Apollo e Dafne - Cavalli

Apollo e Dafne - Cavalli ©Innsbrucker Festival der Alten Musik
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Amour et magie, de la Venise baroque à la scène contemporaine

Après le succès de sa première composition lyrique, Le Nozze di Teti e di Peleo (Les Noces de Thétis et Pélée) en 1639, Francesco Cavalli signe en 1640 son second opéra : Gli Amori d'Apollo e di Dafne (Les Amours d'Apollon et Daphné). Il s'est acquis la collaboration de Francesco Giovanni Busenello, hommes de lettres et intellectuel vénitien, qui écrit à cette occasion son premier livret d'opéra (il en composera quatre autres, dont celui du célèbre Couronnement de Poppée pour Monteverdi. Le texte original complet de ces cinq livrets et leur traduction française ont été établis récemment par notre confrère Jean-François Lattarico, dans une édition bilingue richement annotée : lire notre compte-rendu Delle ore ociose). Cette première collaboration s'avère particulièrement fructueuse, car elle pose les caractéristiques de la production lyrique de Cavalli pour une grande partie de sa longue carrière (le compositeur est mort à l'âge respectable de soixante-quatorze ans, et comme le fera plus tard Rameau il produisit jusqu'à son dernier souffle : son dernier opéra, Massenzio, aujourd'hui perdu, date de 1673).

Au plan de l'intrigue, deux relations amoureuses (Apollon et Daphné, Céphale et Aurore) se superposent et s'entremêlent, dans une succession parfois déconcertante de scènes, qui associent aussi les conjoints légitimes (Titon pour Aurore et Procris pour Céphale). Les dieux interviennent directement dans l'action, avec des passions qui n'ont rien à envier aux passions humaines et en sont même parfois la caricature. Ils se manifestent parfois en personne, parfois sous de fausses identités (les opéras de Cavalli exploitent largement les travestissements), ou encore par le truchement des humains qu'ils manipulent. Des personnages secondaires, comme les nourrices ou les valets, donnent régulièrement leur sentiment à leurs maîtres sur ce qu'ils doivent faire... ou craindre ! Le comique le plus trivial côtoie ainsi le monde des dieux et des passions héroïques : l'opéra vénitien, qui succède à l'opéra de cour du début du XVIIème siècle, est avant tout un divertissement, dans une ville qui cultive le sens de la fête et de la représentation. Au plan musical, Cavalli joue avec la variété des formes du chant. Les arias ne prennent jamais le dessus en disséquant l'action en sentiments successifs, comme ils le feront plus tard dans l'opera seria : ils surgissent imperceptiblement des récitatifs, se fondent dans de longs ariosos, ou s'écartent devant un séduisant lamento, inspiré du récent Lamento della Ninfa figurant au recueil des Madrigaux de Monteverdi. Cette veine lyrique sera plébiscitée par le public, assurant au compositeur (qui est aussi à l'occasion impresario) de confortables revenus, et une renommée qui dépasse rapidement les frontières de la Sérénissime, puis de l'Italie. Son , créé en 1649, fut l'opéra le plus représenté en Europe durant tout le XVIIème siècle (sur ces différents points on lira avec intérêt la biographie de Francesco Cavalli par Olivier Lexa, parue chez Actes Sud en 2014).

La mise en scène d'Alessandra Premoli renforce la dimension surnaturelle de la présence des dieux inscrite dans le livret en faisant intervenir la magie et le théâtre d'ombres, confié à la compagnie alTREtracce. Dès le prologue, Pan, Itaton et Morphée, munis de masques et de longs habits blancs, entourent le Sommeil. Les personnages sont enveloppés de voiles par les danseurs du théâtre d'ombre, pour mieux souligner les temps forts de l'action ; parfois un danseur mime ou parodie la scène qui se passe sous nos yeux, dans une plaisante mise en abîme. Au final la métamorphose de Daphné est suggérée par un laurier placé sur l'avant-scène. Les lumières d'Ellen Paget jouent habilement des contrastes, mais dans une totale fluidité et sans excès déplaisant pour l’œil. Une atmosphère surnaturelle, magique, en phase avec l'inspiration baroque, baigne la pièce de l'ouverture au final.

Côté chanteurs le plateau se caractérise par une homogénéité de bon niveau, particulièrement adaptée à ce genre d'opéra dans lequel aucun rôle saillant ne se détache véritablement. La Daphné de la soprano Sara-Maria Saalmann affiche une légère pointe d'acidité qui souligne sa mélancolie et son désarroi face à l'insistance d'Apollon ; son grand arioso du premier acte (O più d'ogni ricchezza), chanté depuis son lit de convalescence, est un petit bijou, rehaussé des accents doucement fruités de la harpe ; elle se livre ensuite à un brillant numéro scénique, chantant le Musica dolce tandis qu'un des dieux du prologue lui applique un archet sur le corps comme s'il s'agissait d'un instrument ! Sanglé dans un costume noir à paillettes, l'Apollon de Rodrigo Sosa dal Poso a revêtu la tenue du séducteur de service. Le jeune contre-ténor (qui a chanté à Innsbruck il y a deux ans dans un opéra de Cesti : lire notre chronique Le nozze in sogno) peine un peu à poser sa voix dans les premières tirades de l'arioso du début du second acte (Discendo dall'Olimpo) mais il se reprend bien vite. Le timbre n'est pas particulièrement aigu, mais il s'avère charnu à souhait dans le médium et les graves, d'autant que le phrasé est soigné et agréable à entendre. Dans le fameux lamento du troisième acte (Misero Apollo) son chant désespéré s'émaille de longs ornements ductiles, particulièrement savoureux.

Savoureux également mais par leur comique sont les deux couples légitimes mis à mal par les chassés-croisés amoureux. Aurore intercédant auprès des dieux a obtenu l'immortalité pour son époux Titon, mais elle a oublié de solliciter pour lui l'éternelle jeunesse ! Titon chevelu et barbu, le jeune ténor finlandais Juho Punkeri tremble de toutes ses mains, atteint par la maladie de Parkinson. Son timbre est lumineux, le phrasé bien délié. Aurore, vêtue telle une starlette des années 50, lunettes de soleil incluses, lui explique qu'elle doit s'absenter pour... remplacer Apollon à la tête de son char solaire ! La mezzo italienne Eléonore Pancrazi, souffrante, joue le rôle sans le chanter, en faisant preuve au passage d'une remarquable expressivité corporelle. Ironie de la distribution c'est sous les traits de Céphale qu'elle retrouve Juho Punkeri, cette fois fringant dans son frac blanc et avec chapeau haut de forme, dans une scène d'amour aux poses très explicites, à la fin de l'acte I. Retenons encore le bel air de Punkeri qui clôt l'acte II (Mentre me n'vo), joliment orné. La jeune soprano belge Deborah Cachet incarne avec force Procris, l'épouse trompée de Céphale : son apostrophe (O spergiuro infedele), qui suit les ébats des amants, est particulièrement émouvante. Ses accents voilés de détresse sont relayés de manière muette par un cœur rayonnant derrière un court rideau blanc, auquel succédera la silhouette du tant convoité Céphale, en un saisissant final fondu au noir qui conclut avec brio le premier acte.

Les autres personnages ne sont pas en reste. On compatit au dénuement de Cirilla, qui trouve la force de se réjouir de son existence simple (le joyeux Gradita poverta, bien troussé par le jeune ténor canadien Isaiah Bell qui assure ce rôle travesti), avant de confier un rêve énigmatique au sage Alphésibée (la basse polonaise Jasin Rammal Rykala, qui lui répond à travers les graves envoûtants de son Deh quanto è più felice). L'intelligence de la mise en scène souligne joliment la dimension prémonitoire à ce passage de l'intrigue (qui ne participe pas directement de l'action, puisqu'il en annonce le dénouement) : un masque mime le récit de Cirilla, tandis que des cercles agités par des danseurs évoquent ensuite le destin ; Alphésibée est éclairé par une lanterne, qui figure aussi sa science de la divination.

Jupiter bourru, au costume blanc de mafieux et cigare au bec (!), Andrea Pellegrini a bien des difficultés à faire régner la concorde dans l'Olympe... S'appuyant sur son énergique voix de baryton-basse, il tente de calmer les récriminations de Vénus contre Apollon qui l'a autrefois outragée (Quell'insolente altero). Il lui conseille de mobiliser les ressources de l'Amour pour réaliser sa vengeance. La soprano Giulia Bolcato campe un Amour idéal, dont l’éclat cristallin goguenard fait merveille dans la scène de dispute avec Apollon à l'acte II : de sa voix flûtée elle tient vaillamment tête à l'orgueilleux dieu du soleil imbu de son mépris (Vanne, Amore). Et elle illustre son propos en le piquant... d'une seringue ! Ephémère Vénus ne cessant d'admirer sa beauté dans un miroir, la jeune mezzo allemande Isabelle Rejal nous régale principalement dans le rôle Filena au premier acte : aux mélismes tournoyants du Quel bel fior di giovinezza succèdent les accents plus menaçants du Come folle sei tu, tandis que Daphné s'enroule désespérément aux fils de son existence, tissés sur un vaste métier placé au centre de la scène.

A la tête de l'orchestre Accademia La Chimera, Massimiliano Toni mène l'intrigue avec une verve attentive à la ligne de chant. Il joue habilement des voluptueuses sonorités de la formation, dont s'échappe à l'occasion un solo (éclatant archiluth qui égrène le lamento d'Apollon) ou que couronne à l'occasion le son majestueux du cornet (pour célébrer le triomphe de l'Amour), pour donner vie à ce théâtre en musique. Les pages purement orchestrales sont un régal, en particulier la sinfonia qui ouvre le second acte. Pour récompenser les auditeurs de leurs chaleureux applaudissements, le maestro organisera une petite improvisation « jazz », clin d’œil à la complicité et à l'inventivité des musiciens pour défendre ces belles pages de l'opéra vénitien.



Publié le 10 sept. 2018 par Bruno Maury