Back to Lully - Les Eléments

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Hommage aux premières magiciennes

L’exercice de l’opéra imaginaire est désormais bien connu. S’il renvoie plutôt à une vogue récente il demeure en réalité assez proches des pratiques de l’époque baroque. Compte tenu des moyens à mobiliser et de leur coût., les représentations scéniques des opéras français s’avéraient plutôt rares, y compris à la Cour. Il était plus fréquent de proposer des extraits rassemblant les principaux airs en version « de concert » devant un public devant mobiliser ses souvenirs ou à son imagination pour en restituer les aspects visuels (qui avaient à l’époque une importance plus grande que de nos jours). La mode de ces « fragments de concert » s’est d’ailleurs considérablement développée à la cour de Louis XV (voir notre compte-rendu). Parallèlement s’est développée la cantate française, véritable opéra miniature adossé à un seul chanteur, qui expose successivement différents états d’âme, au cours d’airs entrecoupés de récits.

C’est en quelque sorte une cantate opératique qu’ont imaginé Véronique Gens et Louis-Noël Bestion de Camboulas afin de rendre hommage aux premières créatrices de rôles de magiciennes, enchanteresses et autres dames à baguette à l’Académie Royale de Musique. Dans sa notice de présentation du concert, Vincent Borel nous rappelle que « Lully, Charpentier, Desmarest et les plumes de l’Académie Royale de Musique et de Danse, trouvèrent en mesdemoiselles Saint-Christophe et Le Rochois leurs premières étoiles ». Attardons nous un peu sur ces deux interprètes.

Mademoiselle Saint-Christophe (nous ne connaissons pas son prénom, ni les dates de sa naissance et de sa mort) semble avoir fait ses débuts scéniques lors du Ballet des Arts, donné à Vincennes en janvier 1663. Elle rejoignit en 1675 l’Académie Royale de Musique (qui avait été créée en 1669, tout d’abord au profit de Pierre Perrin, puis confiée à Lully à partir de 1672). Il est probable qu’elle avait été remarquée antérieurement par le compositeur pour ses qualités lyriques. Selon les frères Parfaict dans leur Histoire de l’Académie Royale de Musique depuis son Etablissement jusqu’à Présent (parue en 1741), mademoiselle Saint-Christophe était « grande, bien faite, belle et vertueuse (...) Comme elle joignait à une voix extrêmement belle de la noblesse et du goût dans le jeu du théâtre, Lully ne balança point à lui donner les premiers rôles de la tragédie dont elle s’acquitta au mieux ». Elle fut notamment Cybèle dans Atys (1676), la jalouse Junon dans Isis (1677), Vénus dans Psyché (1678) ou encore Cérès dans Proserpine (1680). En 1682, après avoir participé à la création de Persée (dans le rôle de Cassiopée), elle obtient son congé de l’Académie et se retire à la fois de la scène et du monde : elle entre dans un couvent, où elle pouvait racheter son âme par des prières et ainsi échapper à l’excommunication qui était le lot des comédiens et autres artistes de scène (rappelons-nous la situation de Molière à sa mort).

Dès 1683 Marie Le Rochois (c. 1638 – 1728) prit la suite de mademoiselle Saint-Christophe dans les « rôles à baguette ». Vers 1678 elle est repérée par Pascal Collasse, et tente une carrière à l’Académie Royale de Musique. Comme la Saint-Christophe elle possède une voix de bas-dessus, idéale pour des rôles dramatiques. Elle est formée par Lully, qui lui confie dès 1679 le rôle de Sténobée lors de la création de Bellérophon. Et c’est encore pour elle qu’il écrit le rôle d’Armide dans l’opéra éponyme, où elle triompha (1686). Elle créa également les rôles-titres de la Médée de Charpentier et de la Circé de Desmarest. A la différence de la Saint-Christophe, louée pour sa chasteté, la Le Rochois a été moquée pour ses mœurs légères : elle sera notamment la maîtresse du duc de Sully. Elle se retire en 1697, après dix-neuf ans de carrière. Elle poursuivra toutefois une activité au service du chant, en formant plusieurs chanteuses, comme mesdemoiselles Antier et Desmatin. Autre indice de sa renommée, une pièce de viole de François Couperin lui sera dédiée.

L’agencement de cette cantate/ opéra est plutôt convaincant. Chaque acte est construit autour d’un thème marquant une progression dans le déroulé dramatique, les airs alternent avec des pièces orchestrales, respectant en cela les conventions de l’opéra français ; l’acte III évoque les Enfers, suivant là aussi un usage lyrique fréquent. Les œuvres choisies constituent une sorte de panorama du répertoire de la fin XVIIème - début XVIIIème, dans lequel les deux cantatrices se sont produites ; Le Ballet de la Paix de Rebel et Francoeur, plus tardif (1738), constitue un clin d’œil à la postérité de ces deux chanteuses : lors de sa création il faisait appel à mademoiselle Antier (formée comme on l’a dit par la Le Rochois), aux côtés notamment de mademoiselle Pélissier et du haute-contre Pierre Jélyotte.

Dès l’ouverture (reprise de Persée) l’orchestre des Surprises témoigne de son aisance dans le répertoire lyrique français : précisions des attaques, clarté des différentes parties, soigneusement articulées ; le rythme pointé du mouvement est lent est suffisamment marqué mais sans lourdeur, le mouvement rapide qui suit est empreint d’élégance. Ces qualités nous accompagneront durant tout le concert. Soulignons également le brio des parties de flûtes lors des solos, deux théorbes bien audibles dans la basse continue (et dont l’un s’efface parfois au profit d’une guitare, qui rehausse alors la ligne orchestrale de ses attaques nerveuses) : le format orchestral réduit, plutôt lui aussi du domaine de la cantate, mobilise habilement des ressources de qualité, suffisamment diversifiées pour donner à l’auditeur le sentiment d’entendre un véritable orchestre lyrique. Les équilibres sonores avec le chant sont tout à fait respectés, tant dans les airs que dans les chœurs (là aussi tenus par un effectif restreint mais à la présence saillante). Les pièces instrumentales constituent un régal pour l’oreille. Parmi les plus marquantes, citons les extraits des Eléments de Destouches et leurs étourdissante parties de flûtes, ou encore les joyeuses Canaries du Bourgeois gentilhomme et leurs sonores castagnettes.

Le premier air (Désirs, transports), extrait de Circé, confirme le retour en forme de la soprano, qui avait courageusement assuré le rôle-titre lors de la récente production de l’ouvrage complet à l’Opéra Royal il y a quelques semaines (voir notre chronique) : toujours cette fluidité du phrasé et cette même noblesse de la déclamation, mais cette fois avec une projection puissante et ferme, qui développe toute une gamme d’inflexions expressives. Le second air (O malheureuse mère), extrait de Proserpine, impressionne également par la clarté de la diction, soulignée par les scansions des deux théorbes. L’orchestre tout entier semble gagné par la fureur lors du finale du premier acte (Que tout se ressente), qui se conclut dans un chœur endiablé (Ah ! Quelle épouvantable flamme !).

C’est une véritable leçon de chant français que nous livre la soprano avec l’air d’Armide Enfin il est en ma puissance, pourtant tant de fois entendu : la noblesse de la diction s’allie à une large palette de nuances pour donner tout leurs corps aux hésitations de l’héroïne, qui balance entre fureur et amour pour Renaud. Soulignons encore le choix bienvenu de la guitare pour souligner l’invocation finale aux démons (Démons, transformez-vous en d’aimables zéphyrs). A l’acte III, l’air d’Arcabonne Toi qui dans ce tombeau (Amadis) se signale également par son interprétation magistrale comme un autre des sommets de cette cantate. Dans le même acte, l’air de Junon dans Achille et Polyxène offre un extrait apprécié de cette œuvre de Pascal Collasse, qui semble décidément tombée dans l’oubli depuis l’échec de sa création (en 1687). Dans le même esprit d’échantillon d’une œuvre aujourd’hui oubliée, mentionnons le Chœur du Sommeil, extrait de la Diane de Fontainebleau de Desmarest (1686).

La Pompe funèbre d’Alceste (La mort, la mort barbare) constitue assurément un autre des sommets lyriques de cette cantate, avec ses échanges saisissants entre la soprano et le chœur, la délicate émotion portée par les flûtes et les cordes, puis la guitare incisive qui rythme la dernière réplique de cet acte IV (Rompons, brisons le triste reste). A l’acte V, l’air de Médée Noire filles du Styx s’impose naturellement par son intensité dramatique, et déclenche aussitôt de chaleureux applaudissements du public, sans même attendre l’extrait instrumental du Ballet de la Paix prévu pour conclure la cantate.

A l’issue de celui-ci, les applaudissements éclatent de nouveau. Saluts puis rappel débouchent sur un bis qui sera très apprécié : la passacaille finale de la rare pastorale Acis et Galatée de Lully, dans laquelle Le Rochois tint le rôle de Galatée lors de la reprise à l’Académie Royale (la pièce avait été initialement commandée par le duc de Vendôme pour une fête en l’honneur du Grand Dauphin au château d’Anet.

Cette production confirme, s’il en était besoin, les qualités de Véronique Gens dans le répertoire baroque français ; elle met également en valeur les qualités orchestrales des Eléments ainsi que la pertinence des choix instrumentaux de son chef, Louis-Noël Bestion de Camboulas. Profitons-en pour rappeler que nous devrions retrouver la soprano dans ce même Théâtre des Champs-Elysées le 4 avril prochain dans une autre œuvre du répertoire français de la fin du XVIIème siècle, Ariane et Bacchus de Marin Marais, cette fois aux côtés du Concert Spirituel d’Hervé Niquet.



Publié le 27 févr. 2022 par Bruno Maury