roi d'Angleterre assiste aux deux œuvres. Mais ce succès ne va pas durer. Le public se disperse. En 1734, le bail de cinq ans signé en 1729 avec Heidegger pour la location du King's Theatre de Haymarket arrive à expiration et la salle est offerte à l'Opera of Nobility. Après avoir perdu sa troupe, Haendel perd également son théâtre. Le coup de grâce coïncide avec l'arrivée de Farinelli, débauché à prix d'or par l'Opera of Nobility. La compagnie redonne Artaserse de Johann Adolf Hasse, mêlé d'airs du frère de Farinelli, Riccardo Broschi. C'est un triomphe, les dames se pâment devant Farinelli : « One God, one Farinelli », s'écrie une lady.

Haendel se rabat alors sur une salle moins réputée mais plus moderne : le Théâtre de Covent Garden, bâti à l'instigation de John Rich. Outre cette nouvelle scène, dotée d'une machinerie performante, l'association avec Rich donne à Haendel un autre atout : la présence d'un corps de ballet, dirigé par la ballerine française Marie Sallé. En novembre 1734, on reprend Arianna, et on assiste à une deuxième version de Il Pastor fido, précédé d'un prologue chanté (le nouvel ouvrage ne compte que peu de pages originales) et dansé, et Terpsichore, une partition remplie d'airs de bravoure destinés à Carestini. Dans la troisième version du Pastor fido, le ténor John Beard fait une remarquable apparition scénique. Il est le futur protagoniste des grands oratorios de Haendel.

Il faut attendre 1735 pour un opéra entièrement original : Ariodante qui ne connaît que dix représentations. Pourtant cet opéra conjugue idéalement profondeur sentimentale, spectacle et tension dramatique. Aujourd'hui, il s'impose comme l'un des opéras les plus appréciés du public.

En avril 1735, Alcina séduit davantage le public. Mais Carestini, frustré et agacé par la concurrence de Farinelli, décide de rentrer en Italie et Marie Sallé reprend le chemin de Paris. Alcina est le troisième opéra tiré du Roland furieux de l'Arioste. Le livret est l'un des plus grotesques que Haendel ait utilisés. Ici, la musique prime sur le drame.

Les trois partitions majeures composées par Haendel au cours des années 1733-1735 (Orlando, Ariodante et Alcina) se sont heurtées à l'incompréhension du public. Ces trois œuvres viennent de la même source : l'épopée baroque de l'Orlando furioso de l'Arioste. Tout en utilisant les trois principales lignes de force de l'opéra baroque (pastorale, tragique et magique), ces ouvrages tracent aussi les pistes pour l'avenir du genre : l’utilisation accrue du récitatif, la représentation de la nature, l'utilisation du chœur et du ballet, l'influence de la tragédie lyrique française dans Ariodante et Alcina.

En définitive, il semble qu'à Londres, l'opéra italien soit en perte de vitesse. Davantage motivé par l’oratorio naissant, Haendel compose Alexander'sFeast et une Ode à sainte Cécile dans la lignée de Purcell.

Chapitre VIII : Derniers opéras (1736-1741)

À Londres, dans les années 1730, rien n'est vraiment joué: changements d'alliance, redistributions des cartes... Carestini quitte Haendel après moins de deux ans de collaboration. Haendel, grâce à ses contacts allemands, entend parler de Gioacchino Conti dit Giziello. un prodige de vingt ans. Le compositeur l'invite à Londres et transpose pour lui le rôle-titre d'Ariodante d'une tierce vers le haut.

En juin 1736, à l'occasion du mariage du prince Frédéric de Galles, Haendel compose Atalanta, « un opéra de chasse », assez proche d'une sérénade : de dimensions modestes, sur un prétexte dramatique plutôt mince, riche en chœurs et faste scénique.

Il semble que Haendel n'ai jamais considéré Conti comme une tête d'affiche plausible. Il préfère des caractères plus affirmés, des voix plus sombres. Pour la saison de l'automne 1736, il engage un castrat de dix ans plus âgé que Giziello et contralto : Domenico Annibali, dit Domenichini. Haendel écrit, coup sur coup trois opéras qui mettent en valeur les talents de sa nouvelle recrue. Une sorte de « trilogie Annibali » assez disparate. Arminio, qu'il compose en moins d'un mois mais qui ne reste pas longtemps à l'affiche. Le livret, inspiré de Salvi, en est la cause principale. L’œuvre a un ton presque uniformément sinistre et manque d'une véritable tension dramatique. Le rôle-titre d'Arminio est parfaitement défini mais monolithique.

Haendel compose ensuite Giustino, l'antithèse d’Arminio. À l'austérité française, succède la verve vénitienne. Et puis enfin Berenice, l'un des opéras les moins bien reçus de Haendel. Là encore, le livret, adapté d’Antonio Salvi, en est la cause principale.

Outre ces trois créations, on (re)joue Partenope, Il Parnasso in festa, Esther, Alcina, Alexander's Feast et une nouvelle version du plus ancien oratorio de Haendel, rebaptisé Il Trionfo del Tempo e della Verità. Alors que Haendel s'apprête à diriger Didone abbanddonata, le compositeur est frappé d'une paralysie du bras droit Il faut dire que Haendel est un gros mangeur, un grand buveur et un grand travailleur. Il décide de partir prendre les eaux à Aix-la-Chapelle. Il retourne à Londres pour découvrir que l'Opera of Nobility a fait banqueroute et a fermé ses portes, abandonné par Farinelli. En novembre 1737, la reine Caroline, née de Brandebourg-Ansbach, décède. Haendel compose une ode funèbre : The Ways of Sion do mourn, acclamée par la presse et le public.

Haendel connaît alors des problèmes financiers et accepte d'écrire de nouveaux ouvrages à la commande. Il se retrouve donc musicien « salarié ». Il fait donner, au début de 1738, deux opéras très dissemblables : Faramondo et Serse, intercalés d'un pasticcio, Alessandro Severo. Maintes fois revu, coupé, le livret de Faramondo, de Zeno, n'a pas beaucoup de sens. La partition, elle, est hétérogène, hésitant entre une veine seria et une inspiration galante plus légère. Serse ne fut pas mieux reçu, même si aujourd'hui, il est fréquemment joué. Peut-être son originalité a-t-elle désorienté le public de l'époque. Le texte, écrit par Minato pour Cavalli avait déjà presque un siècle d'existence. Bien que revu depuis, il n'avait pas perdu ses caractéristiques vénitiennes. L'opéra vénitien du XVIIͤème siècle privilégiait le récitatif, c'est pourquoi les airs de Serse sont brefs, dépourvus de da capo.

La forme la plus employée dans Serse est l'arioso. Tout au long de la partition, Haendel joue avec les différents niveaux de langage, de la même façon que les personnages vénitiens. En dépit de la présence d'un nouveau castrat, Gaetano Majorano, dit Caffarelli, ces ouvrages ne déplacent pas les foules.

Le musicien est fêté mais il est évident que l'art lyrique italien agonise. Au cours des saisons suivantes, la page de l'opéra semble définitivement tournée. Haendel se consacre désormais à l'oratorio : Saul, Israel in Egypt et aux douze Concerti grossi opus 6. Enfin, Haendel termine la partition de l'opéra Imeneo qui ne connaît que deux représentations en novembre 1740. La partition est trop ambitieuse pour son prétexte dramatique.

Un nouveau chapitre de l'histoire de la musique européenne commence.



Publié le 20 juin 2022 par Véronique Dumoulin