La zarzuela baroque - Serna

La zarzuela, expression du génie musical espagnol

L’Espagne du Siècle d’Or (de la seconde moitié du XVIème à la première moitié du XVIIème) est l’un des pays les plus riches d’Europe. Outre les possessions d’Amérique, elle comprend également une bonne partie de l’Italie (les terres de Naples et de Sicile, la Sardaigne, le Milanais), les Provinces-Unies et la Franche-Comté. Les richesses y affluent, elles vont développer le goût du luxe et du divertissement, non seulement parmi les élites mais aussi jusque dans les milieux populaires. Il n’est pas étonnant que l’opéra y apparaisse très tôt, dès 1622. Le roi Philippe IV transforme en palais un pavillon de chasse bâti au milieu des ronces (zarzas en espagnol). Ce sera le palais de la Zarzuela (Ronceraie), doté d’un théâtre afin de distraire la cour. En 1647 y est représenté un premier opéra, El jardin de Falerina, œuvre d’un compositeur inconnu sur un livret de Calderón de la Barca. Les opéras donnés dans ce palais vont rapidement prendre leur autonomie par rapport au genre originel : deux actes (au lieu de trois), des personnages en nombre plus réduit et une scénographie plus modeste, des dialogues parlés (mais pas toujours). Les rôles sont essentiellement tenus par des femmes, la tiple, sorte de soprano au grave étendu. La pièce est en principe précédée d’un prologue (la loa) qui en livre le sens moral, et permet de remercier le commanditaire (en général le roi), comme ce sera plus tard le cas dans les opéras de Lully en France.

Prolifique auteur de théâtre du Siècle d’Or, Pedro Calderón de la Barca (1600 – 1681) pose les caractéristiques du genre : recours à la mythologie gréco-romaine, action à la fois dramatique et allégorique, conjonction de gravité et de comique. Il écrit essentiellement pour le compositeur Juan Hidalgo (1614 – 1685). La première œuvre à porter l’intitulé de zarzuela est issue de leur collaboration : El laurel de Apollo, créée le 4 février 1658. Hidalgo puise abondamment dans le riche fonds musical espagnol traditionnel : les cantigas (poésies médiévales chantées), les romances (chansons de geste) et les vilancicos (sortes de cantates) de la Renaissance ; ou les populaires et plus récentes (XVIème siècle) ensaladas de Mateo Flecha El Viejo. Les chœurs y sont nombreux, comme dans les pièces antiques, et les partitions font également la part belle aux danses, généralement sur des rythmes de séguedilles.

A la fin du XVIIème siècle Sebastián Durón (1660 – 1716) prend le relais ; il compose au moins une dizaine d’œuvres lyriques. Mais son soutien au prétendant des Habsbourg lors de la Guerre de Succession d’Espagne le force à quitter sa patrie pour la France voisine, où il mourra. Petit-fils de Louis XIV, Philippe V se remarie en 1714 avec Isabelle Farnèse, qui fera venir de nombreux compositeurs italiens à la cour. Les compositeurs espagnols continuent cependant d’être à l’origine d’une nombreuse production : se distinguent parmi eux le majorquin Antonio Literres (1673 – 1747), et surtout José de Nebra (1702 – 1768). Tous deux intègrent assez largement les influences italiennes, notamment à travers des arias da capo (les airs espagnols traditionnels étaient plutôt des chansons avec couplets et refrain), tout en maintenant les caractéristiques du genre. Nebra produit quasi-exclusivement pour les théâtres publics, où il connaît un grand succès, les compositeurs italiens régnant en maîtres à la cour. Parmi ces derniers, plusieurs d’entre eux s’essaient à composer des opéras ou des zarzuelas sur des livrets espagnols. Loin de créer une concurrence délétère (comme ce fut le cas à Londres pour Haendel à Londres), leur présence suscite plutôt une saine émulation. Car malgré l’incontestable déclin politique et économique du pays, les théâtres des villes et des bourgades attirent les foules, de même que les théâtres de cour, ouverts au public. Dans les grandes villes les représentations sont nombreuses (sauf pendant le Carême et la Semaine Sainte), et le public y témoigne bruyamment de son intérêt.

Signe de la vitalité de la création musicale, deux compositeurs italiens célèbres viennent s’installer en Espagne. Domenico Scarlatti (1685 – 1757) y produira plus de cinq cents sonates, d’esprit très espagnol, qui nourriront l’inspiration du futur Padre Antonio Soler. Luigi Boccherini (1743 – 1805) y composera en 1786 une zarzuela sur un livret de Ramón de la Cruz. En 1737 Carlo Broschi (Farinelli) arrive à Madrid, appelé par la reine pour distraire les soirées de Philippe V ; il y restera jusqu’en 1759. C’est aussi l’époque où l’opéra espagnol se diffuse dans le Nouveau-Monde : en 1701 est créée à Lima La púrpura de la rosa, reprise par le compositeur castillan Tomás de Torrejón y Velasco d’un livret de Calderón. Les principaux librettistes de cette période sont Antonio Zamora (1685 – 1727) et José de Cañizares (1676 – 1750).

La seconde moitié du XVIIIème siècle marque un tournant  pour la zarzuela : les personnages populaires tendent à s’y multiplier, le mélange d’héroïque et de grotesque devient la règle. La musique de son côté fait de plus en plus appel aux thèmes du terroir, notamment ceux des danses : séguedilles, mais aussi fandangos, passacailles, sarabandes et chaconnes. Cette évolution est le fruit d’une démarche de renouvellement, initiée par Ramón de la Cruz (1731 – 1794). Ecrivain et librettiste de renom, il expose ses intentions en 1757, dans un avertissement à l’un de ses premiers ouvrages lyriques : rénover le genre, notamment avec des caractères bien tranchés. Il les puise souvent dans des archétypes espagnols, en rupture avec les références mythologiques habituelles : paysans de la Mancha, petit peuple de Madrid,… La dimension comique, jusque-là marginale, devient prépondérante. Antonio Rodriguez de la Hita (1722 – 1787) est le dernier compositeur majeur de la zarzuela baroque. Il abandonne la basse continue au profit d’un tissu orchestral constant. Sa zarzuela burlesca Las labradoras de Murcia (Les laboureuses de Murcie) est caractéristique de cette époque, où elle connut un ample succès : elle narre une histoire d’amour, de jalousie, de malentendu et d’honneur, qui confine un moment au tragique, et se déroule dans les champs de la région de Murcie.

Se développent aussi des formes nouvelles, plus courtes : la zarzuela chica (en un acte), la tonadilla - qui servait au départ d’intermède entre deux actes d’un opéra ou d’une zarzuela - qui rappelle la veine de Cimarosa ou de Paisiello, et donna lieu à un abondant répertoire (plus de deux mille titres !), cependant vite oublié. La tonadilla va cependant supplanter peu à peu la zarzuela, qui entre au début du XIXème siècle dans un profond sommeil, dont elle ne ressortira que vingt à trente ans plus tard, sous une forme entièrement nouvelle.

C’est d’une plume passionnée que Pierre-René Serna nous brosse, en un peu moins de cent cinquante pages, un siècle et demi d’histoire de la zarzuela baroque espagnole. Dans le prolongement du monumental Guide de la Zarzuela du même auteur (également paru chez Bleu Nuit), cet ouvrage constitue un document de référence pour les amateurs francophones de baroque. Il existe en effet peu d’ouvrages en français sur ce répertoire, de surcroît mal connu dans l’Hexagone. Saluons à cet égard la récente création du Coronis de Durón au théâtre de Caen (lire notre compte-rendu). Un entretien avec Vincent Dumestre à propos de cette production clôt d’ailleurs l’ouvrage. Celui-ci comprend également les références indispensables : tableau synoptique des compositions, de la vie musicale et artistique et des événements historiques, index des noms cités, index de œuvres, bibliographie et discographie sélectives. Plusieurs zarzuelas (dont Coronis) font l’objet de descriptions détaillées du livret et des principaux passages musicaux.

Surtout l’ouvrage met superbement en valeur, à juste titre, l’originalité à la fois musicale et théâtrale de ce répertoire, né du fonds traditionnel espagnol, et qui va peu à peu intégrer les influences étrangères (notamment italiennes) tout en conservant ses spécificités. De fait la première écoute ou représentation d’une zarzuela baroque constitue une aventure inoubliable pour tout mélomane qui y est confronté : elle correspond à la découverte d’un répertoire lyrique singulier, marqué principalement par une impressionnante succession de rythmes variés, des danses très présentes, et la prédominance des voix féminines. Pierre-René Serna nous en livre patiemment les clés, qui permettent tout à la fois de comprendre et de mieux apprécier ce style tout à fait original au sein de la production musicale européenne aux XVII et XVIIIème siècles. Espérons que ce bel ouvrage encouragera, après Coronis, de nouvelles productions de zarzuelas sur les scènes lyriques françaises au cours des prochaines saisons !



Publié le 12 févr. 2020 par Bruno Maury